It’s the economy, stupid !

mars 2021

La phrase est devenue un classique de la politique américaine : en 1992, James Carville, conseiller du candidat Clinton résume ce qui fera gagner son patron dans un pays en pleine récession économique : « It’s the economy, stupid ! ». Et si en matière de décriminalisation des drogues, c’était la même logique qui finissait par s’imposer.

Depuis que le président Nixon a formellement déclaré la guerre à la drogue en 1971, les États-Unis ont dépensé plus de 1000 milliards[1] de dollars dans un combat perdu d’avance. Alors que les Américains continuent à débourser annuellement 150 milliards de dollars[2] pour acheter des substances illégales, la question se pose en effet de savoir comment gagner une guerre quand la fraternisation avec l’ennemi est à ce point répandue.

La très vaste majorité des analyses économiques sur le sujet attestent en effet l’échec des politiques prohibitionnistes à atteindre leurs objectifs affichés. Bien au contraire, la distribution sur le marché noir a comme effet d’enrichir ceux qui contrôlent le circuit de production et de distribution au détriment d’à peu près tout le reste de la société. Les marchés noirs constituent depuis longtemps un des sujets d’étude de prédilection des économistes et les analyses empiriques viennent corroborer les projections théoriques : avec une demande très inélastique (le consommateur est particulièrement insensible à une augmentation des prix et celle-ci ne réduit donc que très marginalement la demande) et des barrières à l’entrée très élevées qui créent de fait un marché oligopolistique, tout est en place pour assurer des résultats à la fois injustes et inefficients. Reste à demander par quel étrange miracle le marché des drogues soit le seul qui ait échappé aux vagues de libéralisation de ces dernières décennies et pourquoi les gouvernements, généralement si prompts à écouter les conseils des économistes, leur sont restés sourds dans ce domaine spécifique – et quasi uniquement dans celui-là…

« Comment gagner une guerre quand la fraternisation avec l’ennemi est à ce point répandue ? »

Le consensus de la London School of Economics

Loin de constituer un rassemblement de « gauchistes culturels » qui se seraient lancé dans un plaidoyer pro domo en faveur de la légalisation de leurs pratiques personnelles, le groupe d’experts concernant les aspects économiques des politiques en matière de drogue de la London School of Economics rassemble au contraire une série de notables et d’académiques de haut vol, dont certains sont peu connus pour leurs engagements progressistes : parmi ces 21 experts, figurent notamment trois Prix Nobel d’économie (Kenneth Arrow, Thomas Schelling et Olivier Williamson), un ancien président de Pologne (Aleksander Kwasniewski), le vice-premier ministre britannique de l’époque (Nick Clegg) et un ancien secrétaire d’État américain sous Reagan (George Shultz). Le rapport qu’ils ont produit en 2014 est sans appel : la stratégie mondiale de prohibition « a produit des résultats massivement négatifs et d’énormes dégâts collatéraux [dont] l’incarcération de masse aux États-Unis, des politiques particulièrement répressives en Asie, une corruption de grande ampleur et une déstabilisation politique générale en Afhanistan et en Afrique de l’Ouest, de la violence politique incontrôlée en Amérique latine, une épidémie de HIV en Russie et une importante pénurie globale de médicaments contre la douleur[3] ».

Le rapport estime ainsi que, dans le contexte actuel, l’héroïne et la cocaïne ont une marge bénéficiaire de respectivement 1 280 et 2 302 %[4] – des chiffres qui ne signifieront sans doute pas grand-chose pour les non économistes, mais qui prennent tout leur sens quand on les compare aux marges rencontrées habituellement dans une économie de marché, en fonction du caractère plus ou moins concurrentiel des secteurs concernés. Elles oscillent par exemple entre 5 % pour l’argent et 69 % pour le café[5]. S’il est habituel de comptabiliser le coût de mise en œuvre des politiques répressives et d’évaluer les dégâts qu’elles provoquent en termes, par exemple de difficultés d’accès aux soins, le rapport de la LSE insiste également sur les coûts d’opportunité[6] gigantesques qu’induisent ces marges démesurées – autrement dit sur les sommes considérables qui sont déboursées par les consommateurs pour se fournir en produits et qui pourraient être affectées à d’autres sources de bien-être si les prix pratiqués correspondaient aux coûts de production augmentés d’une marge « normale » dans une économie de marché.

Mais au-delà des coûts d’opportunité pour les consommateurs, ce sont évidemment ceux qui affectent les gouvernements qui s’avèrent les plus colossaux. Dans un article publié par le très conservateur Cato Institute, les chercheurs Jeffrey Miron et Katherine Wadlock ont ainsi estimé que la légalisation de l’ensemble des drogues permettrait d’économiser annuellement 41,3 milliards de dollars aux autorités publiques américaines, tout en générant 46,7 milliards de dollars en recettes fiscales[7]. Si pareille évaluation n’a pas été menée pour la Belgique, une simple règle de trois basée sur la population respective des deux États donne un résultat d’environ 1,2 milliard d’euros d’économie et d’1,35 milliards d’euros en recettes. Malgré tous les grains de sel avec lesquels prendre une telle comparaison brute, elle devrait au moins permettre, au moment où nous traversons la plus grave crise économique depuis la guerre de susciter un débat jusqu’ici étouffé.

[1] PEARL, B. Ending the War on Drugs : By the Numers, Center for American Progress, 27 juin 2018. Accessible sur le site du Center for American Progress : https://bit.ly/3uyjcIe.

[2] MIDGETTE, G. et al., What Americas’s Users Spend on ILLEGAL Drugs, 2006-2016, Rand Corporation, 2019. Accessible sur le site de Rand : https://bit.ly/3fdKcqd.

[3] The LSE Expert Group on the Economics of Drug Policy, Ending the Drug Wars, LSE Ideas, 2014, p. 3. (Notre traduction). Disponible sur le site de la LSE : https://bit.ly/3tDBGG7.

[4] The LSE Expert Group on the Economics of Drug Policy, op. cit., p. 19.

[5] The LSE Expert Group on the Economics of Drug Policy, op. cit., p. 19.

[6] Le coût d’opportunité (de l’anglais opportunity cost) désigne la perte de biens auxquels on renonce lorsqu’on procède à un choix, autrement dit lorsqu’on affecte des ressources disponibles à un usage donné au détriment d’autres choix.

[7] MIRON, J., WADLOCK, K., The Bugetary Impact of Ending Drug Prohibition, Cato Institute White Paper, 2010. Disponible sur le site du Cato Institute : https://bit.ly/3uFjjlj.