Groupe et consommation : au-delà des simplismes

avril 2023

Le « groupe » est au centre des recherches en psychologie sociale. Mais cette notion fourre-tout dissimule une série de fonctionnements potentiellement contradictoires qu’il s’agit de débrouiller pour mener des politiques de prévention efficaces.

Le nombre de pairs consommateurs de substances psychoactives serait un fort prédicteur – et peut-être le meilleur – de l’expérimentation et de la fréquence de consommation d’alcool, de tabac et de cannabis.

Cette étude pionnière souligne déjà le caractère fondamental de l’extériorité dans la définition du groupe.

Notion de sens commun en même temps que pilier de la psychologie sociale, le « groupe » prête le flanc à de nombreuses ambiguïtés. Dans pareil cas, l’étymologie constitue toujours un point de départ utile. Le terme de « groupe » apparaît assez tardivement dans la langue française (XVIIe siècle), dans le domaine des Beaux-Arts, pour désigner un ensemble d’individus représentés en peinture ou en sculpture. Il est emprunté à l’italien « gruppo » dont la signification est celle de nœud ou de lien, lui-même tiré du germanique « kruppa » (masse arrondie). Au cœur de la notion de groupe, dès ses premières occurrences se trouve donc celle de lien – et dès lors d’influence réciproque. Un groupe n’est pas un simple agrégat !
En sciences humaines, c’est à la fin des années 1920 que le groupe devient un objet d’étude privilégié de la psychologie sociale dans le cadre de recherches sur la productivité du travail. C’est en effet à l’occasion d’une recherche dans une usine de la Western Electric que le psychologue et médecin Elton Mayo découvre l’impact majeur du développement de bonnes relations dans un groupe d’ouvrières sur le rendement de celles-ci : les liens de solidarité, le sentiment d’appartenance, la considération constituent autant de facteurs qui viennent améliorer l’efficacité. Il faut en outre noter que cette étude pionnière souligne déjà le caractère fondamental de l’extériorité dans la définition du groupe : c’est aussi parce qu’elles sont repérées par les autres ouvrières comme membres d’un groupe de prestige participant à une expérience scientifique que les participantes développent un sentiment positif et efficace d’appartenance.

Normalisation et conformisme

En matière de consommation de substances psychotropes, ce sont les notions de normalisation et de conformisme qui sont les plus susceptibles d’offrir des clés de compréhension. La normalisation caractérise des situations ouvertes dans lesquelles des normes explicites ne sont pas posées, mais se développent progressivement par tâtonnement et mimétisme. Quant au conformisme, il renvoie à des situations dans lesquelles une norme existe, qui va amener les membres du groupe et les nouveaux venus à s’y conformer, soit par complaisance, soit par identification, soit par intériorisation.
Ce sont ces aspects que de très nombreuses recherches ont essayé de tester pour mesurer les « effets de groupe » en matière de consommation. Elles montrent tout d’abord à quel point la consommation de drogues (en particulier illégales) est un puissant facteur de constitution de groupe. Ainsi une étude de Bohrn et Fenk auprès de 1777 jeunes résidant dans dix villes européennes a montré que 47% des consommateurs de cannabis déclaraient que la majorité de leurs amis étaient également consommateurs – alors que c’est le cas pour seulement 5% des non consommateurs1.

  • L’analyse des données laisse apparaître plusieurs raisons pour lesquelles les ensembles de consommateurs et de non consommateurs soient à ce point distincts :
    Le fait d’avoir eu une expérience négative avec des usagers de substances (« Mais ça me tape sur les nerfs quand je suis entouré par des gens qui sont défoncés et perdent la tête. Je m’en vais »).
  • Le fait que les consommateurs aient un comportement étrange (« Honnêtement, pour moi les gens, ou même les amis, qui sont sous l’influence de la cocaïne sont trop fatigants parce qu’ils parlent beaucoup et sont très sûrs d’eux »).
  • Le fait qu’il existe parmi eux une pression du groupe («Ceux qui ne prennent pas de drogues sont très déterminés à vous convaincre de ne pas en prendre»).
  • Le fait que la communication soit difficile entre usagers et non usagers (« C’est simplement que ceux qui prennent des drogues sont sur une longueur d’onde différente »).
  • Le fait que les deux groupes aient des loisirs différents (« Les usagers et les non-usagers sont comme deux mondes différents qui se rencontrent l’un l’autre au début du week-end seulement pendant quelque temps et qui après se séparent »).

On remarquera avec intérêt que tous les facteurs invoqués expliquent pourquoi le groupe de non-consommation se tient à distance du groupe de consommation, mais qu’aucune motivation symétrique n’est invoquée, ce qui laisse sous-entendre, de manière extrêmement normative que ce sont les non-consommateurs qui se tiennent à distance des consommateurs et non l’inverse.
En outre, la grande majorité des études concordent sur le constat que le nombre de pairs perçus comme consommateurs de substances psychoactives serait un fort prédicteur – et peut-être le meilleur – de l’expérimentation et de la fréquence de consommation d’alcool, de tabac et de cannabis. Un niveau de finesse supplémentaire est toutefois requis pour comprendre les interactions entre les différentes variables et les modalités d’expression et d’intensité de ces mêmes variables (fréquence de la consommation, substance concernée, etc.). Ainsi la qualité perçue (autodéclarée) des relations avec les pairs vient nuancer le constat : une bonne qualité de relation est par exemple corrélée positivement pour les consommations occasionnelles d’alcool, mais négativement pour les consommations fréquentes de tabac, dans une étude menée par Miléna Spach1. En ce qui concerne le cannabis, la qualité des relations avec les pairs exerce un effet protecteur tant vis-à-vis des consommations occasionnelles que des consommations fréquentes.
Par ailleurs, l’analyse statique des corrélations à un temps t néglige la prise en compte des dynamiques et évolutions de comportement, particulièrement marquées à l’adolescence. Miléna Spach (op. cit.) constate par exemple que : « pour un adolescent jugeant n’avoir que peu de pairs consommateurs – respectivement d’alcool et de tabac – tout accroissement de la qualité des relations avec les pairs augmente la probabilité de consommer occasionnellement de l’alcool et diminue celle de consommer fréquemment du tabac » – ce qui, selon la chercheuse, pourrait s’expliquer par le fait que les consommations occasionnelles d’alcool sont davantage associées à un cadre festif et qu’à l’inverse la consommation fréquente de tabac s’apparente plus à une activité solitaire.

Ensuite, la taille du groupe et la qualité perçue des relations ne sont pas tout : le statut social au sein du groupe de pairs joue également un rôle majeur, mais variable en fonction des consommations et de la volonté affichée ou non d’« ascension sociale ». La finesse des interactions entre ces différentes variables devrait amener une finesse équivalente des messages de prévention, et surtout une politique de développement des compétences psychosociales, seules à même de forger des capacités de résistance au conformisme.

  1. BOHRN, K., et FENK, R., L’influence du groupe des pairs sur les usages de drogues, Psychotropes, vol.9 (3-4), 2003.
  2. Voir SPACH, M., « L’influence du groupe de pairs sur la consommation de substances psychoactives licites et illicites à l’adolescence », Jeunes et société, vol. 1 (1), 2016.