Légalisation et réglementation du cannabis au Canada

mars 2022

En 2018, le Canada a décidé de réglementer les différents aspects liés à la consommation du cannabis. S’il est trop tôt pour tirer des conclusions définitives de ce changement – qui connaît des déclinaisons spécifiques selon les Provinces, il est déjà temps d’émettre quelques hypothèses.

Grégory Lambrette (GL) : Pourriez-vous nous préciser le contexte (politique, socio-politique, scientifique, social ou culturel) ayant présidé au changement de réglementation relatif à l’usage récréatif du cannabis depuis octobre 2018 au Canada ?

Serge Brochu (SB) : Trois commissions canadiennes se sont penchées sur la question entourant les lois sur le cannabis. La première dans les années 60-70 – en l’occurrence il s’agissait de la commission dite Le Dain – et les deux autres en 2002 et 2003 par le biais d’une commission sénatoriale et d’une commission parlementaire. Les trois rapports allaient dans le même sens :

  1. La promulgation des lois contrôlant le cannabis n’était pas appuyée sur des données scientifiques.
  2. L’usage de cannabis doit faire l’objet d’un contrôle.
  3. Le contrôle pénal n’est pas adéquat pour les usagers de cannabis.
  4. Les impacts de ce contrôle sont dans bien des cas plus dommageables que l’usage de cannabis.

Bien sûr leurs recommandations différaient. Parfois elles encourageaient la décriminalisation, parfois elles promouvaient la légalisation. Mais l’arrêt d’une logique prohibitionniste était ce qu’elles encourageaient de manière unanime.

GL : Il y a aussi eu une volonté ou à tout le moins un mouvement politique souhaitant se pencher différemment sur ce sujet, je présume. Justin Trudeau, l’actuel premier ministre canadien, l’avait d’ailleurs intégré à son programme juste avant de se faire élire. Ceci présuppose que certains partis politiques ont préféré opter pour un changement de cap par rapport aux politiques prohibitionnistes. Un virage que l’on a pu observer aux États-Unis quelque temps avant d’ailleurs.

SB : Effectivement. Mais il y a une différence que j’aimerais souligner dans la manière dont le débat s’est posé aux États-Unis et au Canada. L’évolution d’une législation favorable à un usage récréatif du cannabis dans certains États américains reposait davantage sur une dynamique économique plaçant en son cœur les lobbys pour ce qui concerne les États-Unis. Sa logique est là-bas plutôt libérale et marchande à l’égard du cannabis,  alors que le Canada s’est plutôt appuyé sur une logique de santé publique mais sans un véritable débat permettant d’amorcer ce changement de manière totalement sereine. Justin Trudeau, comme vous l’avez souligné, l’avait intégré à son programme politique lorsque celui-ci était en campagne et encore annoncé troisième dans les intentions de vote – on peut penser que ce point a joué un rôle dans son élection au poste de Premier ministre. Mais aucun débat, seule une brève consultation publique en période estivale a été proposée sur cette question. Ce « manque » a expliqué en partie l’émergence d’un mouvement « néoprohibionniste », comme je l’appelle, et qui a clairement démontré l’opposition d’une partie de la population – plus particulièrement au Québec – à l’égard de cette légalisation, du moins dans les mois qui ont précédé ou suivi la réglementation.

GL : Tout le monde n’était et n’est donc toujours pas favorable à cette loi du 17 octobre 2018 visant la légalisation, la réglementation et la restriction de l’accès à la marijuana ?

SB : Non, effectivement. Toute une série de corporations – comme les propriétaires d’appartements ou les employeurs pour ne prendre que quelques exemples –, mais également des citoyens ont souhaité réduire l’usage du cannabis dans les appartements, dans les espaces publics comme les parcs par exemple. Ce mouvement néoprohibitionniste – dont le slogan pourrait être : « Ce n’est pas parce que c’est légal que c’est permis ! » – a été en quelque sorte la conséquence naturelle d’un défaut de concertation et d’informations permettant à la population d’appréhender les tenants et les aboutissants de ce changement de paradigme.

GL : C’est manifestement l’un des écueils que rencontre le Canada aujourd’hui, cette absence de débat public qui nuit à l’implémentation de cette nouvelle législation ?

SB : Oui, ce le fut au début et c’est d’ailleurs l’un des pièges à éviter pour qui voudrait proposer une nouvelle réglementation sur ce sujet. Il est important que la population soit impliquée, consultée et informée surtout sur les avantages et les inconvénients de la consommation de cannabis, pour éviter ces tendances contraires que l’on observe aujourd’hui ici ou là. Il faut pousser à la réflexion et éviter une approche top-down imposant une décision qui n’aurait pas été assimilée et murie au sein de la société civile.

GL : Pour revenir à ce que vous évoquiez ci-dessus, il y a face à cette nouvelle législation une marge de manœuvre pour les citoyens ou les autorités provinciales de restreindre l’accès au cannabis à usage récréatif ?

SB : Chacune des provinces composant le Canada conserve en effet une certaine liberté face à cette loi du 17 octobre 2018. La province du Québec a ainsi introduit un texte législatif interdisant l’accès au cannabis récréatif avant l’âge de 21 ans ; pour les autres provinces, l’âge légal est de 19 ans, sauf dans une province où l’âge réglementaire est de 18 ans.

GL : Quelles sont les observations que vous pouvez dégager aujourd’hui près de deux ans après l’application de cette nouvelle réglementation en matière d’usage récréatif du cannabis ?

SB : Il est sans doute encore tôt pour tirer des premières conclusions ou en tout cas pour interpréter les premiers résultats observés. Des études de prévalence sortiront prochainement, mais il sera difficile d’évaluer l’évolution des données objectives. Nous avons actuellement peu d’études montrant l’impact de la légalisation sur les accidents de la route par exemple et sur l’évolution de la consommation. Les données sont de plus difficilement interprétables et imputables au cannabis. Ce que nous savons plus précisément aujourd’hui, Statistique Canada vient de publier une étude à ce sujet, c’est que le cannabis légal est désormais 80% plus cher que celui que l’on retrouve sur le marché illégal. S’il y a un meilleur contrôle de la qualité du produit, le prix proposé sur le marché légal n’aide certainement pas les acheteurs potentiels à se tourner vers le marché légal. Si l’objectif était de casser le marché noir, nous sommes actuellement loin du compte. Et je pense qu’il est difficile de faire revenir un client que l’on a perdu une fois.

GL : Outre le prix, y-a-t-il d’autres facteurs grevant l’implémentation de cette légalisation ?

SB : Oui, mais pour m’arrêter encore un instant sur la question du prix, il me paraît important de souligner que le marché officiel n’autorise pas de réductions à l’achat de plus grandes quantités, là où le circuit illégal le fait. Nous pâtissons d’une trop grande rigidité dans notre manière de procéder. Une relation s’est également instaurée entre les vendeurs « historiques » et certains clients. Une relation qu’il ne faut pas négliger et qui repose sur une connaissance de ce que les clients veulent et sur un marché aussi plus varié en matière de produits disponibles. Une certaine fidélité, une certaine habitude s’est construite avec les vendeurs illégaux, une relation que le marché officiel ne peut pas casser aussi facilement que cela. Et puis, nous avons aussi été trop lents à délivrer les permis pour la culture, à étudier le pedigree des producteurs et vendeurs si bien qu’il y a très vite eu une pénurie de cannabis sur le marché légal ; pénurie qui a été renforcée par son annonce dans les médias et qui a généré une prophétie autoréalisatrice puisque les consommateurs se sont rués dans les succursales pour acheter du cannabis et accentuer la pénurie annoncée.

GL : Il y a donc lieu d’étudier la mécanique et les caractéristiques du marché illégal pour toucher un public que l’on veut détourner dudit marché ?

SB : Oui, mais là encore les horaires des succursales sont sans doute trop rigides et contraignants. Un consommateur voulant s’acheter du cannabis à deux heures du matin ne le pourra pas à l’heure actuelle. Or s’il veut se procurer le produit à cette heure, il se tournera forcément vers le marché noir. Le constat est simple, il semblerait que la part occupée par l’État est, selon les estimations les plus optimistes, de 30%. Le marché illégal occupant la plus grande partie. Cela veut dire que ce marché noir ne doit pas forcément aujourd’hui développer de nouveaux secteurs d’activité ni tenter de toucher des nouveaux clients potentiels. Il y a donc des choses à améliorer.

GL : Qu’en est-il du taux de THC des produits cannabiques mis sur le marché officiel ?

SB : Il n’y a pas de grand débat sur le taux de THC comme je pense que cela est le cas en Europe. On trouve sur le marché des produits aux taux très variables et qui peuvent être très élevés comme avec les huiles ou les produits comestibles.

GL : Cette nouvelle législation participe-t-elle au développement des interventions psycho-sociales ?

SB : Cette législation vise à réglementer et réduire l’accès tout en insistant sur la prévention. Il est d’ailleurs entendu que l’ensemble des profits générés par le cannabis à usage récréatif doivent servir à développer et à alimenter la prévention et la recherche.

GL : Existe-t-il au Canada, comme c’est le cas en Europe un mouvement antiprohibitionniste promouvant la légalisation de toutes les substances psychotropes.

SB : Oui, mais on peut déjà constater que c’est le cas de manière indirecte en autorisant l’accès à des traitements délivrant de l’héroïne médicalisée. Il existe donc bien un mouvement sur cette question, même si le chef du parti libéral dernièrement s’y est dit opposé. Du moins pour l’instant.

GL : Pour revenir à cette nouvelle législation, a-t-on pu observer un changement de consommation chez les plus jeunes depuis octobre 2018 ? Et quelles mesures ont été mises en place pour la protection de la jeunesse ?

SB : Il est encore trop tôt pour observer un impact lié à la nouvelle réglementation canadienne en matière de cannabis. Selon Statistique Canada, il y aurait eu une augmentation de 6% de la prévalence de l’usage de cannabis au pays (usage des trois derniers mois). Toutefois, cette hausse peut s’expliquer par un certain nombre de facteurs contextuels. D’une part, la curiosité a incité plus d’un à se procurer légalement du cannabis dans des centres accrédités devenant ainsi des usagers temporaires. Plus important encore, la légalisation a réduit les stigmates associés à la consommation de cannabis et il est maintenant plus facile de révéler son usage lors de grandes enquêtes nationales. Enfin, la pandémie a fait en sorte que plusieurs Canadiens ont révélé avoir augmenté leur consommation de cannabis (d’alcool également) durant les périodes de confinement liées à la COVID 19.

GL : Y-a-t-il eu un impact en matière de poursuites judiciaires ? Puisque l’un des arguments de cette loi d’octobre 2018 était de réduire les poursuites liées à l’usage récréatif de cannabis. Ou encore, peut-on observer quelques changements et évolutions du marché noir suite à ce changement de cap ? Et est-ce que de nouvelles formes de criminalités ont émergées ou ont été impactées suite à cette réglementation ?

SB : Bien sûr, avec la promulgation de la loi actuelle, les poursuites pour possession simple de cannabis ne sont maintenant qu’un mauvais souvenir alors que l’on sait que cette infraction, à une époque pas si lointaine occupait 75% du travail policier en matière de stupéfiant. Bien plus, le gouvernement canadien a institué un système de pardon accéléré pour les personnes qui ont été condamnées pour possession simple de cannabis dans le passé. Bien sûr, la réglementation est toujours associée à certaines peines. Ainsi, il est interdit de posséder plus de 30 gr (5 gr. pour un mineur) de cannabis en public ou d’en posséder pour fins de revente. Ces infractions représentent une très faible proportion (9 par 100 000 habitants) par rapport à l’état de la situation des infractions de possession de cannabis en 2017 (106 par 100 000 habitants) ou auparavant.
On estime actuellement que les ventes légales de cannabis représenteraient entre le tiers et la moitié de l’ensemble des transactions de cannabis bien que le prix du cannabis légal soit supérieur à celui des marchés illicites.

GL : On peut d’ailleurs observer un courant poussant à la décriminalisation des « drogues illégales » comme par exemple à Vancouver actuellement. Est-ce à dire qu’une tendance antiprohibitionniste dépassant la seule question du cannabis est à l’œuvre actuellement au Québec ?

SB : Oui, il existe une tendance similaire au Canada et au Québec. Tout comme les usagers de cannabis, les consommateurs d’autres substances actuellement illégales ne sont pas des criminels du simple fait de leur usage. La population est de plus en plus consciente que les lois actuelles ne sont pas optimales pour éviter les empoisonnements liés à l’usage de drogues. Notre réglementation prohibitionniste entretient la stigmatisation des usagers. Elle les force à développer des contacts avec les milieux criminels afin de s’approvisionner. Elle favorise un usage de substances toxiques et entraîne une série d’empoisonnement (15 000 décès entre janvier 2016 et décembre 2019). Les conséquences de cette prohibition sont disproportionnées pour les personnes qui souffrent de vulnérabilité systémique.
La décriminalisation de toutes les drogues, à l’instar de ce qui se fait au Portugal, apparaît comme une alternative intéressante. Pour ma part, je crois que nous ne devrions pas nous arrêter à la décriminalisation et réfléchir à la réglementation, comme pour le cannabis, mais en suivant un modèle différent. En effet, la décriminalisation n’assure aucun contrôle de la qualité des substances consommées. Elle maintient la nécessité de s’approvisionner sur les marchés criminels, car elle n’assure généralement pas un approvisionnement sécurisé pour l’ensemble des usagers. Les quantités tolérées sont généralement trop faibles pour les usagers intensifs et, plus généralement, cette mesure maintient une attitude stigmatisante à l’égard des usagers en leur imposant des travaux communautaires, une amende ou même un traitement quasi obligatoire (Drug courts).

GL : Quel est votre sentiment général plus de deux ans après l’entrée en vigueur de cette nouvelle réglementation ?

SB : Bien que nous ayons observé un certain mouvement de recul de la population face à la réglementation du cannabis dans les mois qui ont précédé ou suivi sa mise en vigueur, ce mouvement a perdu de son ampleur devant les faits observés qui contredisaient en quelque sorte les craintes les plus vives. En effet, nous n’avons pas constaté de hausse de la consommation chez les adolescents (bien au contraire, la prévalence rapportée a été réduite), il n’y a pas eu d’augmentation des accidents automobiles liés à l’usage de cannabis et, de façon générale, la population n’a pas été incommodée par des incivilités de la part des usagers de cannabis. La réglementation du cannabis n’a certainement pas créé le chaos appréhendé par une certaine partie de la population. Pour sa part, les consommateurs de cannabis peuvent maintenant se procurer un produit de qualité certifié sans fréquenter les milieux criminels et ils n’ont plus à craindre une éventuelle poursuite criminelle. Bien sûr, l’usage de cannabis n’est pas encore «normalisé» mais l’attitude stigmatisante de la population envers les usagers semble s’estomper graduellement.