L’école du « vivre ensemble », une utopie en marche ?

juillet 2017

> Entretien avec Bruno Humbeeck, psychopédagogue et auteur, réalisé par G. De Combrugghe.

 

Pourquoi l’école a-t-elle tant de mal à assumer la fonction émancipatrice et réductrice des inégalités sociales qui fait partie de ses missions ? La question ne date pas d’aujourd’hui. Alors que notre système scolaire perpétue la discrimination sociale et la violence qui va de pair, l’arrivée des nouvelles technologies relance le débat sur le harcèlement.  Comment soutenir les enseignants et leur redonner les moyens d’agir pour faire face à cette violence visible et invisible ? La rencontre avec Bruno Humbeek nous livre des pistes d’actions concrètes pour sortir de cette mécanique scolaire.

D’après votre expérience en tant que psychopédagogue, qu’avez-vous pu observer en termes d’évolution au cours de ces vingt dernières années au sein du système scolaire1?

Je pense que les mutations que l’on observe au sein de l’école sont celles de la société. Le système tout entier produit de la violence symbolique par le modèle ultra compétitif et sélectif qu’il impose. Ce qui engendre des dominants et des dominés et les conditions favorables au déploiement d’une violence à l’école. L’école étant le vrai laboratoire du vivre-ensemble, nous savons maintenant que les stratégies éducatives que nous sommes amenés à mettre en place actuellement doivent tenir compte de ce vivre-ensemble.

Aujourd’hui, la question du harcèlement est donc au centre des préoccupations des établissements scolaires alors qu’il y a vingt ans, beaucoup d’écoles niaient l’existence du problème.  On constate à l’heure actuelle que les enseignants sont de plus en plus demandeurs de formations qui tournent autour de l’estime de soi, de l’humour, de la gestion du groupe et des émotions. C’est bien la fonction éducative de l’enseignant qui est désormais pleinement assumée.

Pendant longtemps, les enseignants n’ont pas eu les outils nécessaires pour gérer les enjeux relationnels au sein de la classe. Ceux-ci étaient pris en charge de manière ponctuelle par des intervenants extérieurs qui venaient « éteindre le feu » en quelque sorte, ce qui renforçait le sentiment d’incompétence des enseignants, et bien souvent les problèmes ressurgissaient peu après. Le sentiment d’impuissance de l’enseignant et de manque d’efficacité du système peut engendrer un profond découragement de la part des enseignants.

Aujourd’hui, lorsqu’on propose de vrais outils aux enseignants pour aborder les questions de gestion de groupes, ils sont très intéressés.

Quels sont les outils que vous proposez lors de vos formations avec les enseignants ?

La gestion des territoires, par exemple, est un enjeu scolaire très important. C’est un peu comme en matière de circulation routière, pour contrôler un territoire, il faut que les règles concernant les flux soient claires. On va donc aider les écoles à établir des règles pour gérer les déplacements des élèves dans les couloirs et dans les autres lieux de passage, mais aussi dans les espaces où les élèves se rassemblent, notamment la cour de récréation.

Je demande souvent aux groupes d’enseignants en formation s’ils aiment surveiller la cour de récréation. Personne n’aime surveiller la cour parce que c’est un espace qui n’est pas régulé. Un territoire, du simple fait d’être délimité, va exacerber les tensions et l’agressivité entre les individus. Une cour de récréation classique est un non-sens. Les élèves sont parqués dans un territoire avec pour seule possibilité d’occupation de mettre en place des rapports de domination. C’est pour cela qu’il y a des disputes en permanence. Le rôle de l’enseignant n’est pas de régler les conflits, mais de les empêcher. C’est pourquoi nous avons instauré des bancs de réflexion qui permettent aux enseignants de séparer les élèves qui se disputent. Ils pourront par la suite mettre des mots et tenter de résoudre le conflit dans le cadre d’un autre espace, de parole celui-là.

Les enseignants vont mieux parce qu’ils se rendent compte qu’ils maîtrisent les territoires. Les élèves se sentent mieux aussi parce qu’on a régulé, mais aussi stimulé leurs propres centres d’intérêt. Ceux qui veulent jouer au foot, jouent de vrais matchs ; ceux qui veulent lire ont des espaces où ils peuvent même raconter leurs livres pendant les récréations ; il y a des espaces réservés aux jeux de sociétés.


1.  Propos recueillis par Guilhem de Crombrugghe

Cependant, les outils de régulation des territoires doivent être combinés avec des outils de gestion des groupes et du vivre-ensemble. Le vivre-ensemble ne peut toutefois pas s’imposer, il doit se construire avec les élèves.

Un deuxième outil est donc la création d’espaces de parole sécurisés car régis par certaines règles. Par exemple, on ne contredit pas les émotions. Si un élève dit qu’il est en colère ou qu’il est triste parce qu’on s’est moqué de lui, personne ne peut lui opposer que ce n’était pas de la moquerie, mais de l’humour. Ce n’est pas l’émetteur qui définit si c’était de l’humour ou de la moquerie, mais bien le récepteur qui définit s’il a été blessé ou pas.

Juste après les attentats à Charlie Hebdo, on a voulu organiser des débats de classe un peu dans l’urgence dans toutes les écoles. C’était une catastrophe. Dans certains cas, les groupes se sont clivés, islamophiles contre islamophobes, avec des conséquences importantes, des parents qui s’en sont mêlés, etc. Si, au lieu de poser la question : « qu’est-ce que vous pensez des événements de Charlie Hebdo ? », les enseignants avaient demandé : « qu’est-ce que vous ressentez ?», cela aurait eu un impact différent. Certains élèves auraient pu dire : « moi je suis triste parce que se moquer du prophète, c’est comme se moquer de mon père », et d’autres : « moi je suis en colère parce que je trouve que c’est injuste de tuer des journalistes parce qu’ils font des caricatures ». On ne contredit pas les émotions, elles sont toutes deux légitimes. Lorsqu’on protège les émotions, on installe les conditions du dialogue.

Deuxième règle des espaces de parole, c’est l’adulte qui donne et qui reprend la parole. Le bâton de parole, par exemple, n’oblige pas l’écoute, mais permet d’éviter l’interruption de la parole et de renverser la définition de la démocratie : ce n’est pas la parole pour tous, c’est la parole pour chacun et notamment ceux qui en ont besoin. Il existe suffisamment d’espaces de parole pour les jeunes qui ont envie de parler.

Par contre, il y a trop peu d’espaces pour les élèves qui ont besoin de parler, qui ont une parole difficile, qui peuvent se sentir attaqués par le groupe dès qu’ils soumettent une émotion ou une opinion. Dès la maternelle, on voit que 20% des enfants occupent 80% du temps de parole, et ce sont toujours les mêmes, les enfants de milieux favorisés. Les enfants de milieux défavorisés apprennent à se taire alors que les autres apprennent à parler. Les premiers auront, en fin de maternelle, environ 2.500 mots dans leur vocabulaire, alors que les deuxièmes en auront autour de 700. Le grand paradoxe est que cet écart se creuse proportionnellement à la qualité de l’enseignement, parce que les enfants de milieux favorisés utilisent la qualité de l’enseignement, alors que les autres apprennent à se taire.

L’enseignant doit protéger la parole et l’émotion de l’enfant pour éviter d’arriver à des situations où des enfants dominés n’arrivent pas à investir les espaces de paroles collectifs, parce que le groupe se retourne contre eux lorsqu’ils tentent de s’exprimer. Bien souvent, on voit que lorsque cette règle est intégrée, l’enseignant n’a plus à la faire respecter car c’est le groupe lui-même qui se charge d’intervenir lorsqu’un élève souffre, suite à des moqueries.

La troisième règle : on ne nomme pas, on n’accuse pas, on ne désigne pas. Le but de ces espaces n’est pas de faire des procès, mais de démonter des mécanismes qui installent le pouvoir des uns au détriment des autres.

La quatrième règle soulage beaucoup les enseignants : surtout ne faites rien ! Si l’enseignant agit, le groupe se repose sur lui, et c’est de nouveau l’enseignant qui se retrouve maître de tout, mais incapable de proposer des solutions. Alors que ce système, en laissant s’exprimer l’intelligence émotionnelle, stimule l’intelligence collective. L’enseignant peut simplement demander au groupe : « qu’est-ce qu’on peut faire pour aider celui qui exprime sa tristesse ou sa colère ? ».

 

Et comme ce dernier vient de partager son émotion, il a produit de la contagion émotionnelle, et là c’est le groupe qui vient en aide à la personne en difficulté. Le dominant perçoit qu’il n’a plus une fonction de dominant et va lui aussi se soumettre à cette logique collective et bienveillante.

Lorsqu’on protège l’espace de parole avec ces quatre règles, qu’est-ce qu’il se passe ?

On observe dès lors 0% de harcèlement dans les écoles qui le font, parce que l’enfant dominant sait qu’il existe un espace où ses manœuvres risquent d’être démontées, et que l’enfant dominé sait qu’il y a un espace où il pourra s’exprimer s’il se sent attaqué. Il faut néanmoins ajouter une cinquième règle pour que ces espaces soient pleinement fonctionnels : ils doivent être stables et réguliers dans le temps.

Avec la régulation des territoires par des règles, la création d’espaces de parole et des normes pour la gestion du vivre-ensemble, j’ai entendu que vous parliez également de sanctions probatoires. En quoi cela consiste t-il ?

Il faut d’abord comprendre la différence entre une sanction et une punition. La punition c’est par rapport à la règle. Si vous faites une infraction par rapport au code de la route, vous aurez une punition qui doit juste dire : « je ne veux plus que vous reproduisiez le même comportement  précis par rapport à un règle précise ». La punition, c’est ce geste simplifié. La sanction nécessite quant à elle une réponse plus complexe, face à un comportement qui est lui aussi plus complexe. Elle permet aussi une dimension « réparatrice ».  Par exemple, on tague un mur, la sanction sera donc de nettoyer ce même mur! C’est une sanction intelligente et réparatrice. Faire rédiger une lettre d’excuse à un élève victime de harcèlement et qui aurait fini par réagir par la violence à l’encontre de son harceleur, ne serait que doublement humiliant. Il est donc important qu’elle soit à la fois bien pensée, intelligente et réparatrice.

Toujours en lien avec le vivre-ensemble, j’en viens donc à un troisième outil, qui est la mise en place d’organes qui permettent de diffuser les lois en vigueur de la société. C’est fondamental que l’école puisse émettre un signal fort et réagir très rapidement lorsque la loi est transgressée, par exemple, dans le cas d’injures racistes, d’agression physique, d’atteinte aux biens, certains cas d’usage asocial des réseaux sociaux, etc.

Pour cela, certaines écoles mettent en place un Conseil de discipline composé du directeur, un représentant des enseignants et un représentant des éducateurs. L’élève concerné a le droit de se faire représenter par l’adulte de la communauté scolaire de son choix. Ce dernier va lui servir, non pas d’avocat, mais de porte-voix, c’est-à-dire qu’il va pouvoir expliquer le point de vue du jeune et les raisons qui l’ont amené à avoir ce comportement sans être toutefois dans la justification. Les  sanctions peuvent alors être probatoires, c’est-à-dire que l’élève reçoit une punition avec sursis (de quelques mois). La parole du jeune est prise en compte et il possède dès lors, une chance de prouver qu’il est capable de se comporter selon la loi. Dans le cas du jeune qui suite à du harcèlement réagit violemment et transgresse la loi, cela peut s’avérer salutaire qu’il se sente entendu et que la structure pédagogique travaille sur les ressorts de ce qui l’a amené à avoir ce comportement. La sanction peut alors être vécue autrement que sur un mode d’injustice et donc de violence redoublée.

Diminuer cette violence au sein de « ce laboratoire social » qu’est l’école, aurait donc un impact sur l’ensemble de la société ?

Effectivement, il est essentiel que l’école ne soit plus un vecteur d’humiliation, car c’est le creuset de toutes les dérives que l’on connaît actuellement. Que ce soit pour les tueries de masse dans les collèges ou les attentats terroristes, il y a toujours un fond d’humiliation. Plus de 85%  des tueurs en série ont une histoire de lourd harcèlement et 100% sont des humiliés. L’humiliation est l’invariante !

C’est aussi ce qu’on trouve dans énormément de trajectoires qui ont amené au terrorisme, des personnes humiliées soit socialement, soit humainement, soit personnellement. Et l’antidote de cette expérience destructrice de soi, c’est l’accession fulgurante à un statut de « héros ».
Il faut absolument transformer le système scolaire pour qu’il ne soit plus le vecteur de cette violence visible et invisible inhérente à la société actuelle. Favoriser par exemple les différentes intelligences encouragerait un autre rapport au savoir. Ce savoir n’appartiendrait plus uniquement aux élèves qualifiés de « surdoués » parce que souvent sur-stimulés dans un certain type d’intelligence valorisé à l’école. Ceux possédant une intelligence créatrice, pratique, naturelle ou musicale pourraient vivre leur scolarité de manière positive en termes de réussite et ne seraient pas relégués à des orientations « par défaut », comme l’enseignement technique ou professionnel, qui sont vécues comme une relégation sociale. On pourrait dès lors éviter cette mécanique auto-broyeuse de l’école qui produit des failles d’estime de soi et des rapports dominants-dominés.

Le Pacte d’excellence se dit tendre vers cet idéal tout en réalisant des économies. Pensez-vous qu’il pourra réellement fournir aux écoles les moyens nécessaires pour réduire les inégalités sociales alors qu’il répond avant tout au pragmatisme économique des décisions politiques légitimées par un contexte d’austérité ?

Certes, le pacte a ceci de fondamental que de mettre en scène une certaine utopie même s’il répond à des exigences économiques. Et l’utopie est  indispensable pour donner une direction et un sens aux actions à entreprendre. C’est en cela qu’il ouvre, à l’heure actuelle, de nouvelles pistes pour refonder le système scolaire. Et nous en avons bien besoin ! Reste la question des moyens pour y parvenir. Il y a beaucoup d’imprécisions quant aux modalités de mise en œuvre du pacte, mais cela laisse justement la possibilité aux différents acteurs impliqués de construire ensemble, en s’ajustant aux besoins qui vont émerger tout au long du processus.

« Nous pensons qu’il faut repenser le rapport à l’école dans le respect de tous les acteurs concernés, ce qui implique, à la différence d’un contrat, un pacte fondamental et structurant, permettant une réflexion en profondeur et un rajustement des pratiques sans perdre de vue la mission fondamentale de l’école qui est transmettre des savoirs, savoir-faire et savoir-être et non de s’adapter constamment à la société ».

Thérèse NYST, Ecole et Prévention : l’école de la réussite ou la réussite de l’école dans « Les Cahiers de Prospective-Jeunesse » – volume 2- n°2 – 2ème trimestre 97.