L’éducation aux drogues doit suivre le même parcours que celui qu’a connu l’éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle. D’une vision exclusivement centrée sur les risques, il s’agit de passer à une approche plus riche et nuancée, qui inclue également la notion de plaisir. Telle est la proposition de Jean-Sébastien Fallu pour le Québec… et pour le monde.
Propos recueillis par Edgar Szoc
Je la vois sous la même forme et au même âge que l’éducation à la sexualité, dans le curriculum de tous les élèves. On y parle des risques de grossesse indésirée, des risques en matière de transmission de maladies et d’infections, mais on y parle aussi de plaisir, de théorie des genres, etc. Et ça commence au primaire, avec évidemment une gradation dans les sujets abordés.
À mon avis, c’est exactement ce qu’il faudrait faire avec les substances : parler de cette réalité qui existera toujours et à laquelle même les plus jeunes sont confrontés, par exemple au sein de leur famille. Je pense qu’on surprotège les jeunes et qu’on sous-estime leur capacité à être exposés à certains sujets et à en discuter. Si on part avec l’a priori que la drogue, c’est mal, on a évidemment tendance à vouloir épargner les jeunes et à ne pas les exposer à cette réalité. Mais dans une perspective plus nuancée, qui aborde le sujet comme un phénomène humain fondamental, ce tabou est levé.
Il ne s’agit évidemment pas de parler de ses pratiques personnelles, ni d’en assurer la promotion, mais de parler du phénomène de la manière la plus nuancée et objective possible. On le fait avec tous les sujets, sauf avec celui des drogues.
Il y a en outre une idée reçue qui n’est pas fondée empiriquement et selon laquelle la prévention ne devrait pas parler des substances avant l’âge de 14 ou 15 ans, et qu’elle devrait se limiter aux compétences générales et aux facteurs de risques. D’après une recension des programmes en primaire, il n’y a aucune différence de résultats entre ceux qui parlent des substances et ceux qui n’en parlent pas. De toute façon, si le programme ne les aborde pas, ce sont les jeunes eux-mêmes qui vont en parler. Si on veut pouvoir y répondre, il faudra bien préparer un contenu sur le sujet.
Rappelons-le : le programme d’éducation à la sexualité n’encourage pas les jeunes à avoir du sexe : il dit ce qu’est la sexualité humaine. Il devrait en aller de même pour cette éducation positive aux drogues.
« Si on part avec l’a priori que la drogue, c’est mal, on a évidemment tendance à vouloir épargner les jeunes et à ne pas les exposer à cette réalité. »
La situation est encourageante à certains égards. J’ai par exemple participé à un projet de recherches recensant les écrits portant sur les pratiques de prévention des addictions auprès de jeunes en difficulté – sous la protection de l’Aide à la jeunesse ou à risque de l’être.
Il en est ressorti qu’à peu près partout dans le monde, dès qu’un de ces mineurs consomme, il est référé à des services de traitement, de réhabilitation, etc. Sauf au Québec où une prévention indiquée, secondaire, ou ce que certains vont appeler « intervention précoce » est mise en œuvre. Il s’agit donc d’une vision selon laquelle le cœur du problème, ce n’est pas la consommation, mais le trouble ou le caractère « problématique » de la consommation – qui ne va pas de soi.
Même pour un jeune en difficulté, on ne peut pas considérer que la consommation est nécessairement « problématique » : on peut viser la prévention pour éviter qu’elle le devienne sans pour autant viser l’abstinence. Ce type de prévention est très inspirée par la réduction des risques. On y parle de la réalité des consommations, de ses enjeux, de l’importance du « set and setting », des motivations, etc. Ces interventions peuvent mener à l’abstinence, mais ce n’est ni l’objectif ni le point central du contenu.
C’était en fait déjà le cas auparavant, parce que le cannabis était déjà très consommé. On était à près d’un jeune sur deux qui en avait consommé au cours de la dernière année. Mais il est vrai que le type d’approche que j’ai décrite pour les « jeunes en difficulté » s’élargit aux écoles, en particulier depuis la légalisation du cannabis. Les interventions ne visent plus à démontrer que « la drogue, c’est mal » ou qu’il faut arrêter. L’approche de réduction des risques, y compris dans les écoles, fait très peu de différences entre le caractère légal ou illégal des substances – même si on n’y parle que des substances « connues » aux âges où on parle, et par exemple, pas de cocaïne ou d’ecstasy.
À mon avis, ce n’est pas encore suffisant, mais c’est beaucoup plus en phase avec ce que je vais appeler une « drug positive education », dans laquelle on ne parle pas que des risques.
Il y a certainement des communications de santé publique qui peuvent être construites de manière plus intelligente. C’est d’autant plus complexe que le gouvernement essaye à juste titre de faire passer des messages de débanalisation de l’alcool et que beaucoup de gens sont en demande de manichéisme, du type « c’est bon ; c’est pas bon ». Mais, loin de ce manichéisme, on observe une évolution intéressante dans la société, dans la science, la médecine, en addictologie vers des positions plus nuancées en matière de drogues. Même s’il y a un backlash, notamment sur les réseaux sociaux, j’ose penser que c’est deux pas en avant, un pas en arrière, et que donc, sur le temps long, on finit par avancer… D’ailleurs Drogue, Santé et société vient de lancer un appel à contributions pour un prochain numéro, consacré aux usages non « problématiques », qui aidera à avancer sur ce chemin.