Accro à l’excès

octobre 2019

INTERACTIONS ENTRE SPORT ET PRATIQUES ADDICTIVES

Interview de Manuel Dupuis – psychologue du sport et spécialiste des dépendances, Psychosport et à l’Orée1 – par Caroline Saal.

Les sportifs de haut niveau sont un public à risque d’usages de drogues problématiques. Pourquoi ? Comment prévenir ces usages ? Psychologie du sport et prévention des dépendances possèdent un objectif commun : décentrer du comportement problématique pour diversifier les ressources de la personne. Vous ne regarderez plus les Jeux Olympiques de la même manière.

Plusieurs études témoignent d’une surreprésentation des personnes ayant eu une activité sportive intense dans les centres de soin des usages problématiques de drogues (2). Au début du XXIe siècle, elles représentaient environ un tiers des personnes témoignant d’une dépendance à l’alcool ou à l’héroïne. Cependant, seule une minorité d’entre elles ont recouru au dopage. Leurs problèmes d’addiction ne découleraient pas d’une consommation de produits antérieure, mais de l’arrêt de leur activité sportive (3).

Après avoir présenté les hypothèses sur cette corrélation, cet article aborde plusieurs pistes pour remettre le sport de haut niveau à sa juste place.

« Les sportifs performants dans le long terme ont une motivation intrinsèque et personnelle : ils aiment l’activité en elle-même, le contact social, le milieu. »

LE PLAISIR DE LA PERFORMANCE SPORTIVE

Deux hypothèses permettraient d’expliquer que les sportifs soient des profils à risques.

1. La recherche de la dopamine

Quel est le point commun principal entre la pratique sportive intense et la prise de psychotropes ?

L’activation du système dopaminergique. « Après un bon match ou un bon entraînement, les sportifs ressentent un sentiment d’accomplissement, une satisfaction, explique Manuel Dupuis. Le circuit de la récompense est déclenché ». En effet, le sport intense entraîne la libération de différents neurotransmetteurs et neuropeptides (4), et active les régions cérébrales impliquées dans les sensations de plaisir. Dont la dopamine, ce neuromédiateur du plaisir aussi appelé « hormone du bonheur », aujourd’hui considérée comme au centre du processus addictif.

Pour l’écrire de manière simplifiée : en raison des sensations qu’elle procure, les êtres humains cherchent à l’activer, en reproduisant un des comportements qui l’ont libérée. C’est le cas de la prise des psychotropes, mais aussi d’autres comportements comme le sport.

L’activité physique libère aussi des endorphines, un neuropeptide opioïde endogène qui provoque une sensation de relaxation, voire d’euphorie (5). Marquer un but, inscrire des points produit également de l’adrénaline. Le cocktail de ces différentes hormones procure des sensations de bien être et de plaisir. Elles vont motiver le sportif à répéter le comportement. Plus un sportif engrange un résultat, plus il essaiera de l’obtenir à nouveau. Mais comment faire pour revivre ces sensations une fois la carrière achevée ?

2. L’omniprésence du sport et le culte du résultat

À la fin de sa carrière, le sportif connaît une « désocialisation brutale (6)». Celle-ci constitue un facteur de risque d’usage de drogues problématique, exponentiel en l’absence de ressources sociales mobilisables. Toute la semaine d’un sportif est rythmée par le sport, les entraînements à répétition, les compétitions. À l’instar des comportements addictifs, tout tourne autour d’une activité. « Quand les blessures surviennent, quand la carrière s’arrête, les joueurs sont confrontés à l’ennui. Ceux qui ne savent pas affronter le vide, courent un risque de ne pas savoir gérer les pauses ni l’après-carrière », explique le psychologue du sport.

Or la culture du sport encourage ceux qui rêvent à un avenir professionnel à s’investir sans répit dans leur activité. Ainsi arrive l’excès : le sport de haut niveau oblige à dépasser ses limites. Il faut être parmi les meilleurs, pour le prestige ou pour obtenir et conserver un contrat professionnel.

C’est d’autant plus problématique que le rêve restera inatteignable pour la grande majorité d’entre eux. Parmi ceux qui atteignent un certain niveau de jeu à l’adolescence, environs 80 % ne performeront plus, une fois en catégorie « senior ». Si le rêve et l’espoir sont de formidables moteurs, les sportifs gagnent à rester les pieds sur terre. « L’entourage du joueur est important. Certains parents soutiennent leur enfant, parce que l’enfant prend du plaisir, mais aussi par motivations financières. La réussite du joueur ou de la joueuse devient une réussite familiale. C’est important de garder des attentes réalistes. »

Outre les déceptions éventuelles, le sur-investissement du sport au détriment d’autres sources de développement et de satisfaction laisseront esseulés les sportifs qui voient leur activité s’arrêter.

« Une vie familiale, des centres d’intérêt variés, des activités et des relations sociales hors milieu du sport agissent comme des facteurs de protection et contribuent à la création d’un rapport sain avec le sport intensif, en favorisant une sortie de carrière réussie, en particulier si un projet professionnel a été préparé. »

LE SPORT DE HAUT NIVEAU À SA JUSTE PLACE

Se focaliser sur les motivations internes

« Les sportifs performants dans le long terme ont une motivation intrinsèque et personnelle : ils aiment l’activité en elle-même, le contact social, le milieu », explique Manuel Dupuis.

Les psychologues du sport – préférez coach ou préparateur mental dans le milieu sportif – cherchent à dès lors à détacher les joueurs de la performance-résultat pour privilégier la performance-processus, c’est-à-dire l’accomplissement de la tâche et les habiletés qu’elle requiert (concentration, gestion du stress, gestion des distractions, motivation renforcée, regard autocritique sur la performance).

«  Deux éléments sont primordiaux : le contexte sociologique, soit le milieu du sport et ses exigences – qui varient d’un sport à l’autre – et la personnalité du joueur ou de la joueuse. L’interaction entre le milieu et la personnalité va être centrale. Certains joueurs savent facilement prendre du recul par rapport à la compétition, aux attentes de leur entraîneur, à la pression du milieu ; d’autres, moins », constate Manuel Dupuis.

Il ajoute que la pression arrive de plus en plus vite dans le parcours du jeune sportif depuis une dizaine d’années : « Le statut d’élite est déterminé très tôt. Le train de vie est surchargé ; dès l’âge de 10 ans, les joueurs partent en compétition à l’étranger. Beaucoup seront dans une optique de quantité : s’entraîner beaucoup et vite, pour gagner beaucoup et vite. A répétition, cette pression provoque beaucoup de stress, de déconcentration, un épuisement, donc de l’improductivité. Les jeunes arrivent en consultation avec des symptômes somatiques (maux de ventre, troubles du sommeil…). »

Aux motivations extrinsèques à la pratique du sport (plaire aux parents, satisfaire l’entraîneur, correspondre aux exigences de résultats, faire ce qui est attendu …), les motivations personnelles et intrinsèques seront privilégiées : prendre du plaisir, voir ses amis, avoir le sentiment de s’accomplir, réaliser une activité ludique. L’objectif central doit rester l’épanouissement. « Un objectif de résultat peut être motivant mais sans devenir une obsession. On met des choses en place pour l’atteindre, on l’adapte. » Il s’agit de déterminer des objectifs pertinents, soit en lien avec le processus, la performance ou les résultats, et de se focaliser sur la qualité de l’activité, plutôt que sur la quantité.

Diversifier les ressources des sportifs

Parmi les profils des sportifs, certains alertent plus que d’autres : ceux qui n’ont pas diversifié leurs activités et ceux fragiles par rapport à la compulsion, au besoin d’agir. Généralement, ils dépassent leurs limites, minimisent leurs blessures, s’intéressent peu aux autres pans de leur vie, gèrent difficilement la frustration ou ne se préoccupent pas des conséquences négatives de leurs pratiques sportives. « Quand l’activité sportive s’arrête, à la suite d’une blessure par exemple, ceux qui entretiennent une relation fusionnelle avec le sport commencent à boire, dépriment ou sortent beaucoup. Ils veulent passer le temps, mais ne savent pas comment. Les problèmes peuvent s’incarner de multiples manières : prise de poids, anorexie, dépression, usage problématique d’alcool ou de psychotropes…  »

Pour prévenir ces périodes difficiles, c’est le rôle des encadrants de diversifier les ressources du sportif. Une vie familiale, des centres d’intérêt variés, des activités et des relations sociales hors milieu du sport agissent comme des facteurs de protection et contribuent à la création d’un rapport sain avec le sport intensif, en favorisant une sortie de carrière réussie, en particulier si un projet professionnel a été préparé.

Le rôle du psychologue du sport rejoint celui des acteurs de prévention : se défocaliser du « produit », renforcer les ressources intérieures, définir des objectifs quotidiens, telle qu’une activité bénévole ou encore l’entretien des relations sociales.

L’échiquier : un outil pour aborder les dépendances

Cet outil pédagogique créé par Prospective Jeunesse aborde de manière non frontale la question des dépendances, avec ou sans produits. Il a pour objectif d’aider à construire une certaine idée de la santé et du bien-être comme équilibre entre les différentes ressources qui répondent aux besoins de la personne.
Il a l’avantage de pouvoir être utilisé aussi bien avec des publics jeunes, qu’avec des adultes ou des professionnels. Son approche visuelle permet de rendre accessible à tous les publics les principales notions de promotion de la santé, telles que la dépendance, la question des usages problématiques, l’équilibre, le bien-être, etc.

Interroger la performance

Dans une société qui incite constamment à l’action, comment prendre du recul ? Le fonctionnement de production et le rapport au travail axé sur les « bons chiffres » sont aussi des facteurs de risques. Le psychologue du sport peut aussi travailler les représentations des sportifs, les aider à se confronter à la limite et développer des moyens de gérer la frustration. « Avoir envie de faire quelque chose et ne pas le faire, c’est un apprentissage dans une société de consommation », commente Manuel Dupuis.

Cette injonction de performance contamine la thérapie elle-même. « Pour beaucoup, il s’agira d’éradiquer le problème. Par exemple, en cas de burn out, le médecin peut prescrire quatre séances de thérapie et évaluer l’efficacité par la disparition du symptôme dans un délai rapide. Ça ne marche pas comme ça ».

Réussir la reconversion des sportifs

Que deviennent les champions d’hier une fois le maillot rangé au placard ? La période après carrière est tabou et moins médiatisée, hormis quelques « descentes aux enfers » à sensation. Or la reconversion est capitale. Alors qu’ils sont particulièrement encadrés pendant leur carrière sportive, les voilà souvent livrés à eux-mêmes. Le Comité olympique belge a développé un « Athlete Career Programme » afin d’accompagner ces futurs travailleurs, soit en trouvant un travail compatible avec la pratique sportive, soit en préparant l’après. La promotion des projets professionnels parallèles doit cependant s’accompagner d’une réflexion sur les conditions de travail des sportifs. Si ceux-ci dépassent leurs limites, c’est aussi pour s’assurer des revenus, souvent incertains (7).

Envie d’en savoir plus ?

Retrouvez en ligne le numéro 53 spécial de Drogues |Santé | Prévention, Sport et dépendances en ligne sur notre site internet : https://prospective-jeunesse.be/revues/n-53/


1. Psychosport est une asbl créée en 2005, qui propose des consultations et des conférences à destination des sportifs, essentiellement des jeunes, et des sportifs de haut niveau. L’Orée est un centre de jour pour personnes dépendantes à des psychotropes.

2. Par pratique intense, s’entend pratique quotidienne, d’au moins deux heures. Dupuis Manuel, « Arrêt du sport intensif et toxicomanies. Constats, hypothèses et pistes d’actions », in Drogues |Santé | Prévention, Sport et dépendances, n° 53, décembre 2009, p. 23-25.

3. Dupuis Manuel, « Arrêt du sport intensif et toxicomanies. Constats, hypothèses et pistes d’actions », in Drogues |Santé | Prévention, Sport et dépendances, n° 53, décembre 2009, p. 23-25.

4. Un neuropeptide est un composé chimique sécrété par un neurone, qui joue le rôle de neuromodulateur, c’est-à-dire de transmission d’informations. Ils agissent par exemple sur l’appétit, le sommeil, l’éveil, la douleur, le plaisir…

5. Les endorphines sont un analgésique. Le terme « endogène » signifie qu’elles sont produites naturellement par le corps.

6. Pereti-Wattel Patrick, « Pratiques sportives et usages de drogues », in Face à face. Regards sur la santé, [En ligne], 11, 2011, http://journals.openedition.org/faceaface/610

7. AUBEL Olivier et OHL Fabien, « Le sportif en travailleur face à la lutte anti-dopage. Éléments de critique et propositions », in Sciences et motricité, n° 92, 2016, p. 33-43.