La genèse de ce dossier remonte au temps désormais presque immémorial d’avant la pandémie. Au moment de le concevoir, nous n’imaginions pas que les questions de santé occuperaient l’espace exorbitant qui est le leur depuis maintenant plus d’un an, sur les plans médiatique, politique et tout simplement quotidien.
Notre intention, dégagée de toute préoccupation d’actualité, consistait à prendre le temps du recul analytique pour appréhender l’emprise de la médecine sur nos existences, à décortiquer les enjeux de la montée en puissance de la pharmacie, à s’interroger sur les liens entre ces deux phénomènes et à chercher à comprendre ce qu’ils pouvaient impliquer en matière de prévention et de prise en charge des assuétudes.
Dans l’urgence prophylactique qui est devenue la nôtre, ce temps de recul pourrait apparaître comme un luxe un peu vain, parce que trop éloigné des préoccupations ô combien pressantes du moment, et inapte à outiller les professionnel.le.s pour affronter la vague de difficultés consécutive à la crise. Un questionnement trop froid pour des temps trop chauds en quelque sorte…
Nous pensons que ce temps de recul est au contraire plus nécessaire et plus urgent que jamais. Les débats techniques – et souvent stériles – qui ont scandé cette année de pandémie ont en effet occulté et renforcé les biais liés à une approche techniciste et étroite de la santé. Et si d’autres questions, à la fois plus globales, plus radicales (en ce qu’elles traitent des racines) et plus systémiques, étaient beaucoup plus pressantes ?
Plus que jamais, notre système productif et l’armature techno-scientifique qui le sous-tend paraissent perdus dans une course effrénée à la création de maladies nouvelles et de molécules censées les prendre en charge – quand ce n’est pas l’inverse : l’invention de maladies offrant des débouchés commerciaux au développement de nouvelles molécules.
Dans ce dispositif, l’art subtil de la médecine se voit de plus en plus subordonné au couple que forment la pharmacie et la statistique, et le corps réduit à un assemblage d’organes anonymes. Et que dire de l’âme ? Il est bien connu qu’une des manières de réduire les dissidents au silence en Union soviétique consistait à les « psychiatriser ». Nos sociétés libérales n’agissent heureusement pas de la sorte mais donnent parfois l’impression de psychiatriser à peu près tout le reste.
Plusieurs articles de ce dossier renvoient de manière explicite ou implicite à la boutade du docteur Knock de Jules Romains : « Tout homme bien portant est un malade qui s’ignore ». Ce qui apparaissait comme une boutade lors de la première représentation de la pièce (1924) correspond assez précisément au programme anthropologique des entreprises pharmaceutiques. Et si la plus grande urgence du moment, c’était de tout faire pour éviter que le point d’interrogation du titre de notre dossier – « Tous malades ? » – ne se transforme insidieusement en point d’exclamation ? En des temps où le discours médical semble constituer l’horizon indépassable de la politique, interroger les ressorts de ce discours constitue une nécessité aussi subversive qu’indispensable.