Dans nos belges contrées, du haut de ses seize printemps, un jeune peut s’enivrer de bière ou de vin. Une fois majeur, il pourra agrémenter son quotidien de rhum, de vodka ou de whisky. Bien qu’alambiquée et confuse, cette législation ne souffre guère de contestation quant à son esprit. Films de gangsters à l’appui, tout le monde ou presque s’accorde sur l’incongruité de la prohibition de l’alcool. Certes, sa consommation comporte quelques risques et non des moindres. Preuve en est que, selon la formule consacrée — pour ne pas dire rabâchée — l’alcool grève les comptes de la Sécurité sociale. En la matière seule la cigarette fait mieux ou pire. Précisons que nous ne prenons pas ici en compte le cas du chômeur dont les incidences comptables font également l’objet d’un intense rabâchage politique et médiatique. N’étant pas (encore) assimilable à un psychotrope, il est de fait hors catégorie, et ce, même si quelques mauvaises langues soutiennent que du fait de son oisiveté, le chômeur est naturellement porté sur la boisson et le tabac.
L’alcool coule à flots car comment imaginer que l’on puisse prohiber l’usage de ce qui s’apparente à un patrimoine culturel ? S’agissant du cannabis, c’est une tout autre histoire. À l’instar de n’importe quel psychotrope, sa consommation n’est pas à prendre à la légère. Toutefois, les risques qui lui sont associés ont nettement moins d’ampleur que ceux liés à l’alcool. Personne ne s’est d’ailleurs encore amusé à estimer l’incidence de sa consommation sur la Sécurité sociale. Mais, à l’inverse de l’alcool, le cannabis est une drogue qui ne fait pas partie de notre culture. En témoigne l’idée encore largement répandue qu’il constitue le premier échelon vers la consommation d’autres drogues, autrement dit, le début de la déchéance sociale. Qu’un héroïnomane confie que son expérimentation de psychotropes a débuté à l’âge de 12 ans au baptême de sa petite cousine où son oncle lui a fait tremper son doigt dans son verre de vin, ne choquera personne. En revanche, nombreux seront ceux à pointer du doigt le fait qu’il ait expérimenté le cannabis lors d’un voyage scolaire quelques années plus tard.
Cela étant dit, la consommation de cannabis est désormais largement répandue dans la population. Elle touche toutes les catégories sociales et, aux yeux d’une majorité des jeunes, apparaît comme anodine, voire inoffensive, notamment si on la compare à l’alcool. Qui plus est, la légitimité de sa prohibition est battue en brèche tant par les travaux scientifiques démontrant ses vertus thérapeutiques que par les exemples de plus en plus nombreux de pays ayant fait le choix d’une autre politique.
Autant dire qu’en matière de cannabis la Belgique demeure bloquée à l’âge de pierre. Pour ceux qui en doutent, rappelons que pour certains Belges, la consommation de cannabis est encore synonyme d’embastillement. Par ailleurs, alors qu’il y a quelques mois, Charles Michel laissait entendre que son gouvernement mettrait fin à la politique de tolérance à l’égard du cannabis, dans le même temps, Barack Obama déclarait : « Je ne pense pas que fumer du cannabis soit plus dangereux que l’alcool ». Et le président d’ajouter que « les gosses de la classe moyenne ne se retrouvent pas en prison pour avoir fumé de l’herbe, mais les enfants pauvres si », or « les enfants d›origine afro-américaine et les Latinos sont plus souvent pauvres et ont moins la chance d›avoir les ressources et le soutien nécessaires pour éviter des pénalités très sévères et non méritées ». Obama a par conséquent salué la récente décision du Colorado et de l’État de Washington de légaliser la marijuana, déclarant : « Il est important pour une société de ne pas avoir une situation dans laquelle une grande partie des gens ont à un moment ou un autre enfreint la loi et que seulement une petite partie est punie pour cela2. » En juin dernier, notre premier ministre osait déclarer que « la fin la récréation avait sonné pour le gouvernement grec. » Nous serions tentés de lui rétorquer: « la fin l’âge de pierre a sonné pour le gouvernement belge. »
Bref, la légalisation du cannabis est à ce point devenue une évidence que s’impose à nous la nécessité de concentrer notre énergie critique sur ce qui pose vraiment question, à savoir la détermination du mode de réglementation du marché du cannabis. Autrement dit, cessons de gloser sur les effets pervers de la prohibition pour plutôt plancher sur l’invention d’un nouveau modèle de régulation à la fois respectueux des libertés individuelles et ouvert aux principes de la promotion de la santé.
Tel est le constat qui a conduit Prospective Jeunesse à, une nouvelle fois, se saisir de la thématique cannabis avec l’objectif de faire partager aux lecteurs quelques arguments démontrant le caractère responsable et non farfelu que pourrait recouvrir la légalisation du cannabis. Vu l’aspect particulièrement ubuesque de la législation actuellement en vigueur dans notre plat pays, il nous est également apparu nécessaire d’inviter certains contributeurs à dénoncer ses incohérences et les graves conséquences qu’elle peut éventuellement faire peser sur la vie des simples usagers de cannabis.
Julien Nève
1. Voir article de Nève dans le présent numéro.
2. Le Monde, 20 janvier