Comment interpréter les usages des TIC?

avril 2014

Pascal Minotte, par sa position de chercheur, nous permet de déblayer quelques questions essentielles: Quelles définitions et quelle typologie des usages peut-on établir ? Quel est le sens de ces usages, problématiques ou non ? À quels besoins répond l’utilisation des TIC? Existe-t-il des critères objectifs pour cerner les usages problématiques ? En définitive Pascal Minotte nous rappellera d’une part que les pratiques excessives s’inscrivent dans la rencontre entre un produit, un individu et un contexte et d’autre part la nécessité de poser un regard bienveillant sur les jeunes et leurs usages. Reconnaître une intelligence, un sens critique et des intentions positives aux adolescents en constitue le premier pas.

Décrivez-nous quelque peu vos activités (1).

Je suis psychologue de formation et je travaille comme chercheur au CRéSaM, le centre de réfé- rence pour les services de santé mentale agréés en région wallonne. Depuis 2008, je travaille la question des usages d’Internet et des jeux vidéo dans le cadre de notre mission de recherche

Votre champ de recherche se limite-t-il à Internet et aux jeux vidéo ou aborde-t-il plus largement l’ensemble des TIC ?

En général, nous obtenons des financements pour des questions précises, notamment liées aux usages excessifs et compulsifs.

Par contre nous donnons régulièrement une formation sur ces questions-là. Dans ce contexte, les questions qui nous sont adressées sont beaucoup plus larges, elles abordent à la fois la question des usages problématiques mais aussi des questions connexes, comme les questions éducatives. On est donc amené à réfléchir et à travailler ces sujets de façon assez large, pas uniquement en termes de psychopathologies.

Quelles sont justement les principales angoisses qui vous sont transmises ?

Les premières tournent autour des réseaux sociaux et de l’agressivité entre adolescents. Il y a aussi tout ce qui concerne le partage des photos, les questions relatives à « l’extimité », pour reprendre l’expression de Serge Tisseron, est-ce que nos ados ont encore le sens de l’intime ?

Votre rôle sera alors de construire un point de vue de recul pour ne pas aborder ces questions par l’unique biais des situations problématiques.

Oui. Le souci est que les faits divers, voire même un exemple vécu dans une école, viennent saturer la représentation qu’on a du problème et la façon dont on va se représenter l‘usage qui est fait des TIC. Donc, ce que j’essaie, avant toute chose et en toutes circonstances, c’est d’envisager aussi bien les usages qui posent problème que ceux qui n’en posent pas et de leur donner du sens. Il s’agit tout simplement de voir en quoi les réseaux sociaux, par exemple, vont répondre à certains besoins chez les adolescents.

Quels sont justement les principaux sens et besoins auxquels répondent les usages des TIC ?

Il y a d’abord les fonctions de base qui concernent tout le monde, les fondamentaux, comme l’échange d’information ou tout ce qui est de l’ordre du loisir ou du « tuer le temps ». Je les qualifie de fonctions « liquides », c’est-à-dire qu’elles viennent s’intercaler, notamment à travers les smartphones, dès que la personne a un peu de temps libre. Mais je vois aussi deux fonctions essentielles des réseaux sociaux, qui à mon sens expliquent leur succès, notamment chez les adolescents, mais pas seulement.

Il s’agit d’une part de la fonction de maintien du contact, qui me semble vraiment à la base de l’adolescence: l’ado désinvestit le milieu familial pour surinvestir ses camarades, ses copains, ses pairs et ce sont là des moments assez difficiles, voire déstabilisants qui peuvent réactiver chez certains leurs angoisses d’abandon et alimenter une gourmandise énorme en termes de contact. Même si on ne partage pas des informations nécessairement transcendantes, ça répond au besoin de se sentir rassuré par la présence de l’autre. C’est cela qui, pour moi, explique le boom des GSM, le SMS, Facebook, etc.

On peut illustrer la deuxième fonction à partir du besoin d’extimité expliqué par Serge Tisseron. Selon lui, il ne s’agit pas tant d’un désir exhibitionniste ou voyeuriste lié à une satisfaction sexuelle ou au plaisir de se montrer, mais plutôt d’une recherche de validation de la part des autres. C’est très présent à l’adolescence: on va montrer des photos de soi, exprimer des idées, échanger de la musique qui manifeste quelque chose de soi et puis les autres vont venir valider et soutenir la personne dans ses choix, quand ça marche bien. C’est l’exemple de la copine qui poste une photo d’elle et ses copines qui répondent « t’es trop jolie, t’es trop belle, continue ainsi… ».

Et est-ce qu’on peut parler à ce momentlà d’un rapport narcissique ?

L’adolescence est un moment de centration narcissique, de toute façon, avec ou sans Internet. C’est un moment de fragilité, avec des hauts et des bas, où parfois on se surestime, parfois on se sous-estime, avec une importante labilité narcissique. On est un peu obsédé par soi. À priori, ça n’a rien de problé- matique si ça évolue au début de l’âge adulte vers quelque chose de plus équilibré.


(1) Propos recueillis par Alain Lemaitre.

Est-ce qu’Internet et les jeux vidéo sont en soi un danger par rapport à la construction de l’adolescent ?

Pas dans l’absolu. Il faut distinguer les dispositifs techniques et les usages qu’on en fait. Je considère Internet comme un territoire comme un autre qui nécessite des compétences et un savoir-faire. C’est à la fois des ressources, mais aussi potentiellement des risques. On évoquait cette fragilité narcissique et cette tendance qu’ont certains à proposer sur la Toile des fragments d’eux-mêmes pour obtenir la validation des autres. Il se fait que parfois ils n’obtiennent pas la validation mais plutôt la désapprobation. Pour quelqu’un de solide narcissiquement ça ne pose pas de problème, il coupe le PC, passe à autre chose et y revient plus tard. Pour les sujets plus fragiles, la situation peut devenir problématique

Existe-t-il des grilles qui peuvent nous aider à objectiver, à définir ce qu’est une situation problématique ?

Une situation problématique, au sens large, qui engloberait toutes les situations, ce serait à mon sens assez difficile, voire impossible à définir parce que ça nécessiterait alors de découper et définir clairement chaque situation qui peut se présenter. Concernant les usages excessifs, il existe effectivement un certain nombre de grilles « diagnostiques » qui permettent, pour peu qu’on les reconnaisse, d’établir des prévalences. La difficulté selon moi est que tout le monde n’a pas la même lecture et n’utilise pas les mêmes références. Ces grilles n’ont rien d’absolu et ne sont pas nécessairement validées et reconnues par tous.

Le temps passé derrière l’écran peut-il être retenu comme un critère d’usage problématique ? Existe-t-il un outil conçu en ce sens ?

Il est impossible de déterminer un nombre d’heures par jour au-delà desquelles on juge l’usage problé- matique, parce que ça nécessiterait de distinguer ce qui est de l’ordre des usages utiles et des usages inutiles. Si je reste toute la journée devant un PC pour le travail, suis-je dans un usage problématique? A priori non, si ce n’est qu’on a inventé la catégorie des « workaholics » et qu’en ce sens, je pourrais bien l’être. Ceci étant, il y a bien sûr une corrélation entre le nombre d’heures passées et l’usage excessif. Certains professionnels ont décidé, un peu arbitrairement, qu’au-delà de trois heures par jour l’usage est problématique, mais cela ne correspond à rien de scientifique.

Est-ce qu’il y a d’autres façons de cerner un usage problématique, en termes de conséquences, par exemple ?

Les grilles traditionnellement utilisées sont issues soit du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM), soit des grilles liées aux dépendances inspirées des critères de l’OMS, mais il n’existe pas encore de grille « cyberdépendance ». Personnellement, ce n’est pas tellement mon approche de la question. On peut définir l’usage problématique par l’aspect chronophage. Pour des personnes qui passent entre 12 et 16 heures par jour pendant une période relativement longue, c’est assez évident. Mais ce qui me semble surtout faire la nature problématique de l’usage est le désinvestissement des autres dimensions de la vie. Je pense que l’usage est problématique à la hauteur de ce désinvestissement.

On peut imaginer quelqu’un de passionné qui joue beaucoup, voire même excessivement, à première vue ça pose question. Mais si la personne reste impliquée, motivée ou concernée par d’autres dimensions importantes de sa vie, par exemple ses relations amicales ou familiales, en tous les cas ses relations sociales, l’école, le travail, ça ne doit pas poser de problème. On a le droit d’avoir des excès et des passions, ça ne regarde pas les psys, en tous les cas pas en termes de pathologies.

Outre l’aspect du désinvestissement, l’autre point à envisager, c’est la question de la souffrance. Les usages excessifs sont généralement associés à une souffrance psychologique que le sujet tente d’éviter à travers le jeu.

Finalement, la perspective du désinvestissement permet d’aborder toutes les consommations, qu’on parle d’un produit, d’un sport ou d’une activité qui ne devrait pas occuper toutes les dimensions de la vie ?

Oui tout à fait, et d’ailleurs ce que je critique, c’est l’utilisation hyper fréquente, notamment dans les médias, de la métaphore « drogue ». Car on insiste ici, en tous les cas dans l’imaginaire collectif et social, sur les propriétés addictives du dispositif, en l’occurrence du jeu vidéo, et donc on est là avec cette idée que « le jeu vidéo c’est comme de la drogue » et qu’à la limite si on vous attache devant un jeu vidéo pendant deux trois jours vous ne pourrez plus vous en détacher. La pratique excessive du jeu vidéo s’inscrit dans un contexte beaucoup plus global auquel font référence certains professionnels en addictologie à travers le modèle d’Olievenstein, qui envisage la consommation comme une rencontre entre un produit, un individu et un contexte.

Aussi, une dimension qui me semble incontournable, mais qui n’est pas toujours perçue par les professionnels, même les psychothérapeutes, c’est que le joueur excessif a le sentiment de pouvoir se réaliser d’une certaine manière dans le jeu vidéo. Il va trouver dans le jeu vidéo des dimensions qu’il ne trouve pas ailleurs comme la reconnaissance par les autres ou des autres joueurs, etc. Le joueur parvient à surmonter la complexité, ou la difficulté, inhérente au dispositif, d’où le sentiment de développer des compétences. Donc moi j’insiste sur tout ce que le jeu vidéo peut apporter au joueur et dont il faut tenir compte si on veut rentrer en contact avec lui, notamment dans une relation d’aide. Si en tant que thérapeute vous négligez cette dimension, et que vous proposez simplement d’arrêter le jeu, vous risquez de démonter la seule chose qui le faisait tenir.

Il faut reconnaître les motivations positives et les effets positifs.

Oui. Et parmi les motivations qu’on entend relativement souvent, on trouve aussi bien le désir d’être utile à ses coéquipiers que celui de dominer les autres, de les dépasser. La compétition est parfois extrêmement présente chez des sujets qui ont du mal dans les autres dimensions de leur vie, du mal à s’affirmer. Ce sont des motivations positives ou pas, peu importe, ce sont des vraies motivations qu’on doit pouvoir entendre et que l’on ne doit pas juger.

Pour en terminer avec l’angoisse provoquée par l’effet « capturant », peuton concéder que le dispositif Internet redéfinit en quelque sorte l’être humain dans ses rapports à l’espace, au temps, à la façon de se sociabiliser, etc.?

Selon moi, il y a une question d’ordre sociétal: quelle est la place des écrans dans nos loisirs notre communication? Un parent qui a un peu du mal avec son ado qui va coucher trop tard parce qu’il reste une heure de trop sur son jeu… ça, j’ai envie de dire, c’était déjà le cas avec l’ado qui écoutait de la musique dans sa chambre. On peut s’en inquiéter, mais je n’ai pas spécialement de réponse à ce sujet et je pense que personne n’en a.

Et puis il y a l’aspect plus psychopathologique, et là je peux dire que des personnes qui sont dans des usages appelés « no life » ont des parcours de vie tout à fait atypiques, ils ne développent pas une dimension pathologique par hasard.

Que penser de cette représentation courante considérant qu’il y a une augmentation de la violence chez les jeunes sous l’influence des jeux vidéo ?

Les contenus de certains jeux sont choquants, il ne faut pas le nier, sous peine de perdre toute crédibilité. Ceci étant, je pense qu’en liant cette dimension à des faits divers sanglants, comme les tueries de masse, on passe à côté de la question.

Cette idée qui est véhiculée selon laquelle la jeunesse actuelle est plus violente qu’avant est très difficile à contrer, même si les chiffres prouvent le contraire. Il est vrai que les chiffres ne mesurent pas tout, certes, mais il y a un moment où il faut quand même objectiver un peu son sentiment. La jeunesse n’est pas plus violente qu’avant et la tolérance par rapport à la violence a baissé. Pour moi, on a davantage intérêt à travailler sur le rapport entre générations, car il y a là quelque chose de plus fragile et pourtant beaucoup plus important.

Et puis pointer de cette façon-là les jeux vidéo, comme c’est le cas dans la presse à chaque fois qu’il y a un fait divers, c’est passer à côté des déterminants principaux de la violence. Les passages à l’acte prennent racine dans des maltraitances pré- coces, des carences affectives, qui elles-mêmes prennent place dans des contextes sociaux déterminants. Si vous évoquez par exemple la question des jeux vidéo ou des films violents avec des personnes qui séjournent en prison, c’est à la limite risible les concernant car ils ont le plus souvent vécu dans des systèmes familiaux dont le rapport à la violence était extrêmement ambigu. Le jeu vidéo est selon moi un facteur parmi d’autres qui, chez certaines personnes fragiles, ne va sans doute pas améliorer les choses.

Une question qui revient souvent également est celle de la frontière entre le virtuel et le réel, qui sous-entend que les jeunes ne seraient plus capables de faire la différence entre l’un et l’autre…

Les théories concernant la violence, celles qui sont relayées dans la littérature scientifique, et qui postulent un effet des jeux vidéo violents sur les jeunes, ne parlent pas de confusion entre le réel et le virtuel. Elles convoquent plutôt des théories autour de l’apprentissage ou de la désensibilisation à la violence. Une confusion de l’ordre de « je joue aux jeux vidéo, et donc je ne sais plus, quand j’en sors, si je suis dans le jeu ou la réalité » ne tient pas la route, ce n’est bien sûr pas comme cela que les choses se passent. Et Internet n’est pas au cœur de ce questionnement entre réel et virtuel, car on pourrait tout aussi bien questionner les programmes de télé réalité qui sont entre les deux, extrêmement scénarisés, mais qui nous laissent penser qu’on est dans le réel. On touche plus ici à des questions qui concernent l’éducation aux médias.

Ceci étant, on a une grosse difficulté à reconnaître une intelligence, un sens critique et des intentions positives aux adolescents, je ne sais pas pourquoi on cale là-dessus, c’est extrêmement difficile, or je pense qu’il faut leur faire ce crédit-là.

S’agirait-il, en guise de prévention, de reconstruire un rapport intergénérationnel basé sur la confiance ?

Tout en redonnant du sens collectivement? Dans le cadre d’une étude que j’avais faite avec une AMO du côté de Charleroi, on avait posé la question suivante à des groupes d’adultes: « Que pensez-vous de l’usage fait par les jeunes de Facebook? » 80 % de leurs réponses contenaient des représentations carrément effrayantes du genre « ils s’enferment dans la cave pour construire des bombes », « c’est du voyeurisme », ou bien alors « ils ne font que mater du porno ». Seuls quelques-uns tenaient bon en disant « moi, ma petite fille elle me montre comment ça marche, c’est chouette parce qu’on s’entend bien ». C’est bien de ce lien-là dont on parle et qu’il faut travailler. Du côté des acteurs de prévention, lors des groupes de discussions notamment, on voit également sortir des jugements et des représentations qui font peur. Les démarches de sensibilisation sont elles-mêmes basées sur ces représentations violentes à l’égard de la jeunesse.

On se situe entre le désir d’aide, de prévention, de contrôle, on ne sait pas trop où ça s’arrête, parfois avec des visions très puritaines ou hygiénistes de la société. Alors dès qu’on voit passer une photo d’une jeune fille en maillot, on va déployer tout un arsenal, oui on est parfois dans des délires de cet ordre-là.

Il y a un vrai travail à faire, d’autant plus que des situations d’agressivité, de désignation des boucs émissaires, ou de harcèlement, se nourrissent énormément de ces failles narcissiques et de cette vision négative qu’ont les adultes de la jeunesse et que les jeunes peuvent avoir d’eux-mêmes. Et donc les « narcissiser » davantage, mais au sens constructif du terme, leur faire faire des choses par lesquelles ils sont reconnus et qui sont utiles à la collectivité, c’est prévenir des situations problématiques.

Quelles conclusions voudriez-vous apporter à notre discussion ?

J’invite les professionnels à poser un regard compréhensif et bienveillant sur les jeunes et leurs usages. C’est malheureux, mais je pense personnellement que quitter ces lunettes-là est une attitude qui relève de la faute professionnelle. Il faut commencer par reconnaître les intentions positives et les compétences des adolescents.

Avez-vous un exemple d’outil qui nous permettrait de progresser à ce niveau-là ?

Il y a un exercice que nous utilisons lors de nos formations. Ce sont des formations de deux jours avec une semaine d’écart entre les deux sessions. Nous demandons aux participants d’interviewer un usager régulier (de jeux vidéo ou de réseaux sociaux, peu importe). Cette interview a juste pour vocation, non pas de faire des interprétations ou des hypothèses, mais tout simplement de se soucier de ce qui fait du sens dans cette pratique pour la personne, ce qu’elle aime, ce qu’elle y trouve… c’est tout. Tout simplement se pencher avec curiosité sur les intentions de l’usager.

AUTEUR.E.S

Minotte Pascal