Le cannabis à l’adolescence dans les médias français, transgression ou souffrance?

juillet 2018

Les médias influencent notre vision du monde, donc des usages de drogues. Quel(s) sens donnent les médias à la consommation de cannabis à l’adolescence : une transgression juridique qui peut aussi témoigner d’une souffrance psychique ? Comment sont désignés les jeunes qui recourent à cette substance ? Quels sont les modes de gestion de la consommation de drogues sont privilégié(s) par les journaux et quels rôles actanciels sont attribués aux pouvoirs publics ? Autant de questions passées en revue par Audrey Arnoult.

Cet article se propose d’analyser, à partir d’une perspective constructiviste², la manière dont les médias mettent en « lisibilité » (Delforce, 1996) la consommation de drogues à l’adolescence³. Cette question est importante car les discours médiatiques participent de la « discursivité sociale4» et peuvent influer sur les représentations que nous avons à propos d’une thématique ou d’un événement.

Cet article comporte trois parties. Nous retraçons les différentes étapes de la médicalisation de l’usage de drogues pour comprendre dans quel contexte socio-politique s’inscrit notre corpus. Puis, nous analysons le lexique employé pour désigner l’adolescent-consommateur, son usage du cannabis et la mise en récit de sa « carrière » (Becker, 1985). Enfin, nous étudions la figure des pouvoirs publics, à partir d’articles portant sur le statut législatif du cannabis et sur différentes campagnes de prévention.

LA MÉDICALISATION DE LA CONSOMMATION DE DROGUES À L’ADOLESCENCE

La consommation de drogues a été progressivement médicalisée. La médicalisation consiste à attribuer une nature médicale à des pratiques ou des représentations qui auparavant n’étaient pas pensées comme tels. Elle implique en outre leur prise en charge par les pouvoirs publics5. Or, ce n’est pas le cas de l’usage de drogues au XIXe siècle. En effet, « à aucun moment, [il] ne constitue ce que nous appelons ‘problème de société’. Bien plus, jusque vers 1840, les ‘drogues’ au sens que nous donnons aujourd’hui à ce terme ne captivent véritablement personne6 ». Ce sujet commence à faire débat au début du XXe siècle, ce qui aboutit à la loi du 12 juillet 1916 interdisant la consommation de drogues en société7.

En 1969, le drame de Bandol – une adolescente meurt d’une surdose d’héroïne – pose à nouveau la question de l’encadrement de l’usage des substances psychoactives. A cette époque, il n’existe pas d’étude scientifique concernant les modalités de consommation. Néanmoins, les pouvoirs publics se saisissent rapidement du problème, considérant la toxicomanie comme un fléau susceptible de détruire la jeunesse8. La loi du 31 décembre 1970 est votée, condamnant – entre autres – l’usage privé de drogues. Ce dispositif ne fait pas de distinction entre les différents types de substances et les modalités de consommation. Ehrenberg qualifie cette politique de « triangle d’or républicain », l’objectif étant l’éradication des drogues, la désintoxication des toxicomanes et l’abstinence. Cet idéal normatif d’une société sans drogues est remis en cause dans les années 80-90, notamment avec l’arrivée du sida. La mise en place d’une politique de réduction des risques vise à limiter les risques sanitaires auxquels sont exposés les toxicomanes. Pour Fassin, la médicalisation de la consommation de drogues va de pair avec cette politique : la toxicomanie devient un problème de santé publique9.

Aujourd’hui, les enquêtes épidémiologiques permettent de dresser un panorama précis des modalités d’usage des substances psychoactives chez les adolescents. Entre 2014 et 2017, les experts notent « un recul généralisé des usages de cannabis » (S), qu’il s’agisse des filles ou des garçons et quel que soit le mode de consommation10. Parmi ces usagers, « 7,4 % des adolescents seraient susceptibles de présenter un risque élevé d’usage problématique de cannabis11 ». La France fait partie des pays européens où la consommation régulière de cannabis est la plus élevée.

« Le drame de Bandol fait de la toxicomanie un fléau susceptible de détruire la jeunesse »

LA CONSOMMATION DE CANNABIS : ENTRE INQUIÉTUDE ET PRAGMATISME

Observons maintenant les désignations de l’adolescent, de son usage de cannabis et de sa « carrière », autrement dit la performance adolescente12. Les jeunes sont-ils stigmatisés de part leur conduite ou considérés comme en situation de souffrance psychique ? Les médias se focalisent-ils plutôt sur des adolescents dont l’usage reste modéré ou sur des consommateurs réguliers, voire aux usages problématiques ?

L’ensemble des quotidiens mentionne la banalisation du cannabis, tout en rappelant le statut illicite de ce produit. L’Humanité va plus loin en soulignant que l’on ne sait plus si le cannabis est illégal ou non13. Cette précision témoigne d’une évolution sociétale : la norme sociale prend le pas sur la norme juridique. Les termes employés pour désigner les adolescents le confirment : « jeunes », « enfants », « ados », « adolescents », « consommateurs », « fumeurs », « usagers », etc. Les quotidiens recourent à un lexique emprunté aux enquêtes épidémiologiques et de sens commun, en lui associant parfois un qualificatif (« régulier », « occasionnel », « chronique », « problématique », etc.). Cependant, les mots « toxicomane » et « drogué » apparaissent à quelques reprises, notamment avant 200914. La représentation, propre aux années 70, d’un individu dangereux pour son entourage et sans volonté persiste donc mais de façon relativement mineure.

La désignation de l’usage emprunte aussi aux études statistiques : « initiation », « consommation », « usage », « expérimentation », « addiction », etc. La pluralité des modalités de consommation du cannabis est lisible dans les journaux, qui soulignent parfois sa précocité et, pour certains, sa gravité. L’emploi de ce lexique traduit une évolution : la figure unique du toxicomane a laissé place à différents profils d’usagers. Ainsi, le terme « fléau » a disparu des discours après 2009. Néanmoins, le mot « toxicomanie » reste parfois employé créant une confusion entre la dépendance – induite par l’usage problématique du cannabis – et les autres modalités de consommation. Nous trouvons également les expressions « ce toxique15 » ou encore « drogues dangereuses16 » pour parler de cette substance. Ces procédés discursifs se centrent sur le produit, suggérant sa dangerosité, sans prendre en compte le contexte de la consommation. Précisons que leur emploi reste limité par rapport à l’ensemble du corpus ; la plupart des quotidiens privilégiant l’approche par l’usage17. Le mal-être des adolescents est l’un des facteurs mentionnés pour expliquer le recours au cannabis, mais la dimension psychique est très peu développée. De façon plus générale, le lexique utilisé pour évoquer le cannabis relève à la fois d’une approche juridique (« stupéfiants »), épidémiologique, sociologique et de sens commun (« drogue18 » ).

L’analyse de la « carrière » de la consommation de cannabis permet de préciser ces résultats. En effet, la notion de carrière renvoie à un « usage séquencé » : commencer à fumer du cannabis ne présage pas une consommation régulière ni même une dépendance. Chaque phase de la carrière correspond à une modalité d’usage différente. L’analyse des discours montre que deux façons de concevoir la consommation de cannabis structurent une partie du corpus. Par exemple, Libération et L’Humanité s’opposent fermement à la théorie de l’escalade19, laissant – entre autres – la parole à des sociologues qui soulignent la diversité des usages. Des adolescents témoignent aussi de leur consommation maîtrisée20. En revanche, les discours du Figaro et de La Croix sont plus alarmistes : des parents évoquent la violence et la désinsertion sociale progressive de leur fils, suite à sa consommation excessive. Le cannabis est un « piège » dont l’usage est comparé à une « spirale infernale21 » . Ce lexique renvoie implicitement à la théorie de l’escalade, qui sous-tend plusieurs discours du Figaro, notamment ceux portant sur la légalisation du cannabis22. La position de La Croix est plus nuancée : le journal cite aussi des experts affirmant qu’il n’y a pas de causalité entre le fait de commencer à fumer du cannabis et la dépendance, dernière phase de la carrière. Celle-ci est finalement peu évoquée dans les articles, les médecins rappelant qu’elle touche peu les adolescents.

Enfin, plusieurs discours évoquent les conséquences d’une consommation régulière de cannabis, mais dans une perspective différente puisqu’il s’agit d’articles relatant les études scientifiques sur les conséquences de son usage. Ce n’est donc pas tant le type de consommation qui est au cœur des discours que la crédibilité de ces études, celle-ci étant discutée en fonction de la conception de la réalité que chaque quotidien entend soutenir par rapport à l’usage de cannabis à l’adolescence.

L’analyse des discours démontre que les représentations de l’adolescent-consommateur et de ses usages de cannabis renvoient à un comportement relevant d’une « conduite sociale23 », et dans une moindre mesure, à une conduite toxicomaniaque. Dans ce deuxième cas cas, la théorie de l’escalade surgit dans les discours médiatiques, trace des représentations alarmistes et stigmatisantes des années 70.

« les quotidiens jouent un rôle d’alerteurs interpellant les pouvoirs publics sur la nécessité de privilégier une approche sanitaire »

LES POUVOIRS PUBLICS : UNE APPROCHE PRINCIPALEMENT RÉPRESSIVE ET CRITIQUÉE

La figure des pouvoirs publics est relativement présente dans le corpus, notamment parce que la pénalisation de l’usage de cannabis est souvent remise en cause. Quels rôles actantiels leur sont attribués ? Sont-ils plutôt tournés vers la répression – en conformité avec la loi de 1970 – ou vers la prévention, en adéquation avec la politique de réduction des risques ?

L’ensemble des quotidiens s’accorde sur l’inefficacité de la loi de 1970, « obsolète » et « inadaptée ». Plusieurs procédés rhétoriques participent de cette démonstration, parfois « retournée » pour souligner la nécessité de maintenir l’interdit :

• le recours aux statistiques montre que le nombre d’adolescents consommant du cannabis augmente : l’interdiction n’est donc pas efficace24. Précisons que, les quotidiens ne citent pas toujours les mêmes chiffres, car l’information scientifique est utilisée – dans la presse généraliste – pour légitimer une conception de la réalité25. Ainsi, Le Figaro écrit que « 39 % des jeunes de 17 ans déclarent ne jamais avoir consommé en raison de l’interdit qui pèse sur ce produit26 » .

• La comparaison entre les situations française, européenne et des pays d’Amérique du Sud. Ainsi, Le Monde écrit que la France est l’« une des dernières d’Europe à prévoir le délit d’usager de stupéfiants27 » . L’argument sous-jacent – parfois explicite – est que la dépénalisation n’entraîne pas une hausse de la consommation28. Cette comparaison sert aussi, pour certains quotidiens, à montrer l’échec de la dépénalisation/légalisation dans les pays concernés.

• Le parallèle avec la consommation d’alcool – substance psychoactive mais licite – pour souligner l’incohérence de la législation29. Ce procédé est parfois utilisé pour démontrer la nécessité de la répression : « Voulons-nous une société avec ou sans drogue ? Certes, il y a déjà l’alcool mais doit-on ajouter une erreur plus grave à une erreur existante ?30 » .

• Le recours à l’opinion publique – qu’il s’agisse de statistiques ou de discours directs/indirects – permet de légitimer une évolution de la réglementation ou d’en réaffirmer la nécessité. Les journaux mobilisent des experts pour réagir aux différentes initiatives politiques, en fonction de leur conception de la réalité.

• Le rappel d’études scientifiques sur les conséquences néfastes de la consommation précoce et régulière de cannabis sur le cerveau des adolescents est utilisé comme argument légitimant – ou non – le maintien de la loi de 1970.

Ces procédés participent d’une sanction négative de la performance des pouvoirs publics : la législation actuelle sur le cannabis ne fonctionne pas. Seul Le Figaro les « renverse » pour soutenir la nécessité d’une approche répressive. Quant est-il alors de la prévention ? L’étude des articles montre que deux stratégies sont employées :

• les quotidiens dénoncent l’inexistence d’une réelle politique de prévention et/ou le peu de moyens qui lui est consacré31. Ils jouent un rôle d’alerteurs interpellant les pouvoirs publics sur la nécessité de privilégier une approche sanitaire. Ainsi, dans L’Humanité, Jean-Michel Costes rappelle que la consommation de drogues « est un problème de santé publique et non de sécurité32 ». Toutefois, les mesures préventives qui font l’objet d’articles relèvent le plus souvent d’un programme narratif annoncé34, notamment ceux portant sur la charte « Pour une autre politique des addictions ».

• Quelques journaux développent la question de la prévention dans des articles portant sur la mise en place de campagnes de sensibilisation. Certains évoquent une « lutte anti-drogue35 » . En effet, qu’il s’agisse de prévention ou de répression, le champ lexical de la guerre est récurrent. L’accent est mis sur les notions d’information et de responsabilité. L’adolescent(e) est pensé(e) comme une personne rationnelle, capable de choisir la conduite à adopter, en fonction des risques. La mise en place de campagnes de prévention est parfois associée à la baisse niveau de consommation du cannabis, sanction positive de l’action des pouvoirs publics36. Toutefois, la part de ces articles dans le corpus est relativement faible.

Le rôle conféré aux pouvoirs publics est principalement celui d’un anti-sujet dont le programme narratif est de réprimer l’usage de cannabis, cette approche répressive étant critiquée par l’ensemble des journaux, à l’exception du Figaro. L’approche sanitaire, évoquée par quelques experts, est peu mise en avant et se réduit à quelques éléments épars.

Pour conclure, la consommation de cannabis à l’adolescence est peu mise en lien avec un éventuel mal-être – voire une souffrance psychique plus profonde. Ils sont parfois mentionnés mais peu développés. La figure du toxicomane, propre aux années 1970, a globalement disparu pour laisser place à une représentation diversifiée des usages de cannabis, même si des traces subsistent dans certains discours et, de façon plus marquée, lorsqu’il est question de dépénalisation/légalisation. L’étude des représentations médiatiques montre également que les discours de presse généraliste se focalisent plus sur la problématique juridique de l’usage de cannabis que sur la dimension sanitaire, même si celle-ci n’est pas absente des discours.

Lorsqu’il est question de prévention, celle-ci tend à être déléguée aux parents ou à l’adolescent. Cette « biopolique déléguée37 » n’est pas propre à la consommation de drogues, mais caractérise la plupart des discours contemporains sur la santé publique38. En outre, elle peut concerner d’autres acteurs, comme les parents, qui sont aujourd’hui considérés par le corps médical comme des alliés thérapeutiques dans la prise en charge des conduites à risques juvéniles39.

« Ce n’est donc pas tant le type de consommation qui est au cœur des discours que la crédibilité de ces études, celle-ci étant discutée en fonction de la conception de la réalité que chaque quotidien entend soutenir par rapport à l’usage de cannabis à l’adolescence. »

Notre article s’inscrit dans le champ des Sciences de l’Information et de la Communication, en analyse du discours.

Pour cela, nous menons une analyse qualitative (fondée sur l’analyse narrative greimassienne et l’analyse lexicale) de la presse quotienne nationale, sélectionnée selon un principe d’exemplarité (Garcin-Marrou, 2007, p. 16). La perspective diachronique permet de repérer l’évolution des représentations médiatiques puisque nous étudions 106 articles, publiés entre le 1er janvier 1995 et le 31 décembre 2014, dans La Croix (24), Le Monde (19), Le Figaro (29), Libération (24) et L’Humanité (10). Ce corpus n’est pas exhaustif mais a été échantillonné de façon empirique (Bonville, 2000, p. 105), selon les principes de systématicité1 et d’événementialité².

1. Choix d’un intervalle régulier pour sélectionner les discours à partir des listes d’articles, réalisées chronologiquement, pour chaque quotidien.
2. Prise en compte des événements et des prises de paroles politiques (campagnes de sensibilisation sur le cannabis ; propositions de légalisation/dépénalisation, etc.)


1. Laboratoire d’Etudes et de Recherches Appliquées en Sciences Sociales
2. Delforce, 1996 ; Delforce et Noyer, 1999 ; Delforce, 2004.
3. Précisons que la plupart des discours se focalise sur le cannabis.
4. Delforce et Noyer, 1999, p. 23 & 31.
5. Fassin, 1998, p. 7
6. Bachmann et Coppel, 1989, p. 28
7. Dont le haschich.
8. Bergeron, 1999, p. 25
9. Fassin, 2008, p. 32.
10. Spilka et al., 2018, p. 4
11. Id., p. 5.
12. Chaque récit est structuré par un schéma narratif, lequel se compose de plusieurs phases. La performance correspond à un « faire être » (Greimas, 1983, p. 70) et, dans notre étude, renvoie aux pratiques de consommation des adolescents.
13. LH, 23/11/01
14. LF, 16/12/97
15. LF, 03/05/12 et LM, 12/11/14
16. LF, 20/04/12
17. Libé, 16/10/12 ; LC, 17/11/10 ; LM, 02/02/13
18. Ce terme est très fréquemment employé par les journaux.
19. Théorie née aux Etats-Unis dans les années 70, qui suggère que la consommation de « drogues douces » conduit inéluctablement à la toxicomanie.
20. Libé, 03/02/05 et 23/10/07
21. LC, 24/02/05 ; LF, 02/02/05
22. LF, 05/09/11 et 20/04/12
23. Bailly, 2009, p. 20.
24. Libé, 02/06/12 ; LM, 20/07/12 ; LH, 25/01/10
25. Delforce, 2003, p. 165
26. LF, 18/06/11
27. LM, 11/04/96 et 17/10/12
28. Libé, 02/06/12
29. LH, 25/01/10 ; Libé, 08/06/12
30. LF, 16/12/97
31. Libé, 26/10/09, 08/06/12, 13/07/12
32. LH, 13/07/12
33. LF, 28/08/12 ; Libé, 21/01/14
34. Dans l’analyse narrative, un programme narratif virtuel consiste en une action ou une suite d’action énoncée mais non encore réalisée (Courtès, 1991, p. 104). LH, 13/07/12 ; Libé, 13/07/12
35. LF, 29/07/02 et LC, 07/08/00
36. LM, 12/06/09
37. Memmi, 2004, p. 136
38. Fassin, 2004, p. 25 ; Memmi, 2004, p. 135 ; Memmi, 2003 ; Berlivet, 2003
39. Couteron, Lascaux et Stehelin, 2017.