Dans le domaine de la consommation de drogues[1], cette dernière est encore souvent présentée comme un comportement problématique, donc à éviter, donc à prévenir. La vision médicale serait de connaître ce qui cause les consommations de drogues. Dans ce cas, la prévention serait un processus linéaire, comme pour certaines maladies : il y a un virus, une bactérie qui les déclenche. Il faut détruire ou empêcher l’action du virus, de la bactérie, ainsi la maladie n’apparaîtra pas.
Il faut donc agir sur les causes des consommations. Mais, problème, la société ne nous a pas « appris » à réfléchir aux causes tant elle est focalisée sur les conséquences. Le discours social, basé sur l’interdiction de nombreuses substances stupéfiantes, présente les produits eux-mêmes comme cause de leur consommation : « Untel est pris par la drogue ! ». La prévention est donc souvent présentée comme tout ce qui empêche la consommation de drogues : la police, la prohibition, les douanes, les fouilles, l’information sur les conséquences néfastes, etc.
Mais en matière d’usages de drogues, les choses sont souvent plus complexes. D’une part, on ne peut pas mettre en évidence un processus linéaire : il n’existe pas de produit déclenchant automatiquement sa propre consommation, il n’existe pas non plus de situation familiale ou personnelle type suffisant à expliquer la consommation. D’autre part, l’interdit, même accompagné de peines très lourdes, ne fonctionne pas. Il existe davantage de consommateurs de cannabis en France, pays très répressif, qu’aux Pays-Bas, pays beaucoup plus tolérant. En effet, tant pour les produits légaux comme l’alcool ou le tabac que pour les produits illégaux comme le cannabis ou l’héroïne, il existe des personnes qui en consomment malgré le discours alarmiste quant à la dangerosité du produit (« Fumer tue ») ou les ennuis judiciaires. Le caractère licite ou illicite du produit n’influence pas significativement la consommation du produit.
Chez Infor-Drogues, nous pensons qu’une société sans drogues est irréaliste et irréalisable. En effet, de tout temps et dans toutes les sociétés, les humains ont eu recours aux drogues et ces usages ne furent jamais le fruit du hasard. Les fonctions des drogues sont différentes d’une société ou d’une époque à l’autre : sacrées, thérapeutiques ou sociales. Dans nos sociétés plus individualistes que par le passé, les fonctions des drogues varient sensiblement d’une personne à l’autre, mais aussi parfois d’un jour à l’autre, voire d’un moment à l’autre.
Néanmoins, s’il est vrai que chaque usage de drogue a une fonction spécifique pour chaque individu, celle-ci est souvent inconsciente, de sorte qu’il est difficile de réfléchir collectivement et individuellement aux motivations et aux causes qui poussent aux consommations. Cette difficulté est renforcée par les représentations sociales souvent très négatives, voire dramatiques, liées aux consommations de drogues (déchéance, engrenage mortel, violence, dealers, addiction, marginalité, etc.). Ce que l’on peut dire cependant c’est que les usages de drogues sont toujours causés par une motivation. Le fait que cette motivation n’est souvent ni explicite, ni même consciente, va compliquer fortement la tâche de tous ceux qui vont tenter de la comprendre (les parents, les éducateurs et les consommateurs eux-mêmes).
« Les fonctions des drogues varient sensiblement d’une personne à l’autre, mais aussi parfois d’un jour à l’autre, voire d’un moment à l’autre. »
Pour Infor-Drogues, la prévention et l’aide sont liées à la compréhension des situations vécues. Ce n’est qu’à travers cette compréhension que tout un chacun peut agir pour améliorer sa propre santé. Ce que nous voulons prévenir, ce sont les situations où les professionnels et/ou les proches se sentent impuissants, dépassés par les situations auxquelles ils sont confrontés. Il en va de même pour les consommateurs : parfois (ou souvent) le sens profond de leur comportement leur échappe. Dans ce cas, ils ne comprennent pas le rôle que joue cette consommation pour eux. Sans cette compréhension, il est difficile d’être véritablement soutenant pour un proche et d’agir de façon vraiment pertinente envers un consommateur. Cette impuissance est aussi (très) souvent vécue par les professionnels qui entourent les consommateurs : enseignants, assistants sociaux, soignants, éducateurs, animateurs, etc. qui, de plus, sont chargés de faire respecter des règlements souvent très répressifs vis-à-vis de la consommation et de la détention d’alcool ou de drogues. Les exclusions institutionnelles (écoles, internats, centres d’accueil, insertion professionnelle, formations, homes, etc.) restent donc très nombreuses.
Revenir aux motivations permet de comprendre le sens de la consommation de drogue ou des comportements addictifs. Cela va (re)donner une place centrale au consommateur, au cœur des démarches de prévention. De ce fait, chez Infor-Drogues, nous préférons ne pas parler d’usage « problématique ». D’une part, cette appellation renforce par trop le réflexe d’agir sur le produit et d’autre part, cela nie le sens positif c’est-à-dire la motivation du consommateur.
À partir de là, le ou la professionnel-le peut se demander « mais comment diable agir sur la motivation de mon public ? En effet cette dernière est forcément individuelle et hors de portée de ma compétence d’enseignante, d’éducateur, d’assistante sociale ou d’aide-familiale ». Pour répondre à cette question, nous invitons les professionnels à envisager le contexte. En effet, nous sommes persuadés que si une consommation a lieu dans un certain contexte, c’est très souvent que la motivation a été créée par ce contexte.
Qu’appelle-t-on « contexte » ? Par contexte, nous entendons les différents contextes de vie du consommateur. Ils sont fort nombreux : pensons au contexte familial, scolaire, professionnel, de loisirs, etc.. Toutefois, cette typologie doit souvent être encore affinée de manière à cerner au mieux les motivations des individus face à ces contextes. Ainsi, le milieu professionnel sera vécu de manière très différente selon qu’on est avec des collègues avec lesquels on s’entend bien ou que l’on est appelé à son évaluation annuelle par son directeur avec qui la relation est conflictuelle. De même, à l’école le contexte pendant la récré avec ses copains est différent du cours de math avec le prof super vache et qu’en plus on n’est pas très fort en math.
Le contexte varie en fonction des relations humaines que l’on a à ce moment. Il peut donc changer très rapidement et donc nos émotions aussi. C’est notre capacité à gérer nos émotions qui va influencer notre recours au produit. Cette capacité à gérer nos émotions va être différente d’un individu à l’autre, c’est évident. Toutefois, c’est bien le contexte qui est à la source de notre motivation à consommer des produits-drogues.
Précisément, il s’agit alors d’agir sur ce contexte institutionnel. Si l’on pense à des contextes extrêmes comme une garnison de soldats en guerre ou la prison, l’influence du contexte (absence de liberté, promiscuité, contrôle permanent par les chefs ou les gardiens, etc.) comme générateur d’émotions fortes difficilement soutenables sans produit(s) saute aux yeux. De nombreux contextes, a priori plus anodins, sont également à la source d’émotions importantes : le stress engendré par les examens ou par certains enseignants « peaux de vache », le contrôle de la chômeuse par son agent de placement, l’entretien d’évaluation annuel par son directeur, la culpabilité du « c’est de ta faute », la peur de perdre ses copines en cas de changement de groupe, le manque d’intimité dans les toilettes, la responsabilité de transporter des personnes et de respecter des horaires, etc.
Bien sûr, ces contextes n’affectent pas les différentes personnes de la même manière : c’est le règne du un peu, beaucoup, passionnément, à la folie. Et il existe de très nombreuses stratégies pour y faire face. Certaines stratégies sont collectivement valorisées comme la gestion des émotions par le sport ou le travail, l’œnologue des grands Bordeaux ; tandis que d’autres sont dévalorisées voire réprimées : fumer du tabac ou consommer des substances illégales. À cet égard, pointons le changement progressif du statut des jeux vidéo qui, à la faveur du confinement, sont en train d’atteindre progressivement une reconnaissance sociale à la fois en tant que performance sportive et en tant qu’adjuvant identitaire et relationnel pour certains joueurs.
« C’est notre capacité à gérer nos émotions qui va influencer notre recours au produit. »
Ainsi, la prévention telle qu’Infor-Drogues l’envisage, se départit de la fixation sur son objet – les drogues – pour s’élargir aux motivations personnelles et collectives des consommations. La prévention que nous mettons en œuvre vise donc à donner les moyens aux professionnels et adultes-relais d’agir sur les contextes à la source de ces motivations, pour que ces derniers soient davantage favorables au bien-être et à la santé.
Si on accepte cette manière de voir, la prévention visera dans un premier temps toute action favorisant la réflexion et la prise de conscience des motivations et des contextes suscitant ces motivations. Ensuite, la prévention tentera d’agir sur les contextes et donc indirectement sur les motivations engendrées par ces contextes. La Promotion de la Santé, quant à elle, amène le public à découvrir par lui-même quelles sont les causes de ses comportements et, à partir de là et s’il le désire, réfléchir individuellement ou collectivement à des stratégies de changement.
Ce type de prévention peut être mis en place dans toute institution. Voici quelques exemples très concrets.
Une école secondaire fait appel à nous car de nombreuses consommations de cannabis ont lieu sur le temps de midi. Est-ce la faute de parents trop permissifs ? Faut-il appeler la police ? Après un travail sur les motivations, l’équipe éducative comprend que les classes « problématiques » (quelques élèves parmi certaines classes) vivent en fait un bouleversement important : les élèves viennent d’être « mélangés » dans de nouvelles classes et ont donc perdu leurs repères habituels à l’école. À partir de cette hypothèse, l’équipe a pu mettre en place des actions pour anticiper et atténuer les bouleversements dus à ce mélange.
Une institution fermée pour mineurs s’est rendu compte que son refus de mettre en place des activités collectives « de peur de créer un groupe hostile », créait un contexte très difficile à vivre pour les jeunes hébergés du fait du peu de relations sociales entre eux. Le travail de prévention axé sur « la création de lien » a donné du sens aux projets collectifs qui ne sont plus de simples activités occupationnelles. En prenant du sens, ces activités sont vues autrement et investies durablement.
Des aides familiales d’un CPAS ont mis en place une réflexion afin que les bénéficiaires de leurs prestations continuent de se sentir « chez eux » même en présence de l’aide familiale. En effet, il arrivait que des aides familiales dictent un peu trop leurs comportements au goût de certains bénéficiaires, d’où leur sentiment de ne plus être chez eux. Cela créait pour certains des émotions difficiles à contenir sans tabac, médicament ou alcool.
Les professionnels d’un centre d’hébergement de réfugiés ont questionné leur habitude d’appeler ces derniers par le numéro de leur badge plutôt que par leur prénom. Par ailleurs, l’institution a décidé de proposer des discussions collectives sur la vie quotidienne au centre en partant d’un support accessible à tous : des photos prises par les résidents eux-mêmes d’éléments qui posent problème d’une part et d’éléments positifs d’autre part.
Ces quelques exemples montrent à quel point le contexte est important et touche aux grandes catégories de motivations à la consommation de psychotropes telles qu’Infor-Drogues les résume :
Ces catégories sont utiles pour que les professionnels des institutions faisant appel à nous puissent comprendre le ou les besoins à soutenir et, de là, imaginer et mettre en œuvre des actions concrètes pour modifier le contexte institutionnel comme décrit ci-dessus.
Notons que ces trois grandes catégories de motivations sont partagées par tous les humains. Dès lors, les actions mises en œuvre pour soutenir ces motivations, vont avoir des effets bien au-delà des personnes consommant des substances psychotropes ou ayant des comportements addictifs. Les actions mises en œuvre seront pertinentes pour tous les publics de ces institutions !
« La prévention tentera d’agir sur les contextes et donc indirectement sur les motivations engendrées par ces contextes. »
[1] Infor-Drogues définit une drogue comme « une substance ayant un effet sur le système nerveux central. Elle modifie la perception, l’humeur ou le niveau de conscience ». Cette définition englobe donc tant les produits illégaux que légaux comme l’alcool, le tabac, la caféine ; légaux mais destinés à d’autres usages comme les solvants ou certains produits vétérinaires ; médicaments psychotropes tels les antidépresseurs, les somnifères, les anxiolytiques, les antidouleurs, etc.