Notre clinique au sein de l’Orée, Centre de jour pour personnes toxicodépendantes, nous a poussés à approfondir la question de savoir s’il existe une spécificité dans le fonctionnement psychique des sujets « addicts » à des psychotropes. L’origine de la mise en place de nos études est partie du constat qu’un grand nombre de nos patients semblaient avoir un rapport particulier à la loi symbolique.
Nous avons tout d’abord confirmé une hypothèse qui semble bien établie dans le courant analytique, à savoir qu’une personnalité « toxicomane 1 » n’existe pas. Le rapport qu’entretient un sujet avec la loi symbolique dépend généralement de sa structure psychique de base (personnalité névrosée, psychotique ou perverse). Enfin, nous avons mis en évidence la présence croissante au sein de notre clinique d’un « nouveau » mécanisme, celui de la récusation. Dans le contexte de société où dominent néolibéralisme et consumérisme, ce mécanisme semble expliquer le rapport particulier à la loi que manifestent bon nombre de nos patients et qui nécessite donc
un cadre spécifique².
Dans cet article, nous approfondirons le mécanisme de récusation et en particulier son impact sur la dynamique du désir de patients présentant une dépendance problématique à des psychotropes. Nous montrerons que ces sujets, qui n’ont pas acquis la possibilité psychique de s’appuyer de manière stable sur la loi symbolique pour freiner leurs pulsions, sont en quelque sorte écartés de leur désir. Nous étayerons notre article d’exemples issus de notre pratique au sein de notre Centre. Nous terminerons par quelques implications cliniques.
Rapports à la loi
La loi symbolique, présente initialement en psychanalyse dans la notion de Surmoi, est ici définie en référence au concept de Nom-du-Père, qui a été théorisé par Jacques Lacan. Le père symbolique permet de séparer l’enfant d’une relation fusionnelle avec sa mère, et par la même occasion d’un mode de rapport « maternel » à son environnement, caractérisé par un rapport direct aux objets, ainsi qu’à une préférence pour une jouissance totale et sans compromis. Il permet l’élaboration d’un mode de satisfaction plus différé et plus partiel. Il va sans dire que cet opérateur a une fonction importante pour permettre au sujet de réfréner ses pulsions, de consommation par exemple. Il devient un opérateur psychique qui joue un rôle de tiers entre le consommateur et son produit.
Le concept de Nom-du-Père a un rôle central dans le développement psychique des sujets : sortie du fonctionnement psychotique puis pervers pour aboutir à la dynamique du désir propre à la névrose.
Dans un Centre de jour comme le nôtre, l’institution et les thérapeutes représentent possiblement cette loi symbolique. Elle se traduit par l’ensemble des règles édictées, qui font notamment arrêt à la jouissance. Il ressort qu’il existe un rapport particulier à la loi en fonction de la structure de personnalité du sujet³. Dans la psychose, le Nom-du-Père est forclos, c’est-à-dire rejeté de la sphère symbolique. Dans la perversion, la loi du père est déniée, tandis que dans la névrose, elle est bien intégrée par le sujet qui, soumis à la castration symbolique, refoule ses pulsions. La consommation problématique d’alcool ou d’un autre psychotrope vient alors jouer un rôle particulier au sein de chaque structure psychique. Notre clinique nous montre cependant que de plus en plus de patients qui adoptent des comportements addictifs ne semblent pas concernés par cette loi, même s’ils l’ont bien intégrée dans leur psychisme. Les recherches mettent en évidence un nouveau mécanisme de défense, celui de la récusation.
Le mécanisme de récusation
Thierry Roth 4 est un auteur, tout comme Charles Melman 5 ou Jean-Pierre Lebrun 6, qui étudie notamment l’impact du fonctionnement socio-économique sur le psychisme. Si le délitement progressif du patriarcat est positif à bien des égards, ce changement n’est pas sans impact sur le fonctionnement psychique des sujets, en particulier dans une société de plus en plus consumériste. Force est de constater que le père symbolique est de moins en moins opérant chez bon nombre de nos patients « addicts » n’ayant pas intégré la possibilité psychique de pouvoir se mettre une limite. Dans une société néolibérale, qui pousse à la consommation, ces sujets plus fragiles psychiquement seraient moins armés pour inhiber leurs pulsions. Ceci expliquerait le développement du mécanisme de récusation, qui se traduit par une impossibilité pour ces personnes de s’appuyer sur le Nom-du-Père pour freiner leurs envies de consommation. La récusation, initialement proposée par Marcel Czermak 7, se distingue des trois modes de défense classiquement décrits dans les structures psychiques de base. Tout d’abord, ce fonctionnement n’est pas d’ordre psychotique, dans la mesure où le Nom-du-Père semble être bien intégré dans la sphère symbolique du sujet.
1. Le terme toxicomane renvoie ici à un sujet présentant une addiction à un ou plusieurs psychotrope(s).
2. Dupuis M. et Talent J, « Rapports à la loi dans les conduites addictives : constats théorico-cliniques et implications thérapeutiques dans un centre de jour pour toxicomanes », in L’intervenant, vol. 31, no 2, p. 12-15, 2015.
3. Boulze I., L’alcoolisme, Psychopathologie psychanalytique, Armand Colin, 2011 ; Roth Th., « Récusations et Addictions », in Le Journal des psychologies, no 294, p.54-58, 2012.
4. Roth Th., ibid.
5. Melman C., La nouvelle économie psychique. La façon de penser et de jouir aujourd’hui, Erès, Toulouse, 2009.
6. Lebrun J.-P., Les couleurs de l’inceste. Se déprendre du maternel, Denoël, Paris, 2013.
7. Czermak M., « Amnésies d’identité ou de la récusation du Nom-du-Père », in Patronymies, Paris, Masson, 1998.
8. Roth Th., op. cit.
L’autorité est reconnue mais c’est comme si le sujet n’était pas concerné par la loi, comme s’il « n’en avait rien à faire de cette loi ». Ce mécanisme est aussi différent de celui du déni de la structure perverse. En effet, ce dernier se caractérise à la fois par la reconnaissance du Nom-du-Père et sa négation (négation de la reconnaissance). Dans la récusation, la loi est reconnue, mais délégitimée. Un patient peut, par exemple, récuser la loi symbolique que représente un intervenant qui est garant du fonctionnement d’une institution, un élève peut récuser l’autorité d’un enseignant. Dans le mécanisme présent, non seulement le sujet ne reconnait pas la personne qui est à une certaine place (« cette personne n’a rien à faire comme éducateur ou comme responsable du centre »), mais il remet aussi en question l’existence même de cette place d’autorité.
Lorsque nous observons certains de nos patients, il n’est pas rare de formuler l’hypothèse que la récusation consiste en réalité en une névrose qui n’est pas aboutie, qui n’a pas su se structurer. Roth 8 souligne d’ailleurs la présence d’un « refoulement a minima », vu l’importance accordée à la loi mais par laquelle le sujet ne se sent pas concerné. Ce dernier est comme clivé entre la reconnaissance du Nom-du-Père et son rejet.
Notre clinique met en évidence toute la fragilité de cette astructuration, où le sujet peut dans certaines circonstances fonctionner avec la loi symbolique, mais de manière temporaire. Dans le début de leur prise en charge, ces patients vont en général s’appuyer sur le personnel et le cadre mis en place. En effet, rattrapées par la réalité des conséquences de leurs excès et la prise de conscience inévitable que la jouissance a des limites, ces personnes semblent décidées à changer, car « elles n’ont pas le choix ». Cependant, dans un second temps, il n’est pas rare qu’elles fassent montre de comportements traduisant une opérationnalisation du mécanisme de récusation, laquelle peut prendre différentes formes. Monsieur X, par exemple, ne respecte rapidement plus les règles institutionnelles et pointe clairement l’illégitimité de la place des thérapeutes, notamment lors des entretiens avec son référent. Monsieur Y, quant à lui, montre des attitudes de récusation moins explicites en adoptant des comportements traduisant bien qu’il ne tient pas compte du cadre que l’on a mis en place pour lui, même s’il a conscience du bienfondé de celui-ci.
(suite en cours de mise en ligne)
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(4). Voir l’interview de Michel Van Langendonckt page 28.