« Je porte ma voix pour les autres. »

décembre 2018

Une interview de Samanta Borzi – auteure et pair aidante – réalisée par Caroline Saal.

Polyconsommatrice pendant 20 ans, Samanta Borzi a couché son histoire sur papier1. Les relations familiales, les coûts de la consommation, la rue, la perte d’un bébé, le placement du 2e et cette troisième petite fille qui accompagnera ce que Samanta appelle son rétablissement. Elle souhaite, écrit-elle, exposer son point de vue, et faire évoluer les mentalités. Celles du grand public. Celles des médecins, des sages femmes, des services d’Aide à la jeunesse. Samanta revient aujourd’hui sur les défauts des institutions, sur les clichés qui guident trop souvent encore des réflexes professionnels et sur les lunettes de pair aidante qu’elle chausse désormais.

Comment vous en êtes venue à écrire votre témoignage « La drogue dans mes veines, mes enfants dans la peau » ?

Je ne crois pas au hasard, mais c’était un concours de circonstances. J’avais arrêté de consommer, je m’étais mise en ménage, mais je n’arrivais pas à me trouver une identité dans tout ça. La princesse avait trouvé son prince, ma fille était auprès de moi, j’étais dans un combat pour récupérer la garde de mon fils, mais je ressentais un mal être latent, comme si je n’arrivais pas à exister en tant que personne. J’avais essayé différentes formations mais elles ne me convenaient pas. Un matin, sur Facebook, dans mon vieux pyjama, je vois apparaitre une annonce disant « Cherchons des histoires extraordinaires à raconter». J’ai un bug, je me dis que j’ai une histoire à raconter ! Mais est-elle assez importante pour pouvoir être narrée ? Après un échange téléphonique avec mon compagnon, j’appelle l’éditrice, Véronique de Montfort, chez les éditions Boîte à Pandore. De façon très saccadée, je lui ai raconté mon histoire. La première chose qu’elle m’a demandée, c’est « est-ce que c’est vrai, tout ce que vous avez vécu ? ». Ensuite, elle m’a demandé de faire une chronologie de tout ce que je lui avais expliqué. « Vous faites deux, trois pages, avec ce qui vous semble essentiel ». J’ai commencé, mais impossible de sortir mon vécu sous forme de date. J’ai dû y mettre des mots, puis des adjectifs, des couleurs, des sensations, des émotions. J’étais néophyte et c’était assez abrupt. Au plus j’écrivais, je crois, au plus j’étais à l’aise avec les mots et avec ce que je voulais exprimer. C’était même une jouissance, de trouver le mot juste pour définir exactement ce que je ressentais. Je suis arrivée à notre rendez-vous avec 20 pages. En lisant, elle a dit : « C’est bon, je vous édite ! ». J’ai demandé qui allait l’écrire, et elle m’a répondu : « Vous. Vous faites ça très bien ! ». Son téléphone a sonné et elle a dit qu’elle rappellerait plus tard, car elle était avec une auteure. À partir de ce moment, je suis devenue auteure. C’est assez insensé, comme coup de bol, et il faut voir d’où je venais… Cette dame, très working girl, hyper occupée, m’a donné toute ma place. Cette confiance m’a motivée. Elle m’a proposé une méthodologie qui ne m’a pas convenu du tout. J’ai donc fait très simple. J’ai commencé par le premier souvenir, le premier déclencheur, et j’ai avancé. Après un mois de page blanche, je me suis levée quotidiennement, très tôt, à 4 h du matin. La maison était paisible, je me faisais mon petit café et j’écrivais… Je l’ai écrit en neuf mois, comme une gestation, et je l’ai fini par hasard le jour de mon anniversaire, le 9 février !

La parole d’une usagère est une parole rare dans les médias, en politique, où les premiers et les premières concernés par les questions de drogues sont souvent absents.

Oui, on oublie que les consommateurs de produits sont des citoyens, des citoyennes. Beaucoup de gens m’ont demandé comment j’avais pu assumer. C’est l’inverse que je ne comprends pas, ne pas assumer. Je suis quand même assez fière de mon parcours, de sa transformation. J’ai été chanceuse aussi : j’ai gardé toute ma tête malgré une grosse consommation de 22 ans d’héro et de coke. Certes, j’ai quelques problèmes d’attention, de fatigue chronique, de mémoire. Je prends beaucoup de notes pour ne pas oublier. Mais j’ai la chance de pouvoir m’exprimer correctement, je la saisis, je porte ma voix pour les autres. C’est important.

Vous écrivez : « Je suis une ex-toxicomane, c’est mon identité ». Vous aviez besoin de le revendiquer clairement ?

Je ne suis pas que ça, mais c’est une de mes identités. Quand j’ai écrit et publié mon histoire, il y a plus de cinq ans, je voulais me servir de l’écriture pour m’en extraire. Je voulais humaniser mon parcours, montrer mon humanité, même quand je consomme enceinte, même quand je confie mon fils aux Services d’Aide à la Jeunesse. Quand je serrais la main de quelqu’un, j’avais l’impression que mon histoire était inscrite sur mon front. Je voulais la raconter. Des anecdotes, j’en ai plein. J’ai déjà été mise au cachot alors que je venais porter plainte pour viol. Mais j’étais prostituée. Une prostituée qui se plaint de viol, pour beaucoup de policiers, c’est compliqué à comprendre. Je voulais exprimer tout ça. Quand le livre est sorti, le débat sur les salles de consommation était déjà en cours. Les journalistes ont utilisé des passages de mon témoignage. Ca a libéré ma parole, m’a permis d’affûter mon discours, tout en restant authentique.

Je pensais être contactée par des personnes toxicomanes, mais le public qui m’a le plus contactée, ce sont des familles, des enfants de personnes toxicomanes. Il leur manquait justement quelque chose pour humaniser leurs parents. Mon témoignage leur disait : « ce n’est pas parce qu’il ne t’aime pas, ou pas assez, qu’il foire ; c’est parce qu’il ne s’aime pas assez lui-même ».

Lâcher prise face à la dépendance d’une personne qu’on aime est difficile pour l’entourage.

Parfois, l’entourage me semble plus mal en point que la personne toxicomane. « Que puis-je faire ? » est une question obsédante. C’est compliqué de parler d’amour responsable. Ce que j’entends par là, c’est accepter que la personne qu’on aime va se planter, quoi qu’on y fasse ; accepter qu’elle va couler, et l’accompagner avec amour, être simplement présent quand elle a besoin de nous. Il faut accepter que la personne vive son expérience, et qui sait ? Peut-être qu’un jour, elle écrira un livre. D’autres s’en iront. La vie est ainsi faite.

Votre livre pose également un regard sur les pratiques professionnelles des intervenants que vous avez croisés. Lorsque vous racontez le sevrage de votre fils, vous expliquez combien vous aviez envie d’être là pour lui, combien vous vous sentiez impuissante et combien la réaction de l’infirmière, qui vous écarte, vous affecte.

J’avais très peur qu’on m’enlève le droit d’être présente. Le message était que toute contestation de ma part vis-à-vis du protocole en place signifiait un manque de volonté à collaborer. Après un accouchement, toutes les hormones vous envahissent, le besoin de tenir son bébé est là. Savoir qu’il est en souffrance, savoir que c’est à cause de soi, c’est très dur. Mon instinct, c’est le peau à peau. Mais l’infirmière m’en empêche. Elle me dit : « Non, on va l’emmailloter ». Je hurle et elle m’abandonne. Je ne conçois absolument pas qu’elle ait fait ça, mais, sur le moment, je n’ai pas de marge de manœuvre.

Vous dites que, plus tard, on vous a expliqué que c’était une procédure instituée. Est-ce qu’on vous a expliqué les raisons sur le moment ?

Non! Mais aujourd’hui, ça a changé. Les hôpitaux recrutent d’ailleurs des bénévoles qui viennent s’occuper des bébés en sevrage, les câliner. Je pense que les infirmières trouvaient la pratique justifiée, mais c’était une horrible pratique. Elles ont eu tellement peur, elles sont tellement contaminées par le cliché de la mère toxicomane qui va forcément maltraiter l’enfant, qu’elles m’ont séparée de mon fils immédiatement. C’est au niveau des pratiques professionnelles qu’il faut passer le message, qu’il faut identifier les erreurs. À ce moment-là, j’avais besoin d’écoute. D’être guidée par quelqu’un qui pouvait me parler comme une mère, et pas comme une intervenante médicale.

La consommation d’alcool ou de drogues chez les femmes est peu étudiée. Aujourd’hui, quelle est votre réflexion sur les stigmatisations de femmes usagères ? Des différences vous ont marquée ?

Je ne sais pas trop que répondre. Evidemment, la maternité était un moment horrible. Je portais la vie, et j’avais besoin de consommer pour fonctionner. C’est une distorsion énorme, et je le savais. Mon sentiment de culpabilité n’a jamais été aussi fort. Le produit m’a aussi servi à me couper de mon ressenti de culpabilité. Lors des descentes², je sentais le bébé bouger et je me disais « qu’est-ce que je fais ? ». Le plus difficile dans mon parcours, c’est cette période. Je me suis aussi beaucoup coupée des autres. Lors de la grossesse de Sacha, le gynécologue lui-même n’en revenait pas de suivre une mère consommatrice. Comment aurait-il pu m’accompagner ? Les travailleurs ont à trouver ce moyen d’accompagner. Je l’ai trouvé dans l’haptonomie.

Vous écrivez que les institutions sont adaptées à la masse, et non pas à l’individu.

Oui, chacun a son histoire personnelle. Peut-être qu’une maman peut être atteinte à la fois de dépendance et de mauvaise santé mentale. Peut-être qu’elle peut poser des actes problématiques. La protection de l’enfant reste la priorité. Mais je ne représentais aucun danger. J’assistais à une prise de pouvoir. Je pense qu’il faut vraiment analyser qui est la personne, quelle est son histoire et identifier des solutions dans les protocoles, accepter qu’elles vont différer d’une personne à l’autre. Mon rôle de pair aidante³ est justement de contribuer à améliorer les pratiques professionnelles par mes propres lunettes de pair. Et ce rôle lui-même, d’ailleurs, n’a pas la même efficacité auprès de toutes les personnes que je rencontre. Certains apprécient mon écoute, mais quelques-uns n’acceptent pas mon aide à cause de mon parcours. C’est leur choix.

Qu’est ce qui vous a menée à la pair aidance ?

Après le livre et après un atelier d’écriture à la prison de Berkendael que j’avais organisé bénévolement, je me suis retrouvée femme de ménage et comédienne. C’était très particulier comme période, les deux expériences contrastaient très fort. Après toutes ces années dans la rue, mon corps ne gérait pas le travail de femme de ménage. C’était trop lourd. J’ai parlé à un ancien thérapeute de mon envie d’être dans le social et d’être rémunérée. Il m’a conseillé de postuler aux plans hivernaux du SAMU. J’ai envoyé mon CV, et j’ai été engagée. Après la fin du plan hivernal, Housing first4 m’a proposé alors la pair aidance. La sélection a duré deux mois et, aujourd’hui, je collabore avec eux depuis 7 mois. J’adore. C’est presque utopique. Nous ne travaillons pas sur les comportements parfaits (manger sainement, arrêter de consommer…) mais nous visons le rétablissement en fonction de ce qui convient à la personne. Ca varie beaucoup. Dans mon cas, le plan de rétablissement était l’arrêt total du traitement de substitution, de toute béquille médicamenteuse, mais aussi de trouver un job, de me sentir valorisée professionnellement, et d’être une bonne mère. Une autre personne va vouloir fonctionner en prenant sa méthadone tous les jours. On en revient à l’adaptation à la personne, et non à la masse. En cela, Housing first porte mes valeurs.

Vous dites aussi qu’il faut prendre soin des travailleurs sociaux. Est-ce une réflexion issue justement de votre expérience « des deux côtés de la barrière » ?

J’ai beaucoup d’empathie pour les travailleurs sociaux, oui. Ça précède ma propre expérience professionnelle, j’en parle dans le bouquin justement. Que s’est-il passé avec ce médecin qui me gifle alors que je suis au sol ? Comment en est-il arrivé là ? Avait-il trop d’heures de service derrière lui ? Était-il usé ? Usé de ce public dont je faisais partie ? Peut-être avait-il quelqu’un dans son entourage aux prises avec les mêmes problématiques. Qui sait ? Par ailleurs, le public dépendant n’est pas un public avec lequel il faut attendre des résultats. Peu s’en sortiront. Ils passeront des étapes. Mais, au fond, ça veut dire quoi, s’en sortir ?

Revenons à ce médecin. Je suis persuadée que nous ne naissons pas mauvais, mais que nous le devenons. Nous sommes transformés par nos expériences de vie. Au sein d’Housing first, nous avons des supervisions mensuelles, qui font partie de notre travail. J’ai le droit de dire : « ok, je ne peux plus faire telle chose pendant deux semaines ». Nous avons le droit à la vulnérabilité. Nous verbalisons et adaptons. Cette démarche me paraît fondamentale. Les mécanismes institutionnels, les enjeux financiers, le tournant politique vers la droite, tout ça pèse sur les épaules des assistants sociaux. Il faut ouvrir la parole, mais ça demande de lever les tabous dans les institutions. Les intervisions entre membres de différentes institutions servent à identifier les difficultés, ce qui peut ne pas fonctionner, et à nous apporter des solutions mutuelles.

Et aujourd’hui, auriez-vous envie de réécrire ?

Sur la pair aidance, surtout, et sur le travail holistique que je fais. Mais actuellement, je ne trouve pas les mots. J’ai aussi un projet de roman, autour de l’idée « Naît-on mauvais ou le devient-on ? ». Il est dans mon PC depuis 2 ans, j’y reviendrai peut-être.

Les représentations des rôles sociaux des femmes, en particulier celui de la maternité, alimentent, consciemment ou non, une violence institutionnelle de la part de certains représentants de la police, de la justice et de la santé. Dans ses livrets de bonnes pratiques, Eurotox formule quelques recommandations pour les professionnels, parmi lesquels :

  • Renforcer la place de la vie affective et sexuelle dans la Réduction des risques
  • Introduire la parole autour de la grossesse et du projet de maternité dans les dispositifs de RDR et de traitement
  • Construire des partenariats entre le secteur assuétudes et le secteur périnatal, les professionnels des maternités afin d’éviter les prises en charge urgentes et chaotiques
  • Informer l’usagère des avantages des soins périnataux, des effets des drogues pendant la grossesse, des risques des usages paternels et des options thérapeutiques, pour elle et son bébé
  • Prévenir le sevrage du nouveau-né et le syndrome d’alcoolisation fœtale
  • Préparer l’hospitalisation
  • Encourager le rôle actif du/de la partenaire
  • Encourager le lien avec le nouveau-né

Pour en savoir plus, retrouvez les livrets de Bonnes pratiques d’Eurotox : www.eurotox.org


1.   BORZI Samanta, La drogue dans mes veines, mes enfants dans la peau. L’histoire extraordinaire d’une femme qui voulait devenir ordinaire, La Boite de Pandore, 2016.

2. La descente désigne la fin des effets de la drogue consommée. Ses manifestations sont variables (fatigue, état dépressif, anxiété…).

3. La pair aidance désigne les pratiques d’accompagnement et de soutien de publics confrontés à la précarité, à des problèmes de santé mentale ou à des usages de drogues problématiques, par des pairs. Elle repose sur une « expertise du vécu » : les pairs apportent leurs propres expériences, une entraide, un soutien moral et un regard sur les pratiques institutionnelles.

4. Le Housing first est un programme d’insertion sociale de personnes sans-abris, dont la première étape est le relogement sans conditions.