À Infor-Drogues & Addictions, les premières demandes relatives à l’usage sexualisé des drogues remontent au début des années 2000. Cet usage est à l’époque marginal et exclusivement rapporté par des personnes HSH (hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes) ayant été initiées durant des voyages notamment aux États-Unis ou en Angleterre. Ils consomment alors ce qu’ils appellent du Crystal Meth (Méthamphétamine) en mode inhalation. Une dizaine d’années plus tard, plusieurs usagers HSH demandent un accompagnement pour une consommation de méthamphétamine mais cette fois-ci en injection et en mentionnant pour la première fois les pratiques sexuelles qui y sont associées. De bouche à oreille, Infor-Drogues & Addiction devient un lieu relais pour ces demandes et l’accompagnement par un professionnel HSH n’est pas étranger au fait que ce service de consultation ait été identifié par quelques usagers en difficultés. En 2017 le phénomène a déjà pris du terrain et l’Observatoire du sida et des sexualités publie les résultats d’une enquête exploratoire sur le chemsex à Bruxelles à laquelle nous avons participé avec d’autres partenaires comme Modus Vivendi et Ex Aequo.
Les demandes se sont multipliées chaque année jusqu’à exploser durant la pandémie de Covid-19. En 2020 Infor-Drogues & Addictions met en place un partenariat avec Ex-Aequo, une association s’occupant de santé sexuelle chez les HSH et pilotant le Réseau Chemsex Bruxelles. L’objectif est d’offrir une approche communautaire et ainsi accueillir plus facilement les demandes d’aide. Une trentaine d’usagers sont ainsi accompagnés annuellement depuis 2020, dont un tiers sont des nouvelles demandes chaque année.
Le chemsex (contraction de l’anglais Chemical et Sex) consiste à intensifier le plaisir durant les relations sexuelles en consommant certaines drogues appelées « chems » et ce dans ce but précis. Le chemsex est un concept propre à la communauté HSH et provient de la culture gay anglo-saxonne de la fin des années 90 et du début des années 2000. Cette époque est principalement marquée par des traitements antirétroviraux plus efficaces qui vont changer les perspectives et les habitudes comportementales de toute une communauté.
D’un point de vue sociologique, le chemsex est d’abord un fait social émergent dont les enjeux sont bien plus politiques et sociaux qu’individuels ou communautaires. Il est présent dans les grandes capitales européennes et le public est peu homogène : des jeunes, des vieux, des laids, des beaux, des riches, des pauvres, des personnes trans, des policiers, des médecins, des fonctionnaires, des migrants, des escorts, des revendeurs de drogues, des travailleurs du sexe, etc.
D’un point de vue des addictions, il s’agit d’une polyconsommation et d’une polydépendance croisée : pratiques sexuelles intenses entre hommes, drogue(s), réseaux sociaux, pornographie et applications de rencontres.
Le contexte de cette pratique est parfois difficile à saisir lors des premiers entretiens si on n’y est pas familiarisé et si on ne connaît pas le vocabulaire employé par les usagers. En effet, qu’il s’agisse de drogues ou de pratiques sexuelles, tout a été renommé, recodé et ce comme une urgence, une nécessité de s’approprier ce nouveau rituel et ainsi développer un sentiment d’appartenance. En réponse à une menace identitaire, le chemsex est perçu comme renforçant pour l’identité d’une personne HSH et peut donc l’empêcher de se retirer de cette pratique.
Le chemsex est d’abord un fait social émergent dont les enjeux sont bien plus politiques et sociaux qu’individuels ou communautaires.
Depuis plusieurs années, nous constatons que la pratique du chemsex entraîne chez une partie de ses usagers de sérieux problèmes de santé tant physiques que psychologiques et qu’elle est associée à des prises de risques multiples : contamination aux IST, overdoses, blessures internes, hospitalisations psychiatriques et bien entendu addictions. Les risques liés à la pratique du chemsex résident dans l’usage de certains psychotropes puissants, tels que la méthamphétamine, le GHB/GBL et les cathinones.
Ces produits ont la réputation d’augmenter l’endurance et l’intensité du plaisir. Parmi ces produits certains sont injectés et cette pratique est appelée « Slam ». Tous les chemsexers ne pratiquent pas l’injection mais la pratique tend à se généraliser chez une partie d’entre eux.
Cela ne signifie pas que tous les usagers pratiquant le chemsex ont besoin forcément d’une aide pour stopper ou contrôler leur consommation. Certains peuvent faire de longues périodes d’arrêt lorsque c’est nécessaire, leur style adaptatif leur permet de rester « fonctionnels » tout en ayant une consommation plus ou moins contrôlée.
» Très souvent les usagers mélangent des psychostimulants et des dépresseurs. Joel Simkhai, l’inventeur de Grindr, appli gay confiait d’ailleurs qu’il était lui-même dépendant à son application. »
« Avoir des relations sexuelles en buvant de l’alcool, en fumant un joint ou en inhalant du poppers ou même sous influence consentante ou non d’autres drogues ne s’apparente pas au chemsex. »
Les produits utilisés dans ce contexte spécifique de chemsex sont communément appelés par un terme générique : « chems ». Très souvent les usagers mélangent des psychostimulants et des dépresseurs. Les premiers ont un effet stimulant sur l’humeur et la libido (« être chaud ») tandis que les seconds désinhibent et donnent le courage « d’y aller ». Ce schéma n’est pas très différent de celui que l’on voit en milieu festif : amphétamines, cocaïne, mdma et bien entendu alcool.
Les personnes rencontrées consomment régulièrement des psychostimulants majeurs et/ou du GHB/GBL. En effet, certains consommateurs vont se concentrer sur une seule substance et d’autres vont mélanger.
La méthamphétamine (appelée « Tina », « Crystal Meth » ou « Meth ») est plus puissante que l’amphétamine. Elle induit de l’hypertension, de la tachycardie, une plus grande confiance en soi et une sociabilité accrue. Comme dans tous les abus de psychostimulants, elle induit des privations de sommeil et d’appétit ainsi que des troubles psychotiques de type paranoïde chez certains usagers qui en abusent en multipliant les nuits blanches. Dans ce cas on observe également des troubles de la mémoire ainsi que des difficultés décisionnelles et des troubles du raisonnement verbal. Elle est fumée et/ou injectée mais rarement sniffée. Elle est consommée en mode inhalation à l’aide d’une « pipe à meth » (une pipe en verre à récipient, il ne s’agit pas d’une pipe à crack). Une fois chauffée uniformément (sans la brûler) à l’aide d’un briquet, la méthamphétamine se transforme en un liquide qui dégage une vapeur qui peut être inhalée. Certains resteront dans ce mode de consommation parfois même quotidien sans jamais passer à l’injection mais d’autres essaieront l’injection et pour certains d’entre eux il sera difficile de stopper sans aide. La tolérance et l’envie irrésistible d’en reprendre sont rapides, la dépendance peut être très forte.
Les cathinones désignent des produits synthétiques dérivés de la cathinone naturelle provenant des principes actifs du Khat, souvent sous forme de poudre ; elles sont facilement accessibles sur le darknet. Au début des années 2000, le chemsex fait son apparition au Royaume Uni en même temps que la méphédrone (4-MMC) appelée également « sels de bains » (bath salts) ou « substances pour la recherche » (research chemicals) vendue massivement sur le net avec la mention « impropre à la consommation humaine ».
Les modes de consommation sont les suivants : sniff, injection, plug anal ou par voie orale. Actuellement c’est la 3-CMC (appelée également « 3 ») qui est la plus répandue depuis que son analogue la 3-MMC a été interdite. La 3-CMC est consommée en sniff également dans le milieu festif et en sniff ou injection dans le contexte du chemsex. Cette substance se révèle assez addictive, quel que soit le mode de consommation. Les cathinones sont de plus en plus consommées en injection surtout chez un public chemsexer pour qui la méthamphétamine est difficile d’accès.
La cocaïne est également présente dans ce contexte chemsex mais de façon moins fréquente. Par ailleurs, lorsque les usagers ont associé injection de cocaïne et sexe, la plupart ont versé vers une « toxicomanie ordinaire » abandonnant les chatrooms et le rituel de rencontres sexuelles pour un usage en solitaire associé (ou pas) à la masturbation et la pornographie. Notons que la cocaïne basée (crack) n’est pas une forme de consommation chez les chemsexers que nous avons rencontrés.
D’autres substances peuvent être associées aux chemsex mais de façon moins fréquente et spécifique : kétamine, speed (amphétamine), poppers etc.
» Une approche thérapeutique individualisée et spécialisée n’est pas encore établie mais il est évident qu’une approche multidisciplinaire est essentielle dans ces accompagnements. »
» Certains demandent que l’on installe un contrôle parental sur leur smartphone afin qu’ils ne puissent plus se connecter ! »
Ces consommations de drogues et de sexe sont associées à un contexte de rencontres qui est quasiment toujours le même : les applications de rencontres. Les avancées technologiques permettant des messages instantanés et géo-localisés ont participé au développement du phénomène du chemsex chez ces utilisateurs. Les usagers vont facilement y trouver des partenaires sexuels, des revendeurs, des escorts, des orgies. La communication se fait par un langage codé qui devient leur nouveau vocabulaire pour désigner tel(s) produit(s) ou telle(s) pratique(s). Grindr, une application de rencontre pour HSH devenue populaire, permet à ces usagers de se connecter rapidement, renforçant ainsi la dépendance à son application et son concepteur, Joel Simkhai, l’a bien compris. Il confiait d’ailleurs qu’il était lui-même dépendant à son application.
Mais le recours systématique à ces applications de rencontres met en évidence une immense solitude chez des personnes souffrant de phobie sociale et/ou de dépression. En effet, on sait déjà que l’usage intensif des applications de rencontres a un effet négatif sur l’estime de soi et renforce l’anxiété sociale chez ceux qui en souffrent.
Le phénomène des « chill » (termes désignant les orgies ayant lieu le plus souvent à domicile) traduit également ce besoin d’être ensemble et de multiplier les rencontres. Lors de ces « chill », les usagers consomment et ont des relations sexuelles intenses mais passent également beaucoup de temps sur leur téléphone pour inviter d’autres participants.
Certains pratiquent le chemsex seuls en associant drogues, masturbation et pornographie. Mais depuis que Twitter est devenu X, un phénomène de publications à caractère violent et pornographique a proliféré sur le célèbre réseau social, qui est devenu le site de référence pour visionner du contenu pornographique très spécifique. Si bien que X (ex-Twitter) a changé ses politiques de confidentialité en juin 2024. Depuis lors, la plateforme assume pleinement accepter les contenus violents ou à caractère sexuel. Les usagers y trouvent facilement des vidéos et images mettant en scène les pratiques sexuelles en mode chemsex, y compris la pratique de l’injection et ils témoignent que ces vidéos sont très addictives si on pratique le « slam ».
D’autres font appel à des « escorts » et paient pour avoir des relations sexuelles dans ce contexte de consommation. Les escorts font donc gagner du temps d’autant plus si ils sont aussi des revendeurs. Certains usagers vont ainsi dépenser plusieurs centaines d’euros en quelques jours. Bon nombre d’usagers faisant appel aux escorts le font par évitement social. Payer plutôt que de prendre le risque d’affronter un refus ou d’entamer une chasse trop longue avant de trouver un partenaire d’un soir.
Qui dit injection, dit aussi initiation. Ces nouveaux injecteurs se rappellent tous de leur première injection et ce qui est commun chez la majorité d’entre eux c’est qu’ils ne se sont pas injectés eux-mêmes. Parfois l’injection a lieu lors d’une orgie et donc en présence d’autres personnes et souvent beaucoup confient qu’ils n’ont simplement pas osé dire non. Le contexte des premières injections est parfois décrit comme intimidant, voire traumatisant.
Et pourtant une fois initié, cette pratique de l’injection procure un plaisir intense durant lequel l’usager peut se laisser aller à ses phantasmes dans une jouissance sans retenue ni douleurs et ce pendant une longue période si l’injection est répétée. L’intention est donc d’intensifier les pulsions sexuelles mais jusqu’à les rendre obsessionnelles et ce parfois pendant plusieurs jours.
La pratique du fist fucking est bien plus ancienne que le chemsex. Le poppers est/était la substance la plus utilisée pour faciliter cette pratique anale mais pratiquer le fist en mode chemsex offre une expérience plus profonde, au sens propre comme au figuré. La pratique du fist sous méthamphétamine ou cathinones comporte plusieurs risques : usages répétés et obsessionnels, blessures internes dues à l’absence de douleurs et à un rush décuplé. L’abandon du fist est parfois nécessaire pour certains usagers abstinents en ayant abusé en mode chemsex.
» Il faut envisager des stratégies pour atteindre le public vivant hors des zones urbaines. Les usagers pratiquant le chemsex n’ont pas tous besoin d’aide et certains parviennent à contrôler leur consommation. »
Le public rencontré présente souvent une sérologie positive au VIH et/ou au VHC et ce parfois à plusieurs reprises pour cette dernière. Les personnes séropositives au VIH qui sont sous traitement sont indétectables et parmi les séronégatifs au VIH, nombreux sont sous Prep et souvent avant l’initiation au chemsex. Par ailleurs, plusieurs usagers ont contracté le VIH et/ou le VHC à la suite de prises de risques dans ce contexte de rencontres. Un constat identique est rapporté par l’étude exploratoire en Région de Bruxelles-Capitale de Jonas Van Acker citée plus haut.
La solitude, la dépression, l’anxiété sociale et les antécédents de traumatismes durant l’enfance sont fréquemment observés chez les usagers que nous avons rencontrés. Les épisodes psychotiques (observés chez 10% de notre public) sont dans la plupart des cas liés à des épisodes de surdose et non pas à une psychose latente. Les usagers sont alors désorientés et incohérents ce qui les conduit parfois aux services des urgences psychiatriques, souvent amenés par la police ou l’entourage. L’injection augmente ce risque de décompensation d’autant plus si l’usager est dans une période de fragilité psychologique ou s’il y a des antécédents psychiatriques. Une revue de question récente dresse le même constat que nos chiffres descriptifs en termes de facteurs aggravants et prédisposants.
Dans la littérature publiée sur le chemsex, l’accent est actuellement mis sur les comorbidités somatiques et sur les risques considérablement accrus d’infections sexuellement transmissibles (IST). Mais les risques de troubles psychologiques et psychiatriques ne sont pas rares chez certains usagers.
» Si le public rencontré est peu homogène, il semble partager une même difficulté à se projeter dans un avenir où le futur n’existe pas. »
« T’es chaud ? » « Tu as des chems ? » C’est typiquement les premiers messages que l’on reçoit sur ces applications de rencontres. « Être chaud », cela sous-entend d’avoir très envie mais cela signifie aussi d’être performant et donc de bander dur et longtemps.
Il est important de distinguer la topographie du chemsex de celles observées dans l’usage de drogues, d’alcool ou de médicaments dans un contexte sexuel. Il ne s’agit donc pas de sexualité sous influence(s) ni de soumission chimique. Avoir des relations sexuelles en buvant de l’alcool, en fumant un joint ou en inhalant du poppers ou même sous influence consentante ou non d’autres drogues ne s’apparente pas au chemsex comme nous pouvons l’observer chez ces nouveaux usagers.
Il existe chez eux une séquence comportementale particulière qui vise à augmenter le plaisir en multipliant les rencontres et les prises de drogues dans le seul but d’aller plus loin dans le plaisir et le faire durer. L’intention est donc d’en profiter un maximum. La notion de consentement est içi quasiment « dissoute » par les effets puissants des produits utilisés mais il ne s’agit pas de soumission chimique à proprement parler, car l’intention de prendre ce risque est préméditée et assumée dès le départ.
Les premiers entretiens sont l’étape la plus importante dans l’accompagnement. En premier lieu il est recommandé de s’assurer que l’usager se sente entendu dans ses besoins afin d’ainsi garantir une alliance et un engagement dans un accompagnement de préférence médico-psycho-social.
Ne soyez pas trop silencieux durant les premières séances, la plupart des usagers arrivent dans un état de crise, ils ont besoin qu’on leur parle et que l’on propose un plan thérapeutique.
Avant d’entamer toute anamnèse, il est important de se présenter en tant que professionnel : votre expérience et votre connaissance de la problématique donneront (ou pas) une première légitimité à votre accompagnement.
Dans le cas des nouveaux usages/nouvelles pratiques, il est bon de se rappeler que l’usager est également un expert. Vous restez bien entendu expert de votre pratique mais parfois l’usager évoque des produits ou des nouvelles pratiques dont vous n’avez jamais entendu parlé et son style de vie et de consommation est bien éloigné des croyances et représentations de la toxicomanie ordinaire comme nous l’avons connue avec les usagers d’héroïne, de cocaïne ou d’alcool.
Une posture symétrique est vivement recommandée lors des premiers entretiens. Vous ne perdrez pas votre statut d’expert soignant/aidant, bien au contraire cela consolidera votre rapport d’aide, et surtout aidera à créer un lien thérapeutique.
Une partie d’entre eux sont des nouveaux injecteurs ne sachant pas toujours comment pratiquer l’injection convenablement. Des soins médicaux et infirmiers sont parfois nécessaires pour éviter des complications. Ces problèmes post injections ne sont pas toujours évoqués spontanément lors des premiers entretiens ou sont tout simplement dissimulés. N’hésitez pas à les questionner à ce sujet et proposer des soins appropriés.
Reconnaître d’emblée que ces « chems » ont des effets surprenants et inattendus peut aider certains à se sentir moins coupables et aborder leur histoire sans autocensure.
Le rapport d’aide peut commencer lorsque l’usager a compris que vous considérez son expérience et sa souffrance comme authentiques et que vous avez gagné votre légitimité en tant que soignant/aidant qui offre une aide concrète répondant à ses premiers besoins. Si vous n’avez aucun plan thérapeutique à lui proposer, il risque d’abandonner rapidement le suivi.
Le suivi peut également être interrompu par des rechutes. Si cela est possible, il est utile de désigner quelqu’un dans l’équipe qui se chargera de rappeler les patients qui ne donnent plus de nouvelles pour leur proposer un nouveau rendez-vous s’ils le désirent.
Si l’usager est sous influence ou post influence lors des premiers entretiens, il est important de prendre en compte cette modification de conscience temporaire et de « faire avec » en tout cas au début de l’accompagnement. Les psychostimulants agissent longtemps et la descente est parfois longue. Il est recommandé d’être sobre lors des entretiens mais ne pas accompagner l’usager sous ce prétexte est bien entendu un risque d’abandon. Dans ce cas, recevoir quand même la personne quelques minutes permettra d’évaluer son état de conscience et de s’assurer qu’il est capable de rentrer chez lui. Lorsque la consommation est quotidienne, bien souvent il ne se rend pas compte qu’il peut être très inadéquat et visiblement agité. Il est alors prudent de suggérer un arrêt de travail surtout si l’usager se met en danger face à ses responsabilités professionnelles.
Durant ces entretiens, il est important de se rappeler que ces nouveaux mots ont acquis un potentiel déclencheur dans le langage verbal. Il est donc vivement recommandé de reformuler à chaque fois des termes tels que Rush (la montée) ou Slam (l’injection) cela permettra d’en parler (si c’est utile) sans trop susciter les souvenirs plaisants. Une attention particulière doit être accordée à ce phénomène d’hypersensibilisation aux déclencheurs. Par exemple, il est préférable de recevoir ces usagers dans des pièces sobres et surtout dépourvues de matériel d’injection ou de tout indice y faisant penser.
Une lecture dépourvue de tout jugement moral vis-à-vis de concepts tels que le plaisir et la prise de risque est nécessaire pour comprendre cette thématique ainsi que pour ne pas la pathologiser davantage. Il est également important d’adopter des comportements non verbaux neutres et de pouvoir entendre parler de pratiques « hard » comme le fist fucking ou de contextes de rencontres décrits comme sordides et glauques.
Un professionnel HSH a parfois plus de facilités pour accueillir ce public pour autant qu’il soit informé et cultivé sur le sujet et surtout si aucun dégoût ou aucune résonance fantasmatique ne vient interrompre son écoute bienveillante.
Une approche thérapeutique individualisée et spécialisée n’est pas encore établie mais il est évident qu’une approche multidisciplinaire est essentielle dans ces accompagnements.
À Infor-Drogues & Addictions les usagers sont accompagnés en partenariat avec l’asbl Ex-Aequo qui offre des soutiens supplémentaires : pair-aidance, entretiens motivationnels, groupe de parole thématique, numéro whatsapp info chemsex.
Les entretiens motivationnels sont un outil précieux pour comprendre le contexte de consommation propre à chacun, c’est-à-dire identifier tout ce qui maintient et renforce cette pratique malgré les nombreuses difficultés que cela entraîne dans leurs vies quotidiennes. C’est souvent l’aspect identitaire et la solitude qui s’entremêlent (sentiment d’appartenance au groupe comme remède à la solitude).
« Aidez- moi à arrêter » ressort comme la demande principale et ce besoin de stopper ou du moins faire une pause est clairement formulé lors des premiers entretiens. Évaluer la sévérité de la dépendance permettra de proposer un accompagnement adéquat qui réponde prioritairement aux objectifs thérapeutiques définis avec l’usager. Ceux-ci vont dépendre de son niveau de motivation et peuvent donc être adaptés au cours de l’accompagnement : une modification de la consommation (diminution, consommation contrôlée, arrêt de consommation) ou une prévention de la rechute.
Les interventions cognitivo-comportementales (TCC, gestion des contingences) ont aidé la majorité des usagers accompagnés à stopper leurs consommations de façon durable. Les TCC sont effectivement recommandées chez les usagers problématiques de méthamphétamine.
Lorsque l’usager est prêt à expérimenter un arrêt, il lui est suggéré de supprimer les applications de rencontre ainsi que les numéros de téléphone des revendeurs ou de tout « contact chemsex ». Il lui est également suggéré d’éviter la pornographie à thème chemsex.
Plusieurs aspects sont abordés lors de cet accompagnement à l’arrêt : faire face au craving et savoir le gérer, acquérir des compétences pour résister aux sollicitations, anticiper des situations à risque de consommation et surtout amener l’usager à mettre en place des stratégies pour résoudre des problèmes urgents dont la non-résolution peut être un facteur aggravant. Il est parfois utile d’avoir une approche psycho-éducationnelle et d’expliquer les mécanismes de la dépendance au chemsex.
La thérapie d’acceptation et d’engagement (ACT Interventions) permet de créer rapidement un lien thérapeutique et semble prometteuse avec des individus appartenant à des minorités sexuelles se livrant au chemsex, notamment les HSH, et présentant potentiellement des comorbidités psychiatriques.
Une approche groupale est également intéressante comme développée par l’équipe du médecin addictologue Dorian Rollet (Département de psychiatrie et de médecine addictologique, hôpital Fernand-Widal, Paris).
Agir sur le contexte est une première façon de faire un pas de côté : amener ces usagers à prendre de la distance avec les applications est toujours bénéfique. Certains demandent que l’on installe un contrôle parental sur leur smartphone afin qu’ils ne puissent plus se connecter ! Toutes ces interventions comportementales facilitent l’expérience de l’abstinence et elles ont souvent permis de poursuivre le processus vers une cure lorsque cela était nécessaire.
Une partie du public rencontré a nécessité une hospitalisation en vue d’un sevrage. Pour la plupart d’entre eux, il s’agissait d’une dépendance au GHB/GBL. En effet, stopper une telle consommation sans aide médicale comporte des risques. D’autres ont été admis pour un sevrage à la méthamphétamine ou à d’autres stimulants (cathinones, cocaïne). Nous avons collaboré régulièrement avec le Dr Julien Talent, médecin psychiatre à la Clinique La Ramée, qui reçoit des patients HSH pratiquant le chemsex et en demande de sevrage. Les patients ayant réussi leur sevrage sont également conviés à suivre un parcours de postcure en parallèle avec un accompagnement psychothérapeutique.
Il est donc important de penser l’aide à l’arrêt comme un processus qui mène à terme l’usager vers une abstinence durable. Si cela est nécessaire, on peut aussi inviter l’usager à poursuivre son parcours thérapeutique en l’orientant vers une psychothérapie/sexothérapie de son choix après l’avoir éclairé sur les possibilités qui s’offrent à lui.
Une partie non négligeable de notre public (20%) trouve du soutien et de l’écoute dans des groupes de paroles. Beaucoup fréquentent les groupes des Narcotiques Anonymes (NA) . Ex-Aequo offre également un espace de parole appelé « Let’s talk about chemsex ». Ces groupes de paroles offrent un soutien supplémentaire aux usagers qui le désirent. D’autres fréquentent un autre groupe appelé Crystal Meth Anonymous (CMA) qui répond également à leurs besoins de parler en cas d’envie de consommation. L’entraide est ici un des facteurs importants, car elle brise la solitude et remet l’usager en connexion avec les autres.
Il est actuellement compliqué d’établir une liste exhaustive des risques liés à cette pratique mais on sait qu’il existe des méfaits potentiels au-delà des IST, comme l’intoxication et la surdose. Les complications à plus long terme chez les usagers réguliers sont également une réalité sur laquelle il faut se pencher en termes de promotion de la santé et investir dans une prévention et une réduction des risques adaptées à ces nouveaux risques. Les risques sanitaires à prévenir sont multiples : physique (abcès, plaies, IST), psychologique (dépendance), relationnel (risque de ruptures sentimentales, isolement, mal-être), psychiatrique (décompensations psychotiques, troubles anxieux, dépression majeure) et social (risques pénaux, perte de travail et de repères).
Étant donné que la pratique du chemsex tend à devenir de plus en plus fréquente, il faut envisager des stratégies pour atteindre le public vivant hors des zones urbaines.
S’ il y a un conseil à donner absolument aux usagers, c’est de ne jamais consommer seul car les risques de surdose peuvent être mortels ; de s’informer sur les produits et leurs dosages ; et surtout ne pas les mélanger. Le site Drogues et Sexes entre Hommes est riche en information à ce sujet. D’autres sites conçus par des consommateurs sont également intéressants : Technoplus , PsychoACTIF, Actions-Traitements.
Faire tester ses produits comme cela est possible avec les différents dispositifs mis en place par Modus Vivendi permet d’en savoir plus sur les produits achetés, leurs interactions entre eux et/ou avec un traitement en cours et d’en discuter avec les professionnels du testing. Il s’agit également de conseiller de respecter un délai raisonnable entre deux prises.
Si les narines sont abîmées ou si le réseau veineux est endommagé, il est utile de rappeler que d’autres modes d’administration sont possibles comme le plug-anal ou les parachutes. Le plug-anal consiste à diluer le produit dans du liquide physiologique et de l’injecter (sans aiguilles) par voie anale. Le parachute consiste à emballer la dose dans un papier à cigarette et à l’avaler.
Les usagers pratiquant le chemsex n’ont pas tous besoin d’aide et certains parviennent à contrôler leur consommation. Une partie d’entre eux nécessite un accompagnement médico-psycho-social qui n’est pas encore bien structuré comme pour les autres addictions. Une attention particulière est à accorder à l’accueil de ces nouveaux usagers et il est nécessaire d’adapter nos réponses à leurs demandes d’accompagnement. Le partenariat avec Ex-Aequo a permis de capter rapidement les demandes d’aide et un accompagnement rapide a pu être mis en place. Infor-Drogues & Addictions a un partenariat avec Modus Vivendi depuis de nombreuses années. Dans le cadre de ce partenariat, les demandes viennent majoritairement d’un public festif mais il est intéressant de noter que de nombreux usagers HSH se sont également adressés à Modus Vivendi. Ce qui a multiplié davantage les accompagnements de ce public ne trouvant pas facilement une aide répondant à leurs besoins.
Les usagers pratiquant le « slam » représentent une nouvelle population d’injecteurs pour lesquels une aide médico-psycho-sociale doit être adaptée. Les TCC semblent prometteuses pour répondre aux premiers besoins de ces usagers en demande d’aide et d’accompagnement vers le sevrage. Une réduction des risques efficace doit être mise en place avec les usagers, leurs expériences éclairent toujours nos connaissances quand il s’agit de nouvelles pratiques.
La presse relate de plus en plus souvent que « le chemsex se démocratise chez les hétérosexuels ». Même si cela est faux au sens de la définition du chemsex comme fait social émergent chez les HSH, cette affirmation met en lumière un intérêt grandissant pour l’usage sexualisé des drogues. La promotion de la santé doit être plus attentive aux développements de ces pratiques et développer des réponses et des moyens qui confèrent à ces nouveaux usagers un plus grand contrôle sur leur propre santé.
Il est nécessaire d’avoir une meilleure connaissance des fondements socio-anthropologiques, culturels et psychologiques liés à la pratique du chemsex, car si le public rencontré est peu homogène, il semble partager une même difficulté à se projeter dans un avenir où le futur n’existe pas. L’ouvrage No Future : Queer Theory and the Death Drive de Lee Edelman paru en 2004 met en lumière la négativité et le rapport de force inévitable que le « queer » (littéralement le « pédé ») entretient avec un monde animé par un futurisme reproductif qui rejoue sans fin la politique du capitalisme, de la normalité sociale, de la famille nucléaire comme seule alternative, de l’hétéronormativité qui ne lui offre ainsi aucune chance possible de développer un sens de la reproduction et de la survie de l’espèce.
Le chemsex apparaît alors comme une forme de néo-libéralisme appliqué à la performance sexuelle « du toujours plus et plus fort » et où cette pratique se positionne comme une activité qui incarne le citoyen HSH en tant que consommateur à l’ère techno-capitaliste de la consommation pharmacopornographique. De nombreuses caractéristiques semblables sont décrites dans le concept de « edgework » à savoir l’idée selon laquelle les activités volontaires à risque consistent à explorer les limites qui existent le long des frontières culturelles. Ces frontières peuvent inclure celles entre la raison et la folie, la conscience et l’inconscience et la vie et la mort.
Enfin, il est utile de se rappeler que la politique de la prohibition des drogues reste un obstacle majeur dans la compréhension et la prise en charge des addictions dans notre société et cela est encore plus vrai pour ces nouveaux usages et pratiques.
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