REBELLES FONCTIONNELS. Nous consommons même si c’est illégal

juillet 2019

UNE INTERVIEW DE

Arthur, 50 ans, enseignant

Hélène, 28 ans, cheffe de publicité

Odile, 27 ans, étudiante

Maxime, 31 ans, juriste

Sylvio, 30 ans, chargé de projet

Dans sa typologie des profils de délinquants, Emile Durkheim appelait celui qui commet une infraction pour faire changer la société, le rebelle fonctionnel. Cette personne, en avance sur son temps, assume son acte car son caractère illégal ne correspond plus aux valeurs de la société. Prospective Jeunesse a rencontré plusieurs de ces rebelles qui s’ignorent. Usagers et usagères récréatifs, ils évoquent leur consommation mais surtout ce qui les questionne aujourd’hui dans la répression. Peu parlent de problèmes judiciaires, tous parlent de santé.

ARTHUR, 50 ANS, ENSEIGNANT « NOUS AVONS TOUS DROIT AU PSYCHÉDÉLISME »

Produits : vapotte du cannabis

« Je produis moi-même au jardin, uniquement ma consommation. Je ne veux rien à faire avec le deal de rue. Je consomme parce que ça m’aide à me concentrer. J’utilise peu de cannabis en usage festif. C’est plutôt chez moi, dans le fauteuil avec un bon bouquin. »

« Il y a 15 ans, ma production a fait l’objet d’une saisie. Les contacts avec la police ont été corrects et aucune suite n’a été donnée. Il y a 5 ans, j’ai reçu une amende administrative pour avoir déclaré consommer ma production. J’ai payé 500 euros, mais j’ai ainsi évité les suites judiciaires. »

« Le plus gros risque que j’ai encouru : perdre ma place de père. La mère de mes enfants a utilisé ma consommation pour essayer d’obtenir la garde. J’ai été honnête avec la police. Elle n’a pas été conciliante. Je me rappelle des entretiens méprisants et moralisateurs. En revanche, au tribunal de la famille, la procureure et la juge ont considéré que le cannabis n’avait pas d’influence sur mes qualités paternelles. Je pense qu’être une personne intégrée socialement, un travailleur actif, a joué en ma faveur. »

« Je suis affilié à une maison médicale, et ils suivent les consommations d’alcool, de tabac, de cannabis. Mon médecin est au courant de ma consommation. Elle intervient de manière très professionnelle, dans le but de m’accompagner. Elle ne soutient pas, mais elle ne juge pas. Elle est très contente depuis que je vapote. »

« Je me suis beaucoup fourni aux Pays-Bas, mais je n’aimais pas : ce milieu bosse avec les réseaux criminels. Quand tu achètes en rue, se posent de nombreuses questions : avec quoi ces produits sont-ils coupés ? Ils n’ont aucune traçabilité. Où va partir mon argent ? Va-t-il alimenter Daesh, le trafic d’armes, la traite des êtres humains, la prostitution ? Ca m’effraie de penser que je pourrais contribuer à ça. »

« Changer la loi, c’est soutenir la RDR, donner une information claire et juste. Je pense que nous avons tous droit au psychédélisme, à accéder à des états de conscience modifiés : si l’individu trouve cette expérience dans la danse, dans la musique, c’est très bien. On peut aussi le trouver dans la plante. On peut explorer son psychisme, accompagné ou non, pour développer une connaisance intime de soi. Je ne suis pas croyant mais dans la recherche psychédélique, il y a une fonction enthéogène, une découverte de spiritualité. Pourquoi punir quelqu’un qui teste son corps ?

Un siècle de prohibition n’éradiquera pas des milliers d’années d’usages »

HÉLÈNE, 28 ANS, CHEFFE DE PUBLICITÉ « JE NE VOUDRAIS PAS QUE ÇA SE SACHE AU BOULOT »

« J’ai pas mal testé : l’ecsta, le cannabis, le shit, l’alcool et la clope bien sûr, la keta, le GHB, la MDMA… Mais je consomme surtout de la cocaïne 3 à 5 fois par mois, toujours pour faire la fête. Au départ, c’était par curiosité, mais ça s’est transformé en besoin. Durant les soirées pourries, je veux consommer pour essayer de transformer la soirée en bon moment. Avant, le produit était un bonus. Aujourd’hui, il devient trop central. »

« J’en parle pas mal avec mes potes car je veux arrêter et je me rends compte que c’est compliqué. Soit parce qu’on m’en propose et que je craque, soit parce que je suis alcoolisée et que l’envie prend le dessus. J’ai profité d’un voyage avec ma mère pour lui dire, pour parler avec elle de mon angoisse à ne pas réussir à arrêter. Je travaille sur moi-même désormais. »

« L’interdiction n’a pas d’effets sur moi : l’accès est hyper facile. C’est plus facile que de commander une pizza. Mes dealers m’envoient des messages de promo, souvent trois ou quatre, avec les prix et les horaires. Par contre, des cas d’arrêts cardiaques autour de moi me stressent. La qualité des produits, c’est un vrai problème. Je ne sais pas si la pureté des produits empêche les morts, mais j’aimerais savoir ce que je me fous dans le nez, à quoi c’est coupé. C’est la première raison qui me donne envie d’arrêter. »

« Les risques judiciaires, je n’en ai pas vraiment conscience. Même en Asie, je consommais alors que les lois sont généralement beaucoup plus sévères qu’en Europe. Je ne vends pas. Les flics voient une nana avec un gramme, ils la réprimandent sans donner de suites. Par contre, je ne voudrais pas que ça se sache au boulot. »

« Changer la loi, j’ai pas vraiment creusé la question. L’interdit a du sens face à des produits pourris. Mais les contrôles ne découragent pas les dealers. Il y a beaucoup d’hypocrisie : ici, chaque boîte a ses dealers. »

USAGES DE DROGUES : QUI SE FAIT COINCER ?

« Vous et moi, si nous fumons du cannabis, il va vraisemblablement ne rien nous arriver. Généralement, le parquet poursuit suite à une accumulation d’infractions pour la même personne. Par exemple, l’usager d’héroïne qui commet une petite infraction pour assurer sa consommation. Il vole un carnet d’ordonnances auprès de son médecin ou falsifie des ordonnances. Il peut ainsi se procurer des substances auprès des pharmaciens et revendre sur le marché noir. Puis, à un moment, il vole un sac. À ce moment-là, la personne est poursuivie et condamnée … pour détention. Pour avoir facilité à autrui de l’usage de stupéfiant, pour avoir revendu, pour avoir transporté, et puis pour faux et usage de faux (falsification des ordonnances), vol, éventuellement vol avec violence parce qu’il a bousculé la personne. Le dossier prend des allures monstrueuses.

Christine Guillain

ODILE, 27 ANS, ÉTUDIANTE « POUR L’ENDOMÉTRIOSE, LE CANNABIS FONCTIONNE MIEUX QUE LES MÉDOCS »

« J’ai commencé le cannabis vers 14 ans. J’en fume tous les jours, le soir pour me détendre. À partir de mes 16 ans, j’ai testé plein de trucs : MDMA, speed, des champis, du LSD, de l’ecsta… Aujourd’hui, je consomme encore de la coke, en soirée. Je n’aime pas l’alcool, alors je me tourne parfois vers ce produit quand j’ai envie de faire la fête. »

« La sœur de ma maman est une ancienne usagère, avec une expérience compliquée à l’adolescence. On peut en discuter du coup. Elle m’a aidée à ne pas consommer de travers, à rester dans le récréatif. J’essaie de jouer ce même rôle avec mon petit frère. Dans les fêtes rurales, on n’y croit pas mais ça tourne bien. Je veux éviter qu’il soit trop influencé et ne se mette pas de limites. En revanche, impossible d’en parler avec le reste de ma famille : certains travaillent dans la Police. »

« Je souffre d’endométriose, et le cannabis fonctionne mieux que les médocs. Des patientes se le conseillent sur des forums spécialisés, en raison des vertus anti-inflammatoires. Je prends du CBD du coup. Ma gynéco est avertie.»

« J’ai le même vendeur depuis plus de 10 ans pour le cannabis. Il se contente de vendre à quelques personnes. La coke provient d’un collègue de mon voisin. Je lui fais confiance parce qu’il a des bons produits. C’est important pour moi de connaître le vendeur. »

« La prohibition ne me pousse pas à ne pas consommer. Cependant, ça ne me rassure pas et j’ai déjà testé mes produits à Dour. J’aimerais pouvoir en parler plus librement aussi. Mes études en droit m’ont ouvert les yeux sur les problèmes judiciaires. Avant, ils étaient flous pour moi. J’avais surtout peur de la réputation. »

« Je pense que des gens consommeront toujours des drogues. Inspirons-nous du Portugal ! Dans la législation, il faut autoriser les lieux de testing, renforcer la prévention dans les écoles. Notre politique devrait être guidée par la bienveillance. »

MAXIME, 31 ANS, JURISTE « JE VEUX SURTOUT NE PAS CHOPER DE LA MERDE »

« Je consomme régulièrement de la cocaïne en soirée, mais aussi de la keta et du GHB pour du chemsex 1. Ca me permet de m’évader de la réalité quotidienne, d’accroître mes sensations, de faire la fête. »

« Dans mon entourage, certains amis savent que je consomme, ceux avec qui je le fais évidemment mais aussi quelques personnes qui ne sont pas du genre à juger ce genre de choses. »

« Mon médecin est au courant : je suis sous Prep ². Ca fait partie du traitement d’en parler. Il est très professionnel, non-jugeant, à l’écoute, mais il faut dire qu’il est habitué. »

« La prohibition ne m’influence pas. Je ne pense pas à l’interdiction. Les risques judiciaires ? Je ne pense pas que le Parquet poursuit pour consommation perso. En revanche, je fais gaffe aux risques sanitaires, ne pas choper de la merde. Je dois faire confiance au contact. Je sais que c’est possible de tester [ ndlr : Maxime fait référence à Modus Fiesta, dispositif de testing], mais je ne l’ai jamais fait. »

« La prohibition, c’est beaucoup d’hypocrisie de la part de la société. L’alcool fait des ravages, ça gêne qui ? Ceux qui prétendent défendre la prohibition, je ne crois pas que tous n’aient jamais rien pris. Je suis pour une légalisation, un règlement sur la qualité des produits et des moyens pour la prévention, afin d’éviter les dépendances. »

SYLVIO, 30 ANS, CHARGÉ DE PROJET « MES CRAINTES ? LES DESCENTES QUI ME DÉPRIMENT. »

« Je ne consomme plus que du cannabis, une fois par semaine en soirée, pour me détendre. Par le passé, j’ai beaucoup testé : speed, MDMA, ecstasy, cocaïne, mais j’ai essentiellement pris de l’ecstasy dans les soirées techno. La musique, l’ambiance, les lumières, tout ça est important : je voulais tout ressentir de manière décuplée. Je le fais encore mais très peu, pour des occasions spéciales disons. »

« Je parle de ma conso avec les consommateurs dans mon entourage, mais jamais en famille. Les gens ont beaucoup de clichés ou sont intransigeants. J’évite de leur en parler. »

« Mes craintes ? Je n’aimerais pas être vu en public défoncé. Vu que je consomme dans des contextes spécifiques, ça m’inquiète peu. En revanche, je déteste les descentes, je sais que je vais déprimer ³. Ca peut me décourager par avance. J’ai déjà mal réagi aussi : une montée qui ne se passe pas comme d’habitude me stresse, j’ai besoin de m’isoler. »

« Je connais les conséquences judiciaires, mais je n’ai jamais perçu la Police comme un réel danger. Je n’ai jamais été contrôlé. J’habite le bon quartier. Mon travail est légal. Je n’ai jamais affaire à la Police. Je n’aimerais pas. Mais ça ne se présente pas. »

« Je ne vois pas de sens à punir ma consommation. Pour le cannabis, la légalisation me paraît évidente. Les autres produits concernent plus un public de niche. Je dirais qu’il faut légaliser la plupart, mais je ne connais pas suffisamment les possibilités pour me prononcer. »

LE MYTHE DE LA TOLÉRANCE CANNABIS

L’opinion publique croit que la détention personnelle est tolérée, c’est faux. Dans la déclaration gouvernementale en 2014, est écrit noir sur blanc : « tolérance zéro en matière de cannabis ». L’arrêté royal du 6 septembre 2017 traduit cette volonté en punissant la détention de cannabis sur la voie publique, dans un lieu accessible au public ou dans d’autres situations (en prison, dans une institution de protection de la jeunesse) de trois mois à un an de prison.

Ensuite, le collège des Procureurs généraux a adopté une directive de politique criminelle. Face à l’impossibilité dans les faits de poursuivre toutes les détentions de cannabis, ils ont ajouté deux termes dans le texte : la poursuite a lieu si la détention de cannabis a lieu « avec ostentation ». Ce bricolage juridique tempère cette repénalisation, mais n’empêche pas crée de l’insécurité juridique pour tout le monde.

Quand une infraction est punie à partir d’un an d’emprisonnement, une instruction peut être ouverte et un juge d’instruction pourrait délivrer un mandat d’arrêt. C’est une peine très sévère.


  1. Le terme “chemsex” (écrit aussi chem-sex ou chems-sex pour chemical + sex) provient de la culture gay anglo-saxonne et réfère aux pratiques sexuelles sous l’influence de produits psychotropes. Le chemsex est essentiellement présent dans le milieu gay, mais elle peut renvoyer à de nombreuses pratiques hétérosexuelles qui ne sont pas pour autant appelées « chemsex ». (Définition d’Infor-Drogues, https://infordrogues.be/chemsex/ )
  2. La PrEP (Prophylaxie Pré-Exposition) est une stratégie de prévention à destination des hommes et des femmes séronégatifs qui estiment avoir un risque élevé de contamination au VIH. Il repose sur la prise d’un médicament, le Truvada, qui a pour rôle de faire barrière au VIH dans l’organisme.
  3. La descente est la période durant laquelle les effets aigus induits par l’usage d’une substance psychoactive s’estompent jusqu’à disparaître. En raison de l’épuisement des stocks de dopamine, cette période peut parfois se prolonger plusieurs jours par un syndrome dépressif.