Le milieu festif rural : une réduction des risques tout-terrain

mars 2018

Carole Laporte parcourt les différents projets que La Teignouse a mis en place afin d’agir globalement sur un territoire où les portes d’entrée vers la consommation sont fortement éparpillées. Face à de nouvelles problématiques ou aux échecs de certaines interventions, elle nous raconte comment l’équipe s’adapte.

Sous ses airs bucoliques et son vaste territoire verdoyant, la région Ourthe-Amblève est festive. Des bals de villages aux festivals de musique en passant par les soirées étudiantes, l’offre d’événements est large. S’y ajoute une forte culture de « la soirée » qui se passe dans les cafés, ainsi qu’à domicile. Souvent, ces soirées en précèdent (les before) ou en suivent une autre (les after). Enfin, si la culture festive rurale apporte une coloration particulière aux comportements des jeunes, elle souffre des mêmes maux que celle de la ville. La glorification de la consommation à outrance, le sentiment d’invincibilité, la sensation de « gérer » sont encore très, trop, présents parmi la population, quel que soit son âge. Tenaces, ils se reflètent sur le comportement de certains jeunes, dont les habitudes sont influencées par le contexte social, familial : les comportements des adultes jouent un rôle prédominant dans les habitudes de consommation.

Les lieux dédiés à la fête en milieu rural souffrent de la géographie. Notre territoire est vaste, étendu, composé de petites villes, de villages, de hameaux, souvent éloignés les uns des autres. Cet isolement associé à une offre de transport en commun maigre (bus peu fréquents, lignes mal dessinées, gares ferroviaires rarement desservies) entraînent la primauté de l’utilisation des véhicules personnels, l’automobile en tête. Le réseau routier, composé de petites nationales et de chemins de campagne sinueux, augmente les temps de trajets entre les différentes entités, lorsqu’on a la chance de pouvoir se déplacer par ses propres moyens. Pour faire la fête, les jeunes circulent d’une soirée à l’autre, souvent éloignées les unes des autres. Cet état de fait, additionné à l’inexistence ou à l’inadaptation des solutions de transport en commun, les pousse à prendre le volant. Les risques liés aux événements festifs sont donc amplifiés par la ruralité et sa réalité géographique, que la conduite soit sous influence ou non.

Nos activités de prévention ont donc été réfléchies et organisées par rapport à ces constats de terrain. Elles ont nécessité de développer des méthodologies adaptées et d’adopter des discours qui correspondent aux réalités des jeunes que nous accompagnons. Nous privilégions le travail de terrain, une présence et une visibilité maximales dans les divers lieux de fêtes ou de consommation. Le projet « Espace Futé » vise à promouvoir le bien-être de tous en milieu festif. Aller à la rencontre des jeunes, mener des actions de prévention et de sensibilisation, informer les organisateurs de soirées, commerçants, cafetiers ou responsables de clubs sportifs, promouvoir une consommation responsable, telles sont les actions menées par l’équipe de la Teignouse.

Si les jeunes ne sont pas les seuls à consommer, ils sont par contre des cibles de choix pour les personnes qui tirent un profit de leur consommation d’alcool, qu’ils soient organisateurs de soirées, propriétaires d’un débit de boisson, vendeurs ou lobbyistes. Nous cherchons dès lors à inclure toutes ces parties prenantes dans le projet, afin de s’adresser à l’ensemble du milieu festif. Dans cette optique, Espace Futé a développé plusieurs axes de travail, orientés vers les réalités propres à chaque espace1, y compris de l’aide et de l’accompagnement aux professions concernées afin qu’elles puissent mettre en place les mesures nécessaires pour que la fête continue à être synonyme de plaisir, détente et rencontres.

« Les jeunes sont des cibles de choix pour les personnes qui tirent un profit de leur consommation d’alcool (…). Nous cherchons dès lors à inclure l’ensemble du milieu festif »

ESPACE FUTÉ, TRAVAILLER AVEC LES LIEUX FESTIFS

« certains cafés sont de « vrais cafés de village » composés, essentiellement, d’une clientèle d’habitués. Les tenanciers, connaissant très biens leurs clients, jouent dès lors un rôle préventif essentiel. »

En 2004, les éducateurs de la Teignouse sont interpellés par les autorités communales et les directeurs d’école quant à l’absentéisme scolaire et à la présence de jeunes dans les cafés. Ces derniers, dans le milieu rural, sont des lieux de rassemblements festifs majeurs, avant un départ collectif vers le Carré liégeois. Une concertation entre les tenanciers de café, le politique, la police et le secteur de la prévention semble nécessaire. Qu’est-il possible de faire ? Qui peut intervenir ? De quelle manière ? Dans quel délai ? De ce travail, est né le label « Café Futé ». Après une sensibilisation du tenancier et de son personnel sur différents aspects, tels que l’âge légal pour consommer de l’alcool ou les nuisances sonores, un ensemble de mesures, urgentes ou non, sont proposées et c’est leur implantation qui permet l’attribution du label « Café Futé ». Ce label sera obtenu après la ratification entre les différentes parties prenantes d’une charte, dont  la valeur est morale. Les cafetiers bénéficient par la suite d’un accompagnement et d’un suivi de la part du personnel d’Espace Futé, afin de perpétuer les bonnes résolutions et d’éventuellement les renouveler.

Pour perdurer, cette dynamique a besoin d’être entretenue. Cependant, la réalité commerciale prend le pas sur les impératifs légaux, en particulier concernant la consommation des mineurs. Que faire si le label n’est pas respecté ? Que perd le café en cas de non-respect ? Est-ce le rôle de la prévention de contrôler le café ? Nous ne le pensons pas. L’équipe d’Espace Futé a organisé deux rencontres avec les tenanciers pour débattre de ces questions et évaluer, ensemble, la mise en place du label. Résultat : un seul tenancier s’est présenté ! C’est dire à quel point la mobilisation et dynamique étaient retombées. Reconnaissons-le : fermer son café pour se rendre à un groupe de travail, en journée ou en soirée, n’est pas rentable. Nos moyens très limités pour proposer des goodies ne nous permettent pas de susciter et d’entretenir un intérêt régulier. Face à cet échec, l’équipe a adopté une autre approche : considérer les cafés comme un lieu-relais d’informations à destination de notre public cible, les jeunes, tout en l’élargissant au public consommateur et en gardant cette approche jeune et festive.

Dans cette approche « Win-Win » où le social doit penser « marketing », pour être désirable avant d’être désiré, a émergé l’idée de la Gazette Café Futé : un magazine semestriel reprenant, notamment, des interviews des tenanciers sur des sujets liés à la vie du café. Cet outil permet d’entretenir le lien grâce à la participation des tenanciers lors du choix des sujets et durant les interviews. L’équipe d’Espace Futé est également identifiée comme ressource auprès du tenancier et de la clientèle en cas de besoin. Dans le magazine sont abordés des sujets actuels, tels que la cigarette électronique, l’interdiction de fumer à l’intérieur du café, les jeux de hasard, etc. Ces thématiques ont permis d’élargir le champ de discussion, aussi bien avec les tenanciers qu’avec les clients. « La gazette de comptoir » est toujours appréciée par le tenancier lors d’un moment creux et par la clientèle souhaitant accompagner son café d’une lecture. D’ailleurs, le magazine doit être régulièrement déposé dans les cafés car il est emporté par la clientèle. De quatre cafés futés, nous en sommes aujourd’hui à vingt-un. C’est un réel succès ! Le turn-over des gérants de cafés, voire la fermeture définitive du débit de boisson, nous oblige à actualiser très régulièrement notre listing. En effet, la crise économique n’a pas épargné le secteur.

Ces rencontres régulières avec les tenanciers permettent de construire un lien de confiance, assez « relatif »: nous ne sommes pas au quotidien dans les cafés et nous ne guettons pas « la faute ». Jusqu’à présent, aucun label n’a du être retiré sur base de constats lors de nos visites, ou ceux d’un partenaire voire même par les jeunes rencontrés lors d’autres moments festifs… Néanmoins, nous avons déjà refusé l’adhésion d’un café admettant son manque de respect vis-à-vis de la vente d’alcool aux mineurs et ne voyant aucun intérêt à participer au projet. Particularité du rural, certains cafés sont de « vrais cafés de village » composés, essentiellement, d’une clientèle d’habitués. Les tenanciers, connaissant très biens leurs clients, jouent dès lors un rôle préventif essentiel.

En 2007, les modes de consommation évoluant, notre attention est attirée sur le phénomène des before. Avant de sortir, boire à moindre prix chez un ami ou sur le parking de la soirée est plus intéressant financièrement. Ne reste plus qu’à maintenir son « niveau d’alcoolémie » par quelques boissons durant la fête… Les commerces procurant de l’alcool (grande et petite surface, night-shop, station service, etc.) deviennent alors une nouvelle cible de notre action. Apparaît, sous une méthodologie assez semblable à la précédente, le label « Commerce Futé ». Un guide est également édité, élargi à d’autres types de consommations à risques : tabac, gaz solvant, jeux de hasard, boissons énergisantes… Il contient également des conseils sur la manière de demander la carte d’identité et sur la gestion de l’agressivité instrumentale lorsqu’un étudiant-travailleur, qui représente le personnel majoritaire de ces commerces, doit refuser une vente à un autre étudiant.

En réalité, la déclinaison la plus ancienne du dispositif existe depuis les années 90. L’équipe éducative de la Teignouse se rendait en soirées, bals, festivals avec un ancien bus du TEC aménagé pour recevoir les fêtards, l’AIR Bus. Ce dispositif mobile répond particulièrement aux besoins de couvrir un large territoire et de nous adapter au calendrier des fêtes. Privilégiant le contact direct avec le public, dans leur milieu de vie, l’équipe proposait un espace d’Animation, d’Information et de Rencontre. Avec ses 900.000 km au compteur, l’AIR Bus a pris sa retraite bien méritée pour un nouveau local mobile : le Mobil’AIR, grimé aux couleurs du projet gagnant d’un concours lancé dans les écoles secondaires de notre territoire. Plus facile à conduire et ne nécessitant pas un permis spécial, il assure la visibilité et l’attractivité de « Festi Futé » lors des divers événements organisés dans la région. Il permet la distribution et l’utilisation d’outils de réduction des risques, comme des éthylotests, des préservatifs, des bouchons d’oreilles, ainsi que des brochures, flyers et affiches d’information sur la vie affective et sexuelle et, évidemment, sur les consommations.

Tout ce matériel disponible prend sens grâce aux intervenants, convaincus de l’utilité d’être au cœur de l’événement festif pour répondre aux questions des fêtards et délivrer une information « sur mesure », adaptée aux circonstances réelles ! C’est à ce moment précis que les jeunes peuvent essayer de mettre en application les conseils donnés, mais aussi en débattre entre eux, sous le regard bienveillant, et souvent amusé, de l’intervenant. La timidité des fêtards s’efface rapidement lorsque les intervenants, souriants et dynamiques, ne se positionnent pas comme « censeurs moraux » mais comme des personnes ressources, disponibles et à l’écoute, sans jugement. D’ailleurs, au fil des événements, des jeunes viennent saluer l’équipe et passer une partie de la soirée au sein du Mobil’Air pour l’ambiance conviviale qui y règne. La mobilité du dispositif permet de « fidéliser » certains jeunes et d’appuyer notre discours préventif.

Festi Futé, c’est aussi la sensibilisation du comité organisateur, deux mois avant les festivités, pour aborder l’organisation de l’événement sous ses différents aspects: sécurité, assurance, gestion du bar et de l’offre des boissons, âge légal, gestes de premiers secours, volume sonore, visibilité et attractivité des services… La condition sine qua non pour que Festi Futé et son Mobil’AIR soient présents : l’eau gratuite. L’objectif est que « la fête reste la fête »! De quatre événements, Festi Futé en honore désormais entre 15 et 20 annuellement. Il arrive que, lors d’un même weekend, l’équipe soit sollicitée à plusieurs endroits différents, nécessitant la division du dispositif.

Cette présence sur le terrain nous permet de tendre l’oreille et d’en apprendre plus sur les risques de notre public. Plus récemment, de nombreux jeunes nous ont confié participer à un tournoi ou un entraînement le lendemain d’une grosse soirée. Cependant, le peu d’heures de sommeil et leur consommation d’alcool ne leur permettent pas de jouer sobres, avec pour risque (accru) de se blesser, parfois gravement, quand ils ne les rendent pas incapables de se lever et de se rendre à l’activité. Ceux qui « tiennent » le match recommencent régulièrement à boire lors de la fameuse « troisième mi-temps », fortement ancrée culturellement. À ces témoignages, s’est jointe l’interpellation d’un directeur sportif, inquiet de cette réalité. La Teignouse a alors développé, en 2016, une réflexion autour des consommations et du sport. Projet-pilote, en concertation avec une équipe de foot, « SportiFuté » est une animation sportive autour de la consommation et de son impact sur la santé et sur les performances sportives. Une fois évaluée, elle servira de canevas pour de futures sensibilisations à plus large échelle.

Le développement de ces différents projets repose, certes, sur le dynamisme de l’équipe, mais est également tributaire de la quantité et de la qualité des partenariats noués au fil des différentes actions. De concert, et dans la limite des compétences de chacun, travaillent les autorités communales des 11 communes sur lesquelles le projet est actif, les organisateurs d’événements, les cafetiers, les commerçants, les zones de police, et désormais les clubs sportifs. Au fur et à mesure des années, grâce à une communication et à la reconnaissance de nos complémentarités, est née une réelle relation de confiance. Tous ces partenaires se sollicitent les uns les autres en cas de besoin  ou de difficulté.

Le partenariat police-prévention est, par exemple, une véritable valeur ajoutée. Chacun dans les limites de ses compétences et de son cadre dévolu, l’objectif commun est de sensibiliser les futurs conducteurs à une conduite routière responsable. Que ce soit lors des événements festifs ou, plus récemment, lors d’actions de sensibilisation à la sécurité routière dans les écoles, casquette répressive et préventive mettent ensemble leurs expériences professionnelles et académiques au service de la sensibilisation des jeunes conducteurs. Cette approche répression/prévention est bien accueillie par les jeunes qui voient les policiers autrement. Le plus important dans la mise en place de ce type de partenariat est que les acteurs qui le composent soient conscient que, seuls, ils ne détiennent pas les clefs de la solution et qu’il est nécessaire, dans le respect des compétences des uns et des autres, d’œuvrer ensemble à la résolution du problème. De même, les efforts consentis par la police, l’autorité communale, la société de gardiennage et l’organisateur pour se coordonner sur les différents dispositifs, sans toutefois être mis au courant d’éventuels contrôles à l’extérieur de l’événement festif, sont des atouts indéniables dans les actions de prévention.

Nous bénéficions aussi de contacts privilégiés avec les jeunes, les écoles, les différents mouvements de jeunesse et les maisons de jeunes : ils sont au cœur de nos actions et participent activement à la vie des projets. La dynamique participative est une constante dans nos actions. Elle demande du temps afin de respecter le rythme de chacun, mais les résultats obtenus sont ancrés, enracinés et leurs effets tangibles à long terme ! Les jeunes sont acteurs des projets, inventent des slogans, des affiches, des sous-verres. En créant les outils, avec leur langage, leur code, ils sont dès lors eux-mêmes des relais auprès de leurs pairs. Cette méthodologie génère chez eux fierté, confiance en soi, liens sociaux et solidarité. Elle permet également de (re)trouver une place dans notre société.

Cependant, reste nombre de défis à relever pour continuer à réduire les risques liés au contexte festif chez les jeunes. Conscientiser les adultes trouvant un bénéfice financier à la vente d’alcool reste un travail de longue haleine. Un événement peut être festif tout en restant vigilant quant aux consommations des participants et à leur âge. Les convaincre nécessite de démontrer que cela ne demande ni plus de temps, ni d’énergie de proposer différents services, gratuits, à la clientèle, qui appréciera et se fidélisera. Ce travail intègre de les aider à trouver un juste milieu entre le gain financier et l’éthique, à renforcer la responsabilité de chaque adulte vis-à-vis d’un jeune en découverte de sensations, sans pour autant se montrer trop moralisateur. Le travail de sensibilisation s’adapte aux réalités des consommations en 2018 : poids des lobbys alcooliers ; sur  les alcopops ; les boissons énergisantes ; les nouvelles drogues de synthèse. Enfin, nous sommes attachés à ne pas faire peser le poids de la prévention sur les épaules de nos jeunes, alors que l’alcool est culturellement ancré dans nos habitudes de vie. Accompagner, communiquer, sensibiliser, dédramatiser, parfois sévir…mais faire confiance à notre jeunesse, qui expérimente… et apprend.

« Le guide Commerce Futé contient également des conseils sur la manière de demander la carte d’identité et sur la gestion de l’agressivité instrumentale »


1. Ces projets s’inscrivent dans le Plan Stratégique de Sécurité et Prévention, outil du SPF Intérieur à la disposition des communes favorisant le bien-être de tous en luttant contre le sentiment d’insécurité.