« Je surfe donc je suis »

avril 2014

Fort de son expérience d’acteur de terrain, Khaldoun Al Kourdi Al Allaf nous emmène à la découverte des constats qu’il dresse à propos des usages des TIC. Ces observations sont celles qu’il partage au quotidien au travers des projets créatifs menés par l’asbl FIJ. Un but: encourager la construction d’un regard critique sur les pratiques d’Internet.

Monde virtuel vs monde réel

Nous sommes habitués à opposer le monde virtuel au monde réel. Dans le premier nous mettons la vie telle que nous la concevons quotidiennement au travail, en famille, avec nos amis et dans nos activités sociales, lorsque nous rencontrons des gens en chair et en os. Dans le second, nous pensons aux pratiques ayant trait aux technologies multimédias.

Il s’agit d’une manière pertinente de distinguer et d’opposer deux « mondes » pour des personnes qui ont grandi dans un monde où l’informatique, les jeux vidéo, Internet, les téléphones portables sont peu, voire pas présents.

Pour les personnes nées dans un environnement riche en nouvelles technologies de l’information et de la communication, cette opposition entre le virtuel et le réel n’existe pas. Certaines pratiques sont complètement intégrées. Une référence à un temps où les gens s’organisaient sans « se rappeler » via leur téléphone portable est impossible et anachronique.

La distinction entre ces deux groupes de personnes est conceptualisée sous les termes de « migrants numériques » pour les premiers et de « natifs numériques » pour les seconds. Une forte connotation générationnelle existe dans ces termes. Les personnes nées avant les années nonante ayant généralement migré vers le monde numérique alors que les personnes nées après les années nonante seraient nées dans un monde numérique.

Le seul critère du moment de la naissance ne suffit pas à distinguer les différents groupes. Même si c’est de plus en plus rare, il est possible de vivre coupé des nouvelles technologies et il est possible d’élever ses enfants loin des ordinateurs, d’Internet et de la télévision. Bien des endroits dans le monde sont très peu équipés en outils technologiques et informatiques. Les produits sont chers et en fonction des moyens financiers des classes sociales sont exclues de fait.

À noter également pour la petite histoire qu’une partie importante des avancées technologiques sont le fait de personnes étant nées avant le « tout numérique ».

Les natifs numériques

Si nous nous penchons sur les jeunes d’aujourd’hui, nés avec un « écran devant les yeux », nous pensons que leurs mondes virtuels, réels, artificiels… ne doivent pas être différenciés. Les uns sont la continuité des autres. De ce fait, la prévention quant aux utilisations abusives des nouvelles technologies voire de la dépendance se fera sur une base quantitative et qualitative, mais pas excluante. Une personne dépendante à une drogue, aux médicaments ou à l’alcool devra se sevrer pour guérir. Il est possible de vivre sans toucher aux substances toxiques. En ce qui concerne les technologies numériques, un arrêt total est difficile. Il faudra cibler avec précision la pratique à éviter. Un alcoolique n’arrêtera pas de boire du liquide. Il arrêtera de boire de l’alcool. Une personne ayant une manie toxique quant aux jeux de hasard en ligne, quant à son profil sur un réseau social ou quant à l’évolution de ses parties dans des jeux vidéo, ciblera précisément la pratique à gérer. Cependant nous notons que les outils en tant qu’objet nous envahissent également et peuvent également susciter une forme d’addiction.

Le smartphone révolutionne notre façon de vivre y compris dans un monde numérique. Le fait qu’Internet soit entré dans notre poche et que nos téléphones portables deviennent des outils multimédias relativement complets entraîne une utilisation permanente. Stocker sa musique, son courrier électronique, ses films, ses photos, l’accès à ses réseaux sociaux, aux journaux, aux informations et bien sûr son téléphone constamment à portée de main constitue une révolution incroyable. Il est nécessaire de se donner des limites. Des cas de dépendances existent. Certains utilisateurs dorment avec leur smartphone, d’autres deviennent anxieux s’ils ne sont pas connectés. Une série de dysfonctionnements apparaît et met en lumière les excès d’utilisation. Une personne très timide dans un milieu de relation sociale direct peut s’avérer très sûre d’elle lorsque la relation se fait via un écran.

Être constamment connecté

Au-delà de l’aspect pratique du phénomène, les bouleversements interrogent notre espace et notre temps. Dans une communication entre des individus présents au même endroit au même moment, un certain nombre de codes existent. Lorsque nous communiquons à travers un outil technologique, nous modifions nos pratiques.

D’un point de vue du temps, nous posons une forme d’immédiateté. Au moment où nous le décidons et, en quelques clics nous avons accès à une quantité incroyable de savoir via le Web, nous pouvons envoyer un message via le réseau téléphonique ou un email via Internet, nous pouvons nous téléphoner, nous avons nos appareils photos et nos albums photos avec nous, nous pouvons entrer en contact et diffuser ou consulter des informations via nos réseaux sociaux. Tout cela en un instant. N’importe quand. Cela implique néanmoins également que nous sommes constamment disponibles pour répondre aux sollicitations venues des autres. Cette sollicitation peut devenir de la surveillance et nous pouvons nous sentir harcelés. Tout et tout de suite induit d’être toujours sur le qui-vive et nous impose une forme d’urgence. Même lorsque nous lisons, nous sommes sollicités par des liens hypertextes qui nous suggèrent de surfer vers d’autres infos et finalement, à force de passer de page en page, nous risquons de nous perdre. Ceci peut avoir pour conséquence d’une part de diminuer notre faculté de concentration et d’autre part de nous empêcher de vivre dans le présent. Nous ne sommes pas ici et maintenant quand nous sommes partout tout le temps.

Faire preuve de tempérance et de lucidité, ne pas se comporter de manière extrémiste constitue une façon adéquate de se positionner. Chacun trouvera un usage pertinent et intelligent aux nouvelles possibilités que nous offrent les outils technologiques. Notre curiosité et l’accès à d’énormes quantités de savoirs et d’informations sont une richesse incroyable.

Autre conséquence liée au temps, c’est la perte du droit à l’oubli. Le fait de numériser nos vies a pour conséquence que nous écrivons plus qu’avant et que l’archivage des écrits est plus dynamique.

Nous écrivons nos bavardages sur les réseaux sociaux, sur les sites de chat, dans nos mails… Tous ces écrits sont archivés et consultables via un moteur de recherche. Les journaux et autres pétitions en lignes ou blogs de toutes sortes sont également archivés et stockés. Avec l’avènement du numérique, ce que vous aurez écrit un jour sans y penser vous poursuivra toute votre vie. Des photos de vous peuvent circuler sur les réseaux sociaux sans votre consentement. Votre vie peut s’étaler. Si vous signez une pétition ou que vous écrivez un billet dans un blog, des années plus tard cet écrit pourra être ressorti et, si vous avez changé d’avis ou si vous pré- férez oublier une « bêtise » faite un jour, ce ne sera pas possible. Le droit à l’oubli permet de dépasser une erreur de jeunesse ou une période de colère.

D’un point de vue de l’espace, nous transportons dans nos poches une partie importante de nos vies.

Les smartphones et les tablettes contiennent beaucoup d’informations dont nous disposons partout où nous allons. Les réseaux sociaux, le fait d’être connecté en permanence nous rapprochent les uns des autres. Nous pouvons communiquer avec tout le monde. Nous pouvons écouter via Internet des radios locales où que nous soyons, discuter et nous voir via webcam. Internet nous emmène en voyage autour du monde, comme pour le temps, nous devons être attentifs à ne pas nous perdre.

Notre réputation en ligne

Lorsque nous rencontrons quelqu’un par quelque biais que ce soit, la tentation de le « google-er » nous invite à effectuer quelques recherches sur Internet. Regarder sur Internet ce que nous pouvons trouver sur nous-mêmes peut nous réserver des surprises.

Toutes les données enregistrées sur Internet sont classées par des algorithmes, archivées sur des serveurs appartenant à de grandes compagnies de l’industrie du Web et propriétés desdites sociétés.

Nous pensons que cela nous appartient, mais cela ne nous appartient plus. Nous ne le savons pas, car c’est écrit dans les conditions d’utilisation que nous avons acceptées sans les lire. Nous admettons plus ou moins implicitement que nous ne pouvons pas négocier avec Apple, Google, Microsoft, Facebook ou Yahoo! pour les changer et en enlever certaines parties qui ne nous arrangent pas. Quand nous sommes sur nos machines reliées à Internet, nous ne sommes pas chez nous. Nous sommes en visite au sein des sociétés qui construisent le matériel utilisé (hardware) et les logiciels qui nous permettent de nous connecter (software).

Bill Binney, ancien responsable de la NSA (l’une des agences de la CIA), est clair: « Le seul conseil que je pourrais donner aux gens qui utilisent Internet est que si vous voulez que quelque chose reste privé ne le mettez pas sur l’Internet. »

Cela revient à dire que dès que nous sommes sur Internet, nous sommes en public. Nous adaptons notre comportement de la même manière que lorsque nous travaillons ou que nous fréquentons des amis ou des membres de notre famille.

Notre vie privée est exposée sur Internet et nous découvrons cette nouvelle manière de gérer nos « amis ». Nous bénéficions de possibilités incroyables en matière de réseau. Nous avons la possibilité de retrouver des personnes perdues de vue, de trouver des informations ou des « personnes-ressources » pour tout ce que nous pouvons imaginer.

D’un point de vue de l’espace, nous constatons également qu’il n’y a plus de frontières. Nous pouvons entrer dans une salle d’audience grâce à nos outils de connexion. Alors qu’Internet n’a pas de frontières, nos systèmes juridiques en ont et il n’est pas simple de nous y retrouver.

Éloge de la futilité Éloge du progrès.

L’immatériel dans une société matérialiste est voué à être cantonné dans une position peu crédible. Pour les personnes qui ont connu « l’avant-ère numérique », ce qui se passe sur Internet est virtuel donc n’existe pas vraiment. Ce manque de « réalité » porte sur le sérieux des sujets traités. Ainsi une photo de l’ombre du doigt de Benjamin Netanyahu faisant une moustache à Angela Merkel a fait l’objet d’une attention incroyable alors que des faits d’actualités et d’informations n’intéressent personne. C’est ce qui s’appelle la « démocratie du clic ». Au plus une information est relayée au plus elle prend de l’importance. Les péripéties de Dominique Strauss-Kahn ont fait l’objet d’une couverture inédite, tout cela parce que de nouvelles applications techniques ont pointé leur nez (rien à voir avec la moustache de Merkel). Le fait qu’une information soit reprise et rediffusée engendre un mouvement qui fait que lors des recherches de plus en plus de personnes y auront accès et ce cercle infernal amène au buzz. Plus il y a du bruit autour d’un évènement, plus les gens en parlent et plus il y a de bruit, plus les gens en parlent et plus il y a de bruit, plus les gens en parlent…

Découvrir le monde Chacun a son monde, son image du monde.

Sur Internet, personne n’est à l’abri de l’usurpation d’identité. L’anonymat relatif permet à certains de se comporter de manière inappropriée. Les adolescents qui surfent ont via Internet accès au monde. Il se peut qu’il y ait des découvertes qui débouchent sur des expériences potentiellement négatives. Les parents doivent veiller à protéger leurs enfants quand ils sont sur Internet comme lorsqu’ils sortent dans la rue. Ce n’est pas évident. Il est facile de s’imaginer qu’en étant dans sa chambre, il ne peut y avoir aucun souci. Ce n’est pas le cas.

Le risque de se retrouver dans des situations délicates existe. Les sites pornographiques font partie des plus visités. Des pervers abusant de la crédibilité ou de la naïveté des jeunes pourront sévir. Dans ces domaines ce qui fonctionne le mieux, ce sera d’oser regarder la situation en face et d’informer les jeunes des situations potentiellement dangereuses qu’ils rencontreront.

Expérience probante

À travers « La culture a de la classe », programme subsidié par la Cocof, l’association FIJ mène un projet sur « le bon usage » de Facebook. Intitulé Les jeux, mes amis et moi, les élèves s’expriment et interrogent leur quotidien, leurs mœurs, la découverte de la vie à travers des exercices apportant un regard critique sur leurs pratiques. Ce guide sera mis en ligne sur le site de FIJ (www. fij.be) à la mi-juin. Affaire à suivre!