L’évaluation est partout, elle est multiple. Nous l’avons connue à l’école, nous en faisons l’objet ou la pratiquons dans notre vie quotidienne comme dans notre vie professionnelle. Toutes choses étant égales par ailleurs, sous couvert d’objectivité l’évaluateur exerce un pouvoir, et l’évalué est amené à rendre des comptes.
L’évaluation dans son sens global est dénoncée par les sciences humaines pour son expansion dévorante. Certains psychanalystes recourent pour en parler à l’allégorie de la mort armée de sa faux, rappelant dans d’autres contextes la guerre, les épidémies ou, dans les affiches de prévention de jadis, l’alcoolisme et ses ravages. Un forum psychanalytique organisé en 2012 avait sobrement intitulé l’événement : Évaluer tue¹, à l’instar du « Fumer tue » inscrit sur les paquets de cigarettes.
L’évaluation : une rhétorique pour faire peur ?
Leur rhétorique outrancière rappelle les prédicateurs d’autrefois invectivant les fidèles du haut de la chaire ou, de nos jours, les télévangélistes menaçant les pécheurs des feux de l’enfer. Cette conception de l’évaluation se traduit par des artifices de langage récurrents qui poursuivent un même objectif : réveiller les consciences en faisant peur.
« En ce début de XXIe siècle, en Occident, la folie – sociale – a pris nom : Évaluation. (…) Non seulement elle est abusive et débilitante, mais elle est socialement ravageante² ».
« Que ferons-nous demain de ce monde promu par l’évaluation, qui met en place la normalisation des conduites et des comportements ? Vaudra-t-il seulement la peine qu’on y vive ?³ »
« La science et le capitalisme sont unis pour le meilleur et pour le pire depuis leur avènement. Mais, c’est après la Seconde Guerre qu’ils ont enfanté le monstre de l’évaluation⁴ ».
Devoir se plier à l’exercice de l’évaluation revient à passer sous ses « fourches caudines », synonyme de reddition infamante. Mais ce n’est pas tout. L’évaluation n’est pas seulement humiliante, elle se nourrit de ses victimes, « a soif de servants », autrement dit exerce un effet de contagion, « en faisant des adeptes désormais soucieux de porter à leur tour la bonne parole»⁵. La « servitude volontaire »⁶ de ces victimes fait qu’elles deviennent monstrueuses à leur tour.
La rhétorique est celle de la « guerre contre la drogue », cette dernière étant décrite elle aussi comme un monstre qui dévore et, en même temps, répand sa force corruptrice à la façon d’une pomme pourrie au milieu des fruits sains. Mais les mots perdent leur sel en se diluant dans l’outrance, comme le sont les accusations délirantes formulées à l’encontre de « la » drogue, responsable de tous les maux, quelle que soit la substance, le contexte de consommation ou la personne qui y a recours.
Dans le champ professionnel, le concept d’évaluation évoque une exigence de rendement quantifié.
Des arguments que partagent les sciences humaines
Dans les références que je cite, le concept d’évaluation englobe des éléments disparates, à la façon de l’Inventaire de Jacques Prévert. Ils ont en commun d’être détestés, comme les chiffres, le capitalisme, le libéralisme, l’individualisme, la science, la technologie, la course à la réussite, l’exigence de performance, l’uniformisation, le totalitarisme, les guides de bonnes pratiques, le cognitivisme, le comportementalisme ou encore le coaching. L’évaluation en serait le rejeton maudit. Cela dit, les arguments qui en sous-tendent la critique nourrissent les sciences humaines depuis des décennies.
L’évaluation à l’école, qui nous a tous marqués, a été dénoncée dans la foulée de mai 1968. « Les hommes qui s’en remettent à une unité de mesure définie par d’autres pour juger de leur développement personnel, ne savent bientôt plus que passer sous la toise. Il n’est plus nécessaire de les mettre à leur place assignée, ils s’y glissent d’eux-mêmes, ils se font tout petits dans la niche où leur dressage les a conduits » (Ivan Illich, Une société sans école, 1971)⁷. Ce philosophe fustigeait l’école traditionnelle, dont la tâche première était de moraliser les enfants⁸. Un bon élève était un élève soumis. Le système de notation est un instrument d’uniformisation.
Dans le champ professionnel, le concept d’évaluation évoque une exigence de rendement quantifié. L’ouvrier est réduit à l’état de robot, comme dans le film de Chaplin Les temps modernes (1936), et on lui garantit une « survie sous cloche » ⁹, c’est-à-dire que même si le collectif peut exercer un effet protecteur, le travailleur reste sous l’emprise patronale. « L’homo managerialis est un instrument de travail qu’il convient d’arranger, de contrôle et d’optimiser rationnellement »¹⁰. Si cela n’est pas ou plus possible, la personne est sacrifiée. Le travail à la chaîne est un instrument de déshumanisation.
Si satisfaire à une demande d’évaluation peut être dénoncé comme une forme de soumission, le refus de s’y plier ne fait pas du récalcitrant un sujet libre.
Toujours dans le champ professionnel, la captation du sujet par son organisation est un phénomène analysé par la sociologie, avec d’ailleurs des références issues de la psychanalyse. Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac¹¹ étudient les étapes d’un effondrement de la personne qui, après des années d’un fonctionnement gratifiant, perd pied dans son entreprise, incapable de suivre le rythme ou de répondre à des sollicitations de plus en plus nombreuses. Au début, le travailleur vit une « lune de miel » toute de séduction. L’organisation se branche sur le processus psychique individuel, promouvant des « qualités personnelles qui sont proposées à l’individu comme nécessaires pour faire partie, progresser et réussir dans l’organisation ¹² ». Un « contrat narcissique » est passé, gratifiant pour les deux parties. Progressivement, l’individu est « capté » par l’organisation et ne vit bientôt plus qu’en fonction d’elle, au détriment de tout le reste, de son quotidien, de ses proches ou de ses loisirs. Les auteurs parlent de la mise en place d’un « faux self ». La rupture se produit lorsqu’un budget n’est plus octroyé, lorsqu’un supérieur jugé médiocre fait son apparition et que les rouages commencent à se gripper. L’effondrement de la personne peut survenir alors, vécu comme une mort. La métaphore de l’engloutissement ou de l’asservissement du sujet s’inscrit dans un processus mortifère : lorsque la personne perd son lien privilégié avec son travail, elle se perd elle-même. L’organisation est un instrument d’aliénation.
Uniformisante, déshumanisante et aliénante, l’évaluation au sens global combine l’aspect normalisant de l’école d’autrefois, la contrainte abrutissante du taylorisme le plus radical avec son avatar actuel, paré des artifices de la séduction. La psychanalyse a raison de vouloir apporter un supplément d’humanité au monde, d’affirmer, comme le disait Michel Foucault, que « quand l’autorité est en crise, le pouvoir normatif s’accroît¹³ ». Mais si elle n’est pas la seule à sonner l’alarme, elle le fait avec une rhétorique qui ne sert pas son propos, faisant en outre de la psychanalyse le dernier espace de liberté qui subsiste dans notre monde.
Selon Georges Balandier, « dans une période où les idéologies confrontées, et de confrontation, rejoignent les unes après les autres les langages perdus, le discours de l’évaluation généralisée cherche à les substituer. Il se constitue en une idéologie de remplacement, comme tente de le faire avec force l’autre discours, celui du religieux.
L’évaluer et le croire, deux figures symétriques qui disent répondre aux incertitudes et aux impuissances du présent. » L’évaluation vient combler un vide idéologique avec ses certitudes rassurantes, comme peut le faire la religion. Il n’y a pas de complot occulte, pas de monstre, qu’une utilisation en fonction « des stratégies de pouvoir et de la compétition sociale¹⁴». Pour lutter contre ces stratégies, il faut rester dans l’arène et non se réfugier dans sa bulle.
Quelle contre-argumentation ?
Mais si satisfaire à une demande d’évaluation peut être dénoncé comme une forme de soumission, le refus de s’y plier ne fait pas du récalcitrant un sujet libre. Se plaindre de l’inanité des efforts à fournir ne justifie pas que ces efforts doivent être évités. Jouer le jeu n’est pas forcément de la compromission, l’évaluation pouvant développer une réflexivité de bon aloi. L’évaluation est un outil pour voir où on en est, d’où on part, où on va. Elle permet de justifier un budget, d’en solliciter un nouveau pour assurer la pérennité du travail entrepris, de voir son travail apprécié. Ce sont là des évidences. Alain Abelhauser, déjà cité, le reconnaît avec une ironie défensive qui lui permet de couper court : « Les arguments qui justifient la pratique de l’évaluation ne manquent néanmoins pas, et paraissent même souvent irrécusables. Il s’agit, nous dit-on, rien moins que de la procédure la plus convenable pour rendre des comptes à la société et, ce faisant, pour protéger ceux qu’on appelle désormais les « usagers » – vous, moi, tout un chacun. (…) Qui pourrait ne pas en être d’accord – à moins d’être complètement déraisonnable, maladivement suspicieux ou ridiculement exigeant ?¹⁵ ». Dans le même ouvrage, Jean-Claude Maleval précise : « Un minimum de crédibilité pourrait être accordée à l’évaluation si les évaluateurs étaient reconnus comme particulièrement compétents dans le domaine envisagé. Or cela est rarement le cas ¹⁶ ». Il porte le discrédit non sur la pratique mais sur les praticiens, accusation invérifiable en l’état. Par ces deux remarques, les auteurs reconnaissent (à leur insu ?) que l’évaluation est nécessaire et qu’elle peut être crédible. Ils cherchent à en dénoncer les dérives, les excès mais, mais lorsqu’ils s’attaquent au phénomène dans sa globalité, ils ne peuvent s’empêcher de globaliser leur dénonciation-même. Celle-ci glisse dans les mêmes dérives et les mêmes excès reprochés à l’objet de leur critique.
Voir le programme sur le site suivant : https://disparates.org/JJ/2010/02/le-forum-du-7-fevrier-2/
A. ABELHAUSER, R. GORI et M.-J. SAURET, La folie évaluation. Les nouvelles fabriques de la servitude, Paris : Éditions Mille et une nuits, 2011, prologue.
C. FLEURY, L’évaluation: la fin des valeurs, https://gauchemip.org/spip.php?article12350, 2014.
A. AFLALO, « Boîter n’est pas un péché », Le nouvel âne, n°10, 2010.
A. ABELHAUSER, in A. ABELHAUSER, R. GORI et M.-J. SAURET, op. cit., prologue. Les citations en italique des deux paragraphes qui précèdent sont extraits de ce prologue.
R. GORI, in A. ABELHAUSER, R. GORI et M.-J. SAURET, op. cit.,chap. 2, « Une nouvelle manière de donner des ordres ».
Cité par C. HADJI, Faut-il avoir peur de l’évaluation ? Bruxelles : De Boeck, 2012, p. 5.
J. HOUSSAYE, Autorité ou éducation ? Paris : ESF.
D. LINHART, L’insoutenable subordination des salariés, Toulouse : Érès, 2021, p. 50.
Ibidem, p. 77, citant THIBAUD DE LEXIER, analyste de la rationalité managériale.
N. AUBERT, V. DE GAULEJAC, Le coût de l’excellence, Paris : Seuil, 1991, p. 190-199.
Ibidem, p. 192.
R. GORI, in in A. ABELHAUSER, R. GORI et M.-J. SAURET, op. cit., chap. 2, « Une nouvelle manière de donner des ordres ».
G. BALANDIER, « Variations anthropologiques et sociologiques sur l’ « évaluer » », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 128-129, n° 1, p. 10.
A. ABERHAUSER, in A. ABELHAUSER, R. GORI et M.-J. SAURET, op. cit., prologue.
J.-C. MALEVAL, in A. ABELHAUSER, R. GORI et M.-J. SAURET, op. cit., chap. 1, « Le culte du chiffre, la mort de l’humain », p. 11.