Être jeune à la campagne, c’est relax …

mars 2018

Bien souvent, dans l’imaginaire collectif, être jeune en milieu rural apparaît comme une réalité de vie plus apaisante, plus facile qu’en milieu urbain, plongée dans un cadre de vie enchanteur. Derrière cette façade, se cacheraient des réalités de vie complexes pour certains jeunes. Qu’en est-il ? Voici un tour d’horizon non-exhaustif et subjectif des particularités du travail avec les jeunes en milieu rural.

Il y a quelques années, plusieurs AMO1 de la province de Luxembourg, accompagnées du sociologue Daniel Bodson (UCL), s’étaient réunies pour tenter de faire émerger les spécificités de leur travail en milieu rural. Au final, il s’avéra qu’il fût compliqué d’identifier ces particularités. Car, si les jeunes en milieu rural vivent des réalités quotidiennes demandant aux professionnels d’adapter leurs modes d’intervention, ils sont d’abord confrontés, d’une manière ou d’une autre, aux mêmes problématiques que leurs pairs vivant en milieu urbain. Cependant, ces problématiques prennent une forme différente, parfois avec une acuité accrue, insoupçonnée, voire inattendue.

DES FOSSÉS À COMBLER

L’obstacle le plus flagrant est évidemment celui des distances à parcourir au quotidien : aller à l’école, rencontrer ses amis, sa famille, participer à des activités sportives, culturelles, etc. Si une offre de transports scolaires existe, ceux qui veulent développer une vie sociale extérieure à l’école doivent compter sur leurs parents, parfois véritables « chauffeurs » au quotidien, ou sur le covoiturage avec des voisins ou des proches. Pour d’autres, cette réalité est bien plus complexe, notamment lorsqu’ils ont un réseau social peu étendu, des parents peu disponibles, possédant peu de moyens de locomotion ou financiers.

Cet enjeu de l’accessibilité est d’autant plus important qu’un isolement géographique peut très vite se transformer en isolement social. Dès lors, il incombe aux services sociaux et au secteur associatif de se rendre mobiles pour rencontrer leur public, aller vers lui, le soutenir dans sa participation en mettant en place des dispositifs qui le permettent. Dans beaucoup d’AMO en milieu rural, il s’agit d’une préoccupation quotidienne. Nous allons rencontrer les jeunes là où ils sont, sans attendre d’eux qu’ils nous rejoignent là où nous sommes. Cette affirmation est à entendre sur plusieurs niveaux de lecture : sur un plan géographique, mais aussi sur nos éventuelles attentes de mobilisation, sur le cheminement dans lequel certains jeunes sont en mesure de s’inscrire ou non, etc. Ces distances à parcourir constituent une contrainte supplémentaire, pour les jeunes et pour les adultes qui les accompagnent.

Par ailleurs, de manière concrète, ces fossés à combler le sont aussi en termes d’accessibilité aux services publics, aux services sociaux. Comment demander à un jeune en décrochage scolaire de rejoindre un service d’accrochage scolaire qui nécessite de prendre plusieurs transports en commun durant plus d’une heure, alors qu’il est déjà pour lui difficile de reprendre le chemin de l’école ? Beaucoup de services s’efforcent donc à organiser des permanences décentralisées ou travaillent de manière ambulatoire, à la demande. À ces pratiques s’ajoute la nécessité de penser un maillage entre services et de s’assurer – ou a minima tenter – de couvrir l’ensemble des besoins des jeunes, quitte à parfois dépasser les missions respectives de chacun. Même si cela demande beaucoup d’énergie, offrir aux jeunes cette accessibilité est primordial. Ce positionnement implique donc un enjeu crucial : bien connaître les institutions du territoire sur lequel on intervient et collaborer ouvertement avec les autres services.

Enfin, si ce travail en milieu rural occasionne un grand nombre de déplacements pour accompagner les jeunes et leurs familles, il ne faut pas les voir comme une seule perte de temps : ces trajets sont aussi synonymes de moments de rencontre et d’échange. Bien souvent, ils sont l’occasion de « bavarder » avec le jeune de manière plus informelle que lors d’un entretien classique. Le paysage qui défile, le fait de ne pas être en vis-à-vis permettent parfois une parole « libérée » et d’en apprendre beaucoup l’un de l’autre.

« Comment demander à un jeune en décrochage scolaire de rejoindre un service d’accrochage scolaire qui nécessite de prendre plusieurs transports en commun durant plus d’une heure, alors qu’il est déjà pour lui difficile de reprendre le chemin de l’école ? »

ÊTRE L’AUTRE, ÊTRE DIFFÉRENT

Une autre composante de la vie en milieu rural est le manque d’anonymat. Alors qu’on décrie souvent les grandes villes pour leur anonymat exacerbé, son manque peut parfois être très pesant en milieu rural, où le regard des autres est prégnant et où l’identification et la catégorisation sont rapides. Tout le monde se connaît, les rumeurs circulent et on peut très vite être identifiés, catégorisés. L’« originalité » et les différences culturelles, au sens large, parfois défendues et valorisées dans les grandes villes, deviennent des stigmates potentiels à la campagne.

Depuis quelques années, plusieurs centres de demandeurs d’asile se sont installés dans des complexes touristiques délaissés, doublant parfois la population de certains villages. Or cette dernière fut peu confrontée à une cohabitation avec des personnes de cultures différentes, et témoigne parfois d’un sentiment d’envahissement. L’intégration de ces nouveaux venus ne s’est pas toujours faite sans heurts, suscitant, réveillant la peur de l’autre.

Cette peur se manifeste aussi envers des populations « belgo-belges ». Tout qui provient de quartiers stigmatisés ou simplement d’une commune plus « lointaine », peut devenir l’autre, celui que l’on ne connaît pas et qui suscite la méfiance. Cette suspicion sera encore accrue si cet étranger a un mode de vie original, particulier, ou s’il provient d’une famille précarisée. Cette marginalité, choisie ou imposée, est d’autant plus difficile à assumer en milieu rural à cause du regard des autres. On en devient quelquefois les « barakis du village » ou les « gens bizarres ». Ces stigmates se répercutent alors dans toutes les dimensions de la vie quotidienne : à l’école du village, dans les petits commerces fréquentés, etc.

LE POIDS DE SON HISTOIRE, DE SON PARCOURS

La stigmatisation peut aussi poursuivre celui qui en est porteur. Combien de fois n’avons-nous pas entendu une forme de déterminisme social oppressant, comme des rapprochements faits entre deux jeunes d’une même famille, supposant des mêmes fonctionnements individuels, des parcours personnels forcément similaires ? De même, lorsqu’un jeune ou une famille sont disqualifiés auprès d’un service d’une commune et qu’ils déménagent, leur histoire les poursuit parfois. Le réseau de travailleurs sociaux est très restreint : ceux-ci se connaissent souvent, des liens se font, mais pas toujours au bénéfice du jeune. Par exemple, lorsqu’une rupture a lieu avec un travailleur social ou un service, cette dernière peut laisser des traces dans le parcours à venir du jeune. Ce dernier et/ou sa famille risqueront peut-être également d’être perçus négativement par les services sociaux ensuite.

Cette dimension est d’autant plus présente face à une offre de services limitée, contraignant le jeune à chercher l’aide nécessaire au-delà. En effet, lorsqu’un jeune se fait exclure d’une école secondaire et que peu, voire aucune autre école ne propose la même filière ou option ; lorsqu’une seule société de logements sociaux couvre un large territoire, le jeune en rupture devra parcourir de nombreux kilomètres afin de poursuivre sa scolarité ou pour se loger.

A contrario, soyons de bon compte : des intervenants qui collaborent régulièrement et qui ont une connaissance réciproque et mutuelle des possibilités institutionnelles proposent aussi des pistes d’intervention appropriées, individualisées et peuvent ainsi bien cibler l’accompagnement vers le service, voire même vers le travailleur le plus judicieux. En outre, ce réseau de professionnels peut parfois pallier un réseau familial du jeune éventuellement peu étendu. La connaissance des institutions, du public et du territoire par les travailleurs sociaux est un levier d’actions.

LA SOLIDARITÉ ENTRE RURAUX

Il s’agit là également d’un stéréotype souvent véhiculé à propos des populations rurales : tous les villageois seraient solidaires au sein d’une même communauté face à l’adversité. En fait, ce stéréotype est vrai et faux à la fois. Tout dépend du type de villageois que l’on est. Ce degré de solidarité sur lequel on peut compter n’est pas tant lié à une classe socio-économique « rurale », « villageoise », mais plutôt à l’enracinement et aux liens que le jeune et/ou sa famille ont pu construire. L’enracinement peut parfois prendre beaucoup de temps. Cependant, une fois celui-ci acquis, un jeune ou une famille pourront compter sur une entraide de leur entourage, lequel a bien souvent la même position socio-économique. Ainsi, des solidarités se développent auprès d’enfants, de jeunes demandeurs d’asile intégrés dans leur école depuis de nombreuses années et ayant pourtant reçu un ordre de quitter le territoire.

LES RÉSEAUX SOCIAUX, POUR LE MEILLEUR ET POUR LE PIRE

Les nouvelles technologies de l’information et de la communication peuvent être un bel outil pour compenser les distances et la limitation des offres de services. Non seulement véritable vecteur de rencontre et d’échange, elles permettent également de faciliter la vie quotidienne tant pour les jeunes que pour les travailleurs sociaux dans les démarches à réaliser, en augmentant les possibilités de communication. Certaines AMO rurales pratiquent des permanences « virtuelles » par le biais d’internet et des réseaux sociaux.

À côté de ces apports, leur utilisation à des fins moins nobles se colore de la teinte rurale : le cyber-harcèlement, problématique devenue commune à tous les milieux de vie, prend des proportions particulières dans un environnement où tout se sait.

LE DÉFI DE LA PARTICIPATION

Pour conclure, nous aimerions insister sur l’importance de faire avec les jeunes. Si ce défi se pose à toute personne travaillant avec des jeunes, il est d’autant plus prégnant en milieu rural. Au-delà d’une offre de loisirs et de mobilité plus réduite, certains jeunes sont parfois désenchantés. Ils pensent que certains projets collectifs ou parcours personnels ne leur sont pas destinés. Cette position s’est surtout développée face aux pouvoirs publics et dans ce qui est ressenti comme un désinvestissement de la part de ces derniers dans le milieu de vie de ces jeunes. Sentiment sans doute également partagé par les jeunes de certains quartiers des grandes villes.

Les éléments parcourus dans cet article, importants à prendre en compte, conduisent les travailleurs sociaux à travailler de manière intégrée, à bien connaître le réseau local, mais surtout à faire preuve de créativité et parfois aller au-delà de leur missions initiales.

« Le réseau de travailleurs sociaux est très restreint : des liens se font, mais pas toujours au bénéfice du jeune (…) lorsqu’une rupture a lieu avec un travailleur social ou un service, cette dernière peut laisser des traces dans le parcours à venir »

1. Une AMO est un service d’aide à la jeunesse en milieu ouvert, à visée sociale et éducative.