Parler du sens de l’action en Réduction des Risques semblait à première vue chose aisée : notre travail, sur le fil, nos pratiques aux limites floues de la légalité nous obligent souvent à questionner notre cadre. Mettre en texte ces interrogations posait plus un problème de synthèse que de contenu ! Et pourtant, l’exercice s’est révélé plus difficile que prévu. Difficile en effet de se poser à nouveau la question du sens lorsqu’on a le nez dans le guidon, lorsqu’on est tout le temps dans le « faire », dans la gestion, dans la débrouillardise. Alors, qu’est-ce qui nous garantit encore que notre action est « juste », qu’elle a du sens ? Par ailleurs, du sens pour qui : pour nous les travailleurs, pour notre public, pour ceux qui nous financent pour des missions ?
Au sein de notre équipe, nous avons constamment l’impression de devoir nous battre, qu’il faut asseoir la Réduction des Risques et qu’elle ne va toujours pas de soi. Mais pour qui se bat-on ? Qu’en est-il de la militance et de la désobéissance civile à l’origine des premières initiatives de santé entreprises pour et avec les usagers de drogues ? Sommes-nous encore en résistance par rapport à la criminalisation des consommateurs et ses effets contre-productifs en termes de santé et de justice ? Oui et non.
Non, car nous avons obtenu une certaine reconnaissance de la Réduction des Risques. Parfois même, plus que nous ne le pensions. Elle est citée partout. On en est même parfois gênés ! À tel point que plusieurs personnes nous ont dit que le thème du colloque était dépassé. Aujourd’hui, la Réduction des Risques « va de soi », nous n’avons plus à la défendre. Elle est donc intégrée au système… Peut-être un peu trop ?
Il y a toujours une petite voix, le Jiminy Cricket de la RDR, qui nous susurre à l’oreille que, s’il y a des avancées, il y a aussi des combats qui restent à mener, des pièges dangereux à éviter, des chants de sirènes bien tentants, comme cette reconnaissance acquise en étant moins trublions, un certain confort que nous ne voulons pas perdre.
Sur le terrain, nous constatons le renforcement sécuritaire en termes de présence policière et des moyens légaux de contrôle et de répression. À l’heure du « tout sécuritaire » et de la prohibition accrue, la RDR, malgré sa présence dans le paysage institutionnel, pose la question de sa raison d’être : est-elle un confort éthique face à ces politiques ? Sommes-nous finalement un instrument au service du cadre législatif prohibitionniste ? Après tout, la Réduction des Risques est présentée parfois comme un cadre suffisant pour contrebalancer les effets négatifs de la prohibition en termes de santé… La loi, on n’y touche pas, sauf pour prohiber davantage de substances, dans une spirale folle, sans aucun questionnement sur le sens de cet interdit.
Prenons l’exemple de l’XTC1. Quand la police a traqué les précurseurs servant à fabriquer la MDMA (substance active de l’XTC)2, les producteurs ont utilisé des pré-précurseurs pour la produire3. Ceux-ci sont utilisés en grande quantité dans l’industrie et ne peuvent donc être ni interdits ni tracés facilement. Le produit final ainsi fabriqué s’est avéré beaucoup plus puissant que le produit de départ mais…rien n’a été revu, aucune interrogation ne s’est posée dans le chef des responsables politiques sur le sens de cet interdit, de cette fuite en avant infinie et combien lassante.
Le renforcement actuel du volet sécuritaire dans l’approche de la problématique des drogues met également à mal une des grandes valeurs de la RDR : la participation. Difficile dans le contexte actuel d’expliquer que l’on travaille avec des usagers actifs et qu’ils sont des acteurs essentiels du dispositif de Réduction des Risques. Les associations sont donc de plus en plus contrôlées, leurs bénévoles doivent être des moines, irréprochables ! En France, l’association d’auto-support Techno+, active en milieu festif depuis plus de 20 ans, reconnue officiellement comme un CARUD4 par le Ministère de la Santé, vient d’être perquisitionnée la semaine dernière5. Une vingtaine de policiers ont envahi les locaux pendant la réunion communautaire (avec les usagers). Des membres de l’association ont été placés en détention et l’association est accusée d’incitation à la consommation.
Actuellement, nous sommes donc en tension entre deux courants : une reconnaissance officielle de la RDR et un mépris de ses principes. Dans un tel contexte, il est intéressant de revenir au sens originel pour le mettre en miroir face aux réalités actuelles.
Je voudrais partager avec vous une irritation profonde. Je n’aime pas, mais alors pas du tout ce constat souvent posé par ses détracteurs d’une RDR pragmatique et donc, sous-entendu, sans valeurs.
Le noyau originel de la RDR, où elle a tiré son sens, est né de l’urgence, en réalité de deux urgences. La première était sanitaire : elle a poussé le secteur des assuétudes à réinterroger ses modes d’actions donnant naissance à la Réduction des Risques. La deuxième était sociale et elle reste de plus en plus prégnante malheureusement.
La RDR a souvent été présentée comme un clivage net entre une approche « idéaliste » dite morale, celle de l’abstinence, et une approche pragmatique. L’une viserait à empêcher et à prévenir la « maladie ». L’autre, constatant qu’un monde sans drogue est une utopie, limiterait exclusivement les dommages sanitaires de la consommation, sans plus. La réalité de notre travail est beaucoup plus mélangée et plus nuancée que ce simple dualisme.
L’urgence de l’épidémie du sida a obligé les professionnels du secteur des assuétudes à repenser leurs postures, à avoir le courage de remettre complètement en jeu leurs pratiques, à sortir de leur bureau, de leur centre. Ils sont allés à la rencontre de la réalité de leurs patients, qu’ils ne connaissaient pas. Ils ont accepté ces « patients perdus », trop rétifs au traitement.
Cette remise en question s’est faite à partir d’une question éminemment morale, incarnée à travers l’interrogation de femmes engagées comme Annie Minot et Anne Coppel6 : « est-ce que les usagers de drogues ont le droit de vivre ?». L’urgence sanitaire s’est d’emblée transformée en une urgence éthique.
La RDR est en partie née d’une crise morale des intervenants qui ont recentré leurs priorités à partir des droits humains fondamentaux. Des professionnels mais pas seulement : les usagers y ont joué un rôle prépondérant. Effectivement, ils étaient non seulement preneurs mais aussi acteurs. Ils étaient prêts à prendre des risques pour d’autres usagers qu’eux-mêmes, et ceci dans un souci de revendiquer un droit à la SANTE et à la vie que le sida venait durement ébranler. Rappelons ici que le premier comptoir d’échange de seringues bruxellois a été ouvert en toute illégalité par des usagers de drogues, dans les années 90. Par des personnes qui, elles-mêmes, avaient des difficultés à trouver du matériel d’injection propre. Ils se sont d’emblée posé la question de manière collective : que pouvons-nous faire ensemble pour permettre cet accès ? Ils n’ont pas attendu un cadre légal… Ils ont décidé d’agir, de prendre des risques pour la collectivité. C’est de cette expérience aussi que la RDR a puisé une partie de son ADN.
Très vite, la RDR s’est élargie au champ social. On parle d’urgence sociale. Il est impensable d’aller dire à quelqu’un qui vit en rue qu’il doit s’injecter proprement… Qu’est-ce que « proprement » quand on n’a pas de toit, quand on doit consommer à la sauvette dans la rue ?
Pourquoi, pour des raisons morales, ne peut-on offrir un espace dans lequel ces personnes peuvent consommer dignement ? Pourquoi, au nom de principes moraux, leur refuser le droit à la santé et à la dignité ? Les arguments en défaveur de l’ouverture de salles de consommation me semblent concentrer une bonne part du cynisme reproché à la RDR, et cela au nom de la morale.
Les situations vécues par les usagers se dégradent rapidement ; tellement vite que les travailleurs passent une partie de plus en plus importante de leur temps à essayer de remédier à des situations sociales catastrophiques, à des déglingues de plus en plus interpellantes. Ceci n’est pas l’apanage du secteur des assuétudes, malheureusement. Mais nous devons constater que les usagers de drogues doivent souvent faire face à des multiples stigmatisations qui aggravent considérablement la rapidité et la violence de l’exclusion. Les effets de la loi sont dévastateurs, car elle tue toujours, spécialement les plus précarisés, les plus stigmatisés et donc les plus fragiles.
Le nombre de poursuites et d’incarcérations liées aux stupéfiants augmente. Car, oui, les usagers continuent d’aller en prison. Il est alors encore plus difficile de leur donner accès à la Réduction des Risques, à la prévention et aux soins. Le Rapport de 2008 sur l’usage de drogues dans les prisons belges indiquait que 55,1% des répondants consommaient des psychotropes durant leur détention, et que 36, 5 % des détenus l’étaient pour des faits liés aux stupéfiants ! Nous savons tous à quel point le chemin de la sortie est difficile. Une partie d’entre nous connaît trop bien ces overdoses à la sortie. « Pas de chance… » Vraiment?
Modus a mené une enquête il y a quelques années sur les usagers de drogues les plus stigmatisés. Parmi les femmes rencontrées alors, certaines se prostituaient et étaient appelées « toxiputes », victimes d’une triple, si pas de quadruple exclusion : « droguées » et prostituées donc doublement hors-la-loi ; consommant par injection, donc considérées comme le « bas-fond » de la consommation ; et si elles avaient des enfants, considérées comme mères indignes.
Ces femmes, lorsqu’elles étaient victimes de violence, ne pouvaient même pas aller se plaindre à la police. Elles n’avaient aucun recours, elles étaient même souvent persona non grata dans les services de soins… Elles étaient tout simplement des « non-droits ».
Pourtant, la déclaration de Vienne de 1993, admise par l’Assemblée générale des Nations Unies, déclare : « La réflexion à l’échelle européenne pointe depuis près de dix ans, l’impératif de redonner une place à ces publics, et pas seulement de leur adresser des politiques spécifiques médicales ou répressives. Tant qu’ils seront indésirables dans les hôpitaux généraux, dans l’action sociale ou dans les circuits d’insertion, tant qu’ils subiront les effets du processus conjoint de précarisation et de criminalisation, en oscillant entre la rue et la prison, l’effet des actions dans leur direction restera éphémère. ».
Nous ne pouvons limiter la responsabilité de l’usage de drogues, et des dommages que cela produit parfois – j’insiste sur le « parfois » – uniquement à celui qui la consomme. Il faut donc dépasser le sanitaire pour rester éthique. Il est nécessaire de rentrer d’emblée dans un projet social. Mais plus encore, nous avons une responsabilité commune, civique et dès lors politique.
Oui, un engagement militant est toujours d’actualité ! Non, le débat sur la prohibition n‘est pas résolu ! Non, la question de l’exclusion ne sera pas résolue par l’antiprohibition, mais on ne peut pas pour autant faire l’économie de cette question.
Je ne veux plus entendre que le débat sur la prohibition est suranné parce que la RDR est une voie alternative ou palliative. Impensable de dire cela à un usager de drogues qui est en prison pour des faits liés à sa consommation, qui consomme en prison pour supporter le monde carcéral, à qui on ne propose rien, à part un « projet personnel » pour prouver sa bonne foi dans un processus de réinsertion. Processus délirant au demeurant, puisqu’on va lui demander dans son « projet » de trouver un travail, un logement, depuis le fond de sa cellule. Alors cet usager, détenu, choisit encore trop souvent d’aller « en fond de peine » car la mission est impossible7. Qui se sent en droit de lui expliquer que la loi qui l’a conduit là est faite pour son bien ? Et que pour le reste, la RDR a réglé tout cela. C’est immoral !
Certes nous avons avancé : la RDR est enfin reconnue dans les textes régionaux comme une approche à part entière. Certes, la collaboration entre les différents services autour de cette approche est de plus en plus productive et stimulante. Nous nous chamaillons bien de temps en temps, mais nous nous rejoignons toujours sur nos valeurs.
Cependant, nous avons le devoir de ne pas nous arrêter à ce stade car la Réduction des Risques, telle que nous la revendiquons, telle qu’elle est défendue par l’ensemble du secteur via la Charte8, n’est ni un contrôle social ni une politique hygiéniste.
Nous ne pouvons éviter de nous interroger sur ce qui produit des dégâts et ceci ne peut aucunement être rattaché uniquement au fait individuel de consommer.
Je voudrais ici citer Serge Zombek, qui avec d’autres précurseurs (ou pré-précurseurs…eh oui la RDR a aussi les siens ! ) en Belgique, n’hésitait pas à parler de » bon usage » que la langue de bois actuelle nous oblige à prescrire : « Il n’y a pas de Réduction des Risques qui tienne la route torturée de l’éthique si elle persiste à prendre pour cible l’individu (ou le groupe) à risque ; au contraire, elle n’est réellement défendable qu’en tant qu’elle s’appuie sur une analyse des conditions générales de production des dommages et des modifications, en amont des comportements individuels, de ces conditions ». Il est impensable de ne pas acter que la prohibition fait partie des conditions générales de production des dommages. Un positionnement éthique et politique est ici nécessaire.
C’est vrai aussi qu’à un moment donné, on est fatigué, on aimerait trouver d’autres modes d’action plus doux, moins guerriers. C’est aussi vrai, que des retours en arrière sont possibles (il suffit de voir les débats qui ont à nouveau lieu partout en Europe sur l’avortement). Ces derniers temps, nous sommes dans la politique du petit pas, mais cela a ses limites. Nous nous sommes tous dits : « Si le testing est mis en place… si la législation sur le cannabis s’assouplit… si les salles de consommation peuvent exister… alors peut-être qu’on avancera … C’est un pas dans la porte ». Nous nous disons également : « dans le climat actuel, ce retour du sécuritaire à tout crin, faisons nous petits, allons-y doucement. ». Nous nous sommes créés un « entre-soi » protecteur…un peu comme sur Facebook où, petit à petit, on ne voit que les avis de gens qui pensent comme nous et cela nous rassure.
Désormais, il est grand temps de sortir de ce doux cocon pour partager nos constats, grand temps de lancer un débat au sein de la société civile et de nous confronter à Monsieur et Madame Tout-le-monde en leur expliquant le sens de notre travail. Il est temps pour nous d’aller plus loin : demander une vraie régulation, un vrai projet de légalisation contrôlée et, si nécessaire, prendre des risques pour cela.
1. NDLR : l’XTC désigne l’ecstasy.
2. Les précurseurs de drogues et de stupéfiants sont des produits chimiques ou réactifs susceptibles d’être utilisés dans la composition d’une substance psychoactive illégale.
3. Le pré-précurseur est un produit chimique utilisé pour fabriquer un précurseur. Il s’agit généralement d’une substance non listée comme substance interdite.
4. Appellation française pour les centres agréés de Réduction des Risques.
5. Début décembre 2016 (N.D.L.R.).
6. Pionnières en Suisse et en France de la Réduction des Risques
7. « À/en fond de peine » signifie que la personne incarcérée ne demande pas de libération conditionnelle et reste en milieu fermé jusqu’à la fin de la peine.
8. La Charte de la Réduction des Risques a pour objectif de constituer le socle conceptuel de toute démarche pouvant se réclamer de la Réduction des Risques liés à l’usage de drogues en Belgique francophone. Disponible sur le site de Modus Vivendi : http://www.modusvivendi-be.org/spip.php?rubrique41