Les Drug Courts en Belgique : une diversion politique pour empêcher la décriminalisation ?

mars 2021

Un peu à court d’arguments au moment de défendre la poursuite de la politique prohibitionniste menée depuis un siècle, certains mandataires politiques qui tiennent à cette poursuite ont répondu à l’argumentaire de la campagne Unhappy Birthday en invoquant le succès des Drug Courts. De quoi s’agit-il ?

Largement répandues outre-Atlantique, les Drug Courts ont fait une apparition discrète en Belgique en 2008 et sont désormais présentes dans quatre arrondissements judiciaires (Anvers, Bruges, Gand et Charleroi). La justice belge aurait ici trouvé une nouvelle alternative à l’incarcération, et un nouveau moyen de supprimer ses effets néfastes, en proposant une prise en charge plus « humaine, individuelle et réhabilitative » à tout usager de drogues rencontrant des problèmes judiciaires… Cette « nouvelle » voie justifierait ainsi le maintien de la prohibition1, qui « fête » son 100ème anniversaire dans notre beau Royaume.

L’argument justifie à lui seul qu’on se penche un peu sur cette chambre spécialisée du tribunal de première instance ; et la première chose qui frappe, c’est que ce dispositif n’a de nouveau que le nom. Car, si en Belgique on ne dit pas Drug Court, mais Chambre de traitement de la toxicomanie (ou CTT)2, le dispositif, quant à lui, existe depuis bientôt quarante ans à l’étranger et la littérature internationale sur son fonctionnement et son utilité foisonne. Tant et si bien qu’en ne se limitant pas aux recherches belges, certes peu nombreuses et plutôt positives sur le sujet, il est possible d’avoir un aperçu de l’efficacité de cette « nouvelle » procédure.

Par ce petit tour d’horizon détaillant l’histoire et les objectifs de ce dispositif, nous tenterons de démontrer en quoi cette « alternative à la décriminalisation », est loin de répondre aux enjeux sanitaires et sociaux posés par les usages de drogues.

La naissance des Drug Courts et leur mise en place en Belgique

On peut retracer l’apparition du premier tribunal pour « toxicomane-criminel » dans les années ’80, aux États-Unis3. Aujourd’hui, les Drug Courts sont présentes dans chacun des États du pays, et leur utilisation s’est relativement généralisée4. Le modèle s’est, par la suite, exporté, notamment au Canada où il fait son apparition en 1998 (à Toronto), puis aux autres pays anglophones (Australie, Royaume-Uni) et enfin aux pays d’Amérique latine (Chili, Brésil, Mexique, Puerto Rico…).

Suivant cette évolution, la première Drug Court belge (ou CTT) est alors apparue en mai 2008 (sous la forme d’un projet pilote), dans l’arrondissement judiciaire de Gand. Sa création a, en partie, été motivée par la volonté de limiter la surpopulation carcérale, la surcharge du système pénal et la récidive, notamment en ce qui concerne les auteurs de petites infractions, connexes à une dépendance aux produits stupéfiants. On comprend l’idée lorsqu’on sait qu’une majorité écrasante des procès-verbaux (70 % en 2018) concernent des faits de détention de drogues5. La CTT gantoise a fait l’objet d’une recherche de l’Université de Gand, dont les résultats sur la diminution de la récidive, même s’ils ne sont pas généralisables, restent apparemment positifs et ont ainsi ouvert la voie à l’installation d’autres projets pilote à Bruges (2015), Anvers (2016) et Charleroi (en 2020).

Cette chambre aurait ainsi pour objectif « d’orienter les délinquants toxicomanes vers un service d’assistance, où peuvent être abordés les problèmes sous-jacents à leur consommation et les difficultés qu’ils rencontrent dans les domaines de leur vie affectés par la drogue6 ». Cette voie s’adresse donc aux individus ayant une addiction et ayant commis une ou plusieurs infractions au sein desquelles il existerait un lien de causalité entre une consommation de drogues et le passage à l’acte. Sans inclure la criminalité organisée liée aux stupéfiants (comme les faits de trafic ou de corruption), ce dispositif concerne les petits délits. La CTT s’adresse donc aux individus repérés par le système pénal pour, entre autres, des faits de vol, de consommation et de possession de produits stupéfiants, tels que définis dans la loi du 24 février 19217.

À ce stade, on s’interroge quand même : quelles sont ces alternatives que le système judiciaire pourrait proposer aux différents profils d’usagers qui tombent dans ses filets ? Car, face à une multiplicité d’usages, à une variété de traitements et à la diversité des individus, une variété d’approches devrait logiquement s’imposer… Si bien qu’il semblerait peu productif d’offrir une seule forme de réhabilitation et de rétablissement.

Face à une multiplicité d’usages, à une variété de traitements et à la diversité des individus, une variété d’approches devrait logiquement s’imposer.

Fonctionnement

Selon nos recherches, c’est donc le profil du toxicomane poursuivi pour des faits sans victimes attendant réparation qui intéresse la CTT. Et il semblerait que la réponse choisie prenne la forme d’une injonction thérapeutique, ou pour le dire autrement, d’une obligation de soin assortie d’une peine, pour une période allant de quelques mois à un an en moyenne.

Le « parcours CTT » débute par la convocation à une audience d’introduction – au cours de laquelle l’usager·e va devoir reconnaître les faits qui l’ont amené·e là, dont son usage de drogues, et manifester sa volonté de « changer ». Le parquet va, de son côté, requérir une peine et suspendre son exécution à la réalisation du « parcours CTT »8. Vient ensuite l’audience d’orientation – où le justiciable présentera au juge le plan d’assistance élaboré avec un·e assistant·e social·e, ici nommé·e le « lien », présent durant tout le parcours.

Une fois validé par le·la magistrat·e, le plan pourra commencer sa réalisation : le·la prévenu·e devra alors se soumettre au contrôle du juge au cours de plusieurs audiences de suivi, qui serviront à vérifier que le·la prévenu·e est bien engagé·e au sein des institutions d’assistance (via des certificats de présence) et qu’il·elle ne cède pas à ses addictions (via des tests urinaires). Le « juge-thérapeute » (sic) pourra prononcer des sanctions, à tout moment, en cas de non-respect des obligations de soin et d’abstinence de la part des justiciables. À la fin du parcours, le·la justiciable est convoqué·e à une audience finale, durant laquelle le magistrat prononcera une peine en fonction des résultats obtenus.

À la fin du parcours, le magistrat prononcera une peine en fonction des résultats obtenus.

Le pour et le contre

La « méthode CTT » permettrait donc aux acteurs pénaux de superviser une prise en charge sociale et médicale, et de sanctionner un justiciable durant tout le processus, en cas de rechute ou de manquement à toute obligation précédemment énoncée. Ce qui est remarquable ici, c’est l’élargissement de la mission du juge. Cette évolution fait notamment écho au concept « d’extension du filet pénal », résultat du déploiement des peines alternatives (dont la CTT fait partie). Ces nouvelles peines doivent, en théorie, être une alternative à la prison, au sens propre du terme (donc, remplacer la peine de prison) ; or dans la pratique, elles sont plus considérées comme une faveur. De la sorte, ces peines ne remplacent pas la prison mais s’y superposent : le taux d’incarcération augmente avec l’extension du parc pénitentiaire9, tandis que l’utilisation des peines alternatives permet de prendre en charge plus d’individus, sans pour autant diminuer la surpopulation carcérale. On observe alors un élargissement du champ de compétence des acteurs pénaux, susceptible d’amener (comme c’est le cas en l’occurrence) à une forme de pénalisation du social.

L’idée est donc d’exercer une « pression judiciaire » forte sur une personne pour l’inciter à changer de mode de vie. Toutefois, une telle ambition devrait impliquer une prise en charge complète des aspects de la vie du justiciable et une continuité dans les soins et l’accompagnement, une fois le parcours terminé. Or cette continuité semble complexe à garantir car si les conditions du traitement sont respectées, l’individu en rémission ne sera pas automatiquement libéré de la justice pour autant : « la peine peut être réduite, sa prononciation peut être suspendue ou l’affaire peut être effacée du casier judiciaire10 ». Ainsi, même un « parcours CTT » parfaitement réalisé n’implique pas obligatoirement une absence de peine une fois à terme.

Plusieurs experts des Nations Unies ont, à l’occasion de la 62ème session de la Commission des Nations Unies sur les produits narcotiques en mars 2019, rédigé une note informative11 dans laquelle ils mettent en avant l’inefficacité d’une telle procédure. En effet, en plus de violer les droits fondamentaux en conditionnant l’accès d’un traitement à l’obtention d’aveux, « les tribunaux sont également incapables de fournir aux participants un traitement factuel et de qualité ». S’ajoute à cela le fait que « les participants sont fréquemment punis pour leur rechute, absences au sein des établissements d’assistance, ou tout autre manquement à une règle du juge » alors qu’il est établi, dans toute la littérature scientifique, que ces difficultés sont des étapes auxquelles sont confrontées la plupart des personnes présentant une addiction – addiction que ce dispositif est supposé aborder comme une pathologie et non une déviance.

Les Drug Courts et autres CTT pourraient, selon certaines sources, avoir un impact positif auprès de certaines personnes présentant des usages extrêmement problématiques. Mais cela ne constitue qu’un taux très minime de cas qui, par ailleurs, ne font pas partie des profils à qui s’adressent ce programme spécifique. C’est une des conclusions que tire l’International Drug Policy Consortium (IDPC)12, qui alerte sur un phénomène pervers de sélection, notamment aux USA. En effet, en sanctionnant les rechutes, la justice considère toujours l’usager de drogues comme un acteur rationnel, procédant à un calcul coût-bénéfice chaque fois qu’il enfreint la loi, et pouvant faire preuve d’un certain contrôle. Cette position revient à ignorer le point de vue médical sur la dépendance à une substance : la toxicomanie s’apparente à une pathologie13. En ignorant cet aspect du problème, les Drug Courts ont développé une approche rationnelle du traitement, dans lequel la personne usagère doit agir de manière responsable et logique face à un système de récompense. Ce fonctionnement installe une certaine tension qui fait en sorte que les justiciables présentant une addiction plus faible auront plus de chances de succès, car « ils sont en meilleure condition physique et psychique pour répondre à la logique de ces tribunaux ». L’IDPC parle alors d’un phénomène de « cherry picking14 », c’est-à-dire que pour maintenir leur activité et démontrer leur efficacité, les Drug Courts américaines ont tendance à choisir les consommateurs les plus « légers », excluant ceux qui ont un besoin élevé de traitements mais sont incapables de suivre la procédure rigoureuse de ces tribunaux. Ainsi, ceux qui pourraient le plus bénéficier d’un traitement contraignant ou d’une prise en charge complète et peut-être plus adaptée à leurs besoins, s’en trouvent écartés.

Enfin, comment ces tribunaux peuvent-ils être en mesure de proposer une approche cohérente et efficace lorsque l’on sait qu’ils ne reconnaissent pas les différentes modes de consommations, comme la consommation récréative ou non problématique ? Sans même parler des cas les plus extrêmes, qui ne sont manifestement pas concernés par cette mesure, ce sont en effet bien les usager·e·s visibles et précaires qui sont susceptibles de se retrouver devant les Drug Courts.

Par la suite, il faudra orienter ces usagers « vers un service d’assistance, où peuvent être abordés les problèmes sous-jacents à leur consommation et les difficultés qu’ils rencontrent dans les domaines de leur vie affectés par la drogue »15. Le projet est ambitieux, surtout lorsque cet objectif dépend des services de soins et d’assistance présentes dans la zone géographique. L’organisation Drug Policy Alliance16 fait d’ailleurs remarquer que certains de ces services et institutions qui s’y rattachent, proposent des traitements qui ne sont pas basés sur les sciences modernes (comme la psychologie, les sciences comportementales et cognitives, ou encore l’addictologie) mais sur la religion ou la morale. Et dans le cas où le traitement serait reconnu et soutenu par des études scientifiques, ce dernier peut aussi être compromis par une absence de fonds suffisants, « ne permettant alors pas de garantir la bonne prise en charge de l’usager17 ». L’argument selon lequel les Drug Courts ne peuvent remplir cette fonction se trouve encore renforcé lorsqu’on sait que l’abstinence est toujours aujourd’hui le principe directeur de ces tribunaux, véhiculant de surcroît une vision « hygiéniste et pathologisante » de l’usage de drogues18, figure d’un autre temps.

Conclusion

Peut-on vraiment considérer cette option comme une alternative à la décriminalisation lorsque l’on sait que, pour les mêmes faits, une personne échouant devant cette chambre spécialisée a des chances d’être plus sévèrement punie qu’une personne passant par la procédure classique ? Lorsque l’on sait que l’apparition de cette mesure n’est pas motivée par des préoccupations de santé publique mais de performance du système pénal ? Lorsque l’on sait que l’objectif de diminution de la récidive et de la consommation de drogues, qui a permis le développement du projet gantois, et justifie aujourd’hui l’établissement de nouvelles CTT, n’est toujours pas prouvé19 ? Lorsque l’on sait que, pour une part des participants, la récidive serait plus violente après un « parcours CTT » ?

En 2018, un peu plus de la moitié de la population pénitentiaire belge (50.8 %) est incarcérée pour des faits directement et indirectement liés aux drogues… Et si, pour lutter contre la surpopulation carcérale (et ses effets néfastes) et désengorger le système judiciaire, nous sortions plutôt l’usage de drogues de son domaine de compétence ?

1 Selon les propos de Jean-Baptiste Andries, avocat général de la Cour d’appel de Liège cités par PRINS, A., « Unhappy Birthday : doit-on dépénaliser l’usage des drogues ? », Moustique, 24 février 2021.

2 Appelé également Drugbehandlingskamer (DBK) en Flandre.

3 QUIRION, B., « Modalités et enjeux du traitement sous contrainte auprès des toxicomanes », Santé Mentale au Québec, 39 (2), 2014, pp. 39-56.

4 Environ 2 100 Drug courts, totalisent 55 000 participants en 2008. Voir Drug Policy Alliance, Drug Courts are not the answer : toward a health-centered approach to drug use, 2011. Disponible sur le site de Drug Policy Alliance : https://bit.ly/3el7I55. En 2020, leur nombre passe à 3 700, pour environ 120 000 participants par an. Voir le Centre de ressources sur les Drug Courts : https://ndcrcc.org.

5 Eurotox, Les peines alternatives à la prison, juin 2020. Disponible sur : https://eurotox.org/2020/06/26/les-peines-alternatives-a-la-prison/

6 VANDER LAENEN F. et al., Étude des résultats et de la récidive de la chambre pour le traitement des dossiers drogues de Gand. Conclusions et recommandations, Bruxelles, Politique scientifique fédérale, 2015. Disponible à : https://orfeo.kbr.be/handle/internal/4223.

7 « Les substances vénéneuses, soporifiques, psychotropes susceptibles d’engendrer une dépendance » – Loi du 24 février 1921.

8 On peut noter qu’à compter de ce moment, le justiciable qui refuse, rejette, abandonne par la suite le « parcours CTT » basculera dans la procédure traditionnelle et sera convoqué à l’audience finale de jugement, dont l’issue semble claire puisqu’il aura déjà reconnu sa culpabilité au préalable.

9 Voir les Masterplan I, II et III.

10 GUZMAN, D. E., « Drug Courts : Scope and challenges of an alternative to incarceration », IDPC Briefing Papers, mai 2012. Disponible sur : http://fileserver.idpc.net/library/IDPC-Briefing-paper_Drug-courts.pdf.

11 GARCIA-SAYAN, D. et Pras, D., « Drug courts pose dangers of punitive approaches encroaching on medical and health care matters, UN experts say », United Nations Information Note, mars 2019. Disponible sur le site des Nations Unies : https://bit.ly/3usF0VF.

12 GUZMAN, D. E., op. cit., p. 11.

13 PIAZZA, P. V. et DEROCHE-GAMONET, « Théorie générale multi-étape de la transition vers la toxicomanie » in REYNAUD, M. et. al. (ss. la dir.), Traité d’addictologie, Paris, Lavoisier, 2016, pp 33-55.

14 Que l’on pourrait traduire par : « faire son marché/sa sélection ».

15 VANDER LAENEN, F. et al., op. cit.

16 Drug Policy Alliance, op. cit.

17 Une situation à laquelle a dû faire face l’Écosse. Voir MC lVOR, G. et al., The operation and effectiveness of the Scottish Drug Court Pilote, Edinburgh, Scottish Executive Social Research, 2006. Disponible sur : https://bit.ly/3xSN5VV.

18 Eurotox, op. cit.

19 GUTIERREZ, L. et BOURGON, G.2009, « Tribunaux de traitement de la toxicomanie:analyse quantitative de la qualité des études et du traitement », Rapport pour spécialistes 2009-04, Ottawa, Sécurité publique Canada, 2009. Disponible sur le site de Sécurié publique Canada : https://bit.ly/33jYSyn.