Parmi d’autres défauts, la loi du 24 février 1921 « concernant le trafic des substances vénéneuses, soporifiques, stupéfiantes, psychotropes, désinfectantes ou antiseptiques et des substances pouvant servir à la fabrication illicite de substances stupéfiantes et psychotropes » empêche le développement d’une véritable politique de réduction des risques et de promotion de la santé en matière de consommation de produits psychotropes.
Les assuétudes constituent un enjeu de santé publique reléguant en principe la répression de la détention en vue de l’usage personnel au statut d’« ultime remède ». On parle ici de la politique des trois piliers reconnue par l’accord de coopération de 2002 entre l’autorité fédérale, les Régions et les Communautés[1].
Il s’agit en principe, pour ce qui concerne la consommation de drogues, d’accorder la priorité à la prévention, ensuite à l’offre d’assistance et de soins et de réserver l’intervention judiciaire au contrôle de la production et du commerce de stupéfiants. « Soigner plutôt que punir », cette orientation serait donc davantage axée sur la santé des personnes dès qu’il s’agit d’une consommation sans autre infraction que la détention de drogues. Elle a considérablement et positivement impacté les politiques publiques menées à l’égard de la consommation de drogues, faisant de cette question un enjeu de santé publique.
Constatons toutefois l’absence d’une reconnaissance de la Réduction des risques au niveau fédéral en tant que pilier, tandis qu’elle constitue un axe d’intervention subventionné au niveau des Régions et des Communautés. Il existe d’ailleurs un Plan bruxellois de réduction des risques liés à l’usage de drogues[2], commandité en 2014 par la ministre de la Santé de la COCOF, proposant un état des lieux des pratiques et un plan d’action dans 9 milieux de vie identifiés. Elle constitue également un pilier important du Plan drogues édité par la Fédération bruxelloise des institutions pour toxicomanes (FEDITO BXL)[3].
Notons enfin que la Réduction des risques figure explicitement dans le décret COCOF prévoyant la création d’espaces de consommation au sein des services ambulatoires agréés[4], ainsi que dans l’ordonnance de la Commission communautaire commune relative à l’agrément et au financement des services actifs en matière de réduction des risques liés aux usages de drogues, conférant un cadre légal au fonctionnement des salles de consommation à moindre risque.
Ce décalage existant entre les visions des différentes entités fédérales, régionales et communautaires, crée un climat d’incertitude, un manque de clarté et de lisibilité pour des associations porteuses de dispositifs innovants tels que les salles de consommation à moindre risque, toujours illégales au regard de la Loi fédérale bien que maintenant reconnues au niveau régional. Heureusement, un tel dispositif pourra bel et bien voir le jour, mais il aura fallu pour cela un travail de sensibilisation et de plaidoyer qui aura duré plus de 20 ans.
Or vingt ans, c’est très long à l’échelle des évolutions rapides de la consommation de drogues, de ses enjeux, et dans une perspective d’en prévenir l’usage et d’offrir assistance et soins aux personnes qui en sont dépendantes. C’est aussi un délai hors normes pour une autorité publique souhaitant offrir une alternative aux scènes ouvertes de consommation et suggérer une solution pour améliorer le sentiment de sécurité de sa population. Un tel délai de latence contribue aussi au renforcement des représentations négatives exprimées à l’égard de la « figure du toxicomane », renforçant la stigmatisation, source d’exclusion et de discrimination. Nous savons par ailleurs, que l’estime de soi est un prérequis nécessaire à toute volonté, exprimée par l’usager·e de drogues dit problématique, d’aller vers un mieux-être, d’entreprendre une trajectoire de soins. L’ensemble des personnes intervenant dans le champ des assuétudes connaissent cette étape indispensable pour lever le poids de la stigmatisation et libérer la parole des bénéficiaires par rapport à leurs problèmes de santé. Car oui, aujourd’hui encore l’addiction à certaines drogues est la seule maladie visée par une loi pénale.
L’Organisation mondiale de la Santé recommande d’inscrire la lutte contre les discriminations de l’accès aux soins comme un élément majeur pour contribuer à la réalisation des Objectifs de développement durable de l’ONU. Une déclaration conjointe des Nations Unies de 2017 est explicite, dont voici un extrait : « Les lois, les politiques et les pratiques nationales peuvent aussi encourager et perpétuer la discrimination dans les établissements de soins, en interdisant aux individus de chercher à obtenir toute la gamme des services de soins dont ils peuvent avoir besoin, ou en les décourageant de le faire (…) ». Elle demande aux États de « réviser et abroger les lois punitives qui se sont avérées avoir des incidences négatives sur la santé et qui vont à l’encontre des données probantes établies en santé publique. Il s’agit notamment des lois qui pénalisent ou interdisent autrement l’expression du genre, les relations homosexuelles, l’adultère et les autres comportements sexuels entre adultes consentants ; la prostitution entre adultes consentants ; la consommation de drogues ou leur possession en vue d’un usage personnel, (…)[5] ».
Le poids de la criminalisation est effectivement lourd à l’éclairage de ces considérations, nous le confirmons au travers du prisme de nos pratiques quotidiennes. Cette déclaration est aussi nôtre, elle a aussi fondé notre adhésion aux revendications de la Campagne Unhappy Birthday en cours pour demander l’évaluation de la loi de 1921 en termes de coûts/efficacité.
La loi belge de 1921 sur les stupéfiants nous dit que les salles de consommation à moindre risque (SCMR) sont illégales, pourtant des données probantes sur ce type de dispositif socio-sanitaire nous démontrent leur efficacité pour prévenir les overdoses mortelles, réduire les comportements à risque, favoriser l’accès aux soins auprès des plus vulnérables, etc. Les données scientifiques récoltées depuis 1986, date de la création de la toute première SCMR en Suisse, confirment l’impact positif de ce dispositif de santé publique. L’Académie royale de Médecine de Belgique est favorable à la reconnaissance légale de celui-ci. Pourtant, comme témoin d’un anachronisme évident, la loi de 1921 incrimine quiconque mettra à disposition un local en vue d’y faciliter l’usage de drogues. Dans ce cas la loi belge ne contrevient-elle pas à la vérité scientifique ?
Dans les faits, Bruxelles s’est pourtant bien dotée d’un tel dispositif, après Liège, elle sera donc la seconde ville belge à innover à l’échelon local dans ce domaine. C’est une excellente nouvelle en ce qu’elle constituera l’un des chaînons manquant à l‘ensemble des dispositifs de Réduction des risques déjà existants. En effet, jusqu’ici les équipes sociales, actives dans le domaine de la santé devaient se contenter d’échanger du matériel stérile de consommation sans pouvoir offrir une alternative à la rue aux personnes déclarant n’avoir aucun autre lieu pour soulager leur dépendance. Cette situation ne pouvait pas durer éternellement.
Mais tandis que la SCMR vient d’ouvrir ses portes prochainement à Bruxelles, elle se situera encore et toujours dans une zone grise du droit belge, laissant planer un risque de poursuite, certes calculé, sur le dispositif. Rappelons ici qu’il a fallu avoir recours aux compétences implicites de la Région de Bruxelles-Capitale, compter sur une volonté de la majorité politique de la Ville de Bruxelles et sur l’approche cohérente et pragmatique du Parquet de Bruxelles pour mettre en œuvre ce nouveau projet socio-sanitaire.
La loi de 1921 et les orientations politiques qui en découlent constituent bien un déterminant de la santé. Malheureusement, nous l’avons évoqué, son impact nous paraît davantage négatif que positif. De notre expertise ressortent très clairement les considérations suivantes :
Nous recommandons très clairement d’évaluer la portée de la loi de 1921, son rapport coût/efficacité et d’entrevoir la perspective, a minima, d’une décriminalisation de la détention en vue de l’usage personnel. Nous sommes convaincu·e·s qu’une telle étape est inéluctable pour entreprendre une politique cohérente, globale et intégrée en matière de drogues, en phase avec la Déclaration universelle des droits humains, pour œuvrer en étant inclusif et ne plus laisser personne sur le bord de la route.
[1] Accord de coopération entre l’État, les Communautés, la Commission communautaire commune, la Commission communautaire française et les Régions pour une politique de drogues globale et intégrée, 2 septembre 2002. Disponible sur : https://bit.ly/3Ht4A4f.
[2] Modus Vivendi, Plan bruxellois de Réduction des Risques liés à l’usage de drogues, 2014. Disponible sur : https://bit.ly/3Ht5bD1.
[3] FEDITO Bruxelles, (Mé)usage de drogues et conduites addictives, plan du secteur spécialisé de la Région de Bruxelles-Capitale (2021-2023), juin 2021. Disponible sur : https://bit.ly/3O8O0Je.
[4] Décret modifiant le décret relatif à l’offre de services ambulatoires dans les domaines de l’Action sociale, de la Famille et de la Santé afin d’autoriser la création de salles de consommation à moindre risque, 9 mai 2019, Commission communautaire française de la Région de Bruxelles-Capitale. Disponible sur : https://bit.ly/3MUTaHD.
[5] Organisation mondiale de la Santé, Mettre fin à la discrimination dans les établissements de soins – Déclaration conjointe des Nations Unies, ONU, 2017. Disponible sur : https://bit.ly/3xUc64W.