Cet article pose la question de la « normalité » dans les consommations de drogues, en se fondant non pas sur les motivations à consommer, qui relèvent de la personne, mais sur ce qui se voit dans son fonctionnement social.
Pour l’alcool, notre société encourage des façons de consommer et intègre ce produit dans de nombreux pans de ses activités, notamment dans le monde du travail. Une consommation « raisonnable » est non seulement possible mais valorisée. En revanche, les dérapages sont jugés sévèrement et font reposer la responsabilité sur les épaules d’un « coupable », ce qui permet de faire l’impasse sur les dysfonctionnements des structures.
Et en ce qui concerne les substances illicites, le discours social ne peut être que négatif même si le consommateur n’est pas en souffrance, ni personnelle ni sociale. Il s’ensuit une attitude ambiguë entre la loi et le droit à la vie privée qui pourrait nourrir l’argumentation pour la dépénalisation de toutes les drogues illicites et amener plus de justice et d’égalité dans ce monde d’après si communément évoqué.
Tout usage de drogue s’inscrit dans un contexte de vie. La pandémie que nous avons traversée, avec ses impératifs et ses contraintes, a modifié ce contexte en affectant notre rapport à l’espace, au temps et aux routines du quotidien. Ce qui allait de soi était soudain devenu difficile, voire impossible. Cette rupture de la normalité a exacerbé les inégalités sociales avec, notamment, un impact sur les consommations de produits psychotropes[1].
Cet article porte sur la normalité et la déviance dans leur mode de consommation, notions dont la période de crise pourrait donner l’occasion d’interroger la pertinence. Nous prenons l’exemple du champ professionnel, où il existe des consommations codifiées, parfois interdites, parfois obligatoires, qui scandent un quotidien oscillant entre la pénibilité et la gratification, la solidarité et la déliaison. L’alcool est la référence la plus commune, produit auquel peuvent s’en ajouter d’autres obtenus en marge de la légalité. Le modèle présenté plus bas suggère que pour chacun, quel qu’il soit, il existe une consommation maîtrisable, non problématique et donc normale, comme peut l’être l’alcool dans nos représentations, nos pratiques et notre cadre légal.
Dans le champ professionnel, la consommation d’alcool s’inscrit dans la normalité avec des occasions de boire, des traditions, mais aussi des règlements qui les encadrent et qui les limitent. L’alcool est une drogue que notre société accepte, la valorisant dans ce qu’elle offre de positif et la dévalorisant pour mettre en garde ceux qui empruntent des chemins de traverse faits d’excès et de dérives[2]. La littérature concernant les pratiques habituelles et non problématiques des drogues dans le champ professionnel est plutôt rare[3]. Lorsqu’elle en parle, c’est en général pour se centrer sur la dangerosité de ce « fléau » et sur les politiques de prévention.
Les drogues sont des « adjuvants chimiques de l’action » (Ehrenberg), des « briseurs de soucis » (Freud), « un petit coton entre la vie et soi » (Sagan) ou, comme l’écrivait Zola à propos de l’alcool, un « assommoir ». Les définitions s’inscrivent sur un continuum qui va d’une efficacité réelle, mais discrète, à la débâcle spectaculaire. Sur le versant socialement acceptable, leur consommation n’est pas problématique, elle remplit son rôle. Dans le champ professionnel, elle ne suscite aucune réaction particulière de la part de la hiérarchie, qui d’ailleurs n’est pas censée en avoir connaissance. Sur le versant inacceptable, les problèmes liés à cette consommation se traduisent par des dysfonctionnements qui obligent l’employeur à sortir de l’ombre et à nommer un problème qui, du point de vue de la loi et du travail, exige une réaction claire.
Le modèle présenté plus bas se fonde sur le comment les consommateurs font ce qu’ils font, en rendant saillant ce qui, à un moment donné, fonctionne bien, s’améliore, se détériore ou dysfonctionne.
Quatre indicateurs constituent la charpente du modèle.
Soit la connaissance du produit, de ses caractéristiques en termes de qualité, d’effets et de dangerosité, la capacité de minimiser les risques sanitaires et sociaux tout en conservant le plaisir de la consommation[4].
C’est-à-dire la construction de règles et d’une adéquation entre les différents contextes de vie et la consommation, la capacité de s’auto-évaluer et d’évaluer l’opportunité de consommer dans telle ou telle circonstance, de poser des garde-fous, de respecter les rituels, de trouver des alternatives en cas d’impossibilité de consommer.
L’investissement dans d’autres projets, d’autres plaisirs et d’autres devoirs que la seule consommation du produit, un rapport au monde qui s’exprime d’une façon socialement adaptée ou marginale.
Le lien que la personne tisse avec le produit, plus ou moins conscient et problématisé, plus ou moins fusionnel ou distancié ; la capacité de donner du sens à sa consommation (relation à la fête, au plaisir ; besoin de consommer pour aller bien, mieux ou moins mal), de prendre du recul ou d’exercer sa réflexivité.
Les questions de liberté, de responsabilité personnelle, ainsi que l’articulation entre les sphères privée et publique sont en filigrane des quatre indicateurs. Ces derniers prennent place dans un double quadrilatère.
La zone de gestion optimale, ou zone de confort, comporte trois indicateurs robustes (la pratique de la consommation, les stratégies d’adaptation et l’engagement social) et un dernier plus faible, le rapport au produit. Ce dernier occupe une place secondaire ou importante dans la vie de la personne, mais pas au détriment des autres indicateurs. Ce type de gestion est durable ou vacillant. Il suppose de la vigilance et « repose sur la reconnaissance renouvelée du danger potentiel, social, sanitaire et légal, que fait encourir la consommation[5] ». Le risque est grand, lorsque la consommation devient une routine, de la déproblématiser et, par conséquent, de perdre cette vigilance. Dans le meilleur des cas, autrement dit lorsque la personne ne fait pas de la consommation le centre de sa vie, cette vigilance va de soi, mais elle peut devenir tyrannique avec la prise de conscience d’un basculement possible dans la zone problématique. Cette vigilance peut s’accompagner d’un repli sur soi, par exemple pour éviter les tentations, ce qui peut être le prix à payer pour rester gestionnaire de sa consommation[6].
La zone de gestion problématique se caractérise par une intensité renversée : les trois indicateurs qui étaient robustes dans la zone optimale sont faibles, alors que le rapport au produit, lui, est puissant. La pratique de la consommation est chaotique, les stratégies d’adaptation aléatoires, l’engagement social marginal et le rapport au produit fusionnel. La personne n’arrive plus ou peine à concilier exigences sociales et consommation, d’une façon temporaire ou durable. Les deux configurations en présence se situent sur un continuum, avec quatre pôles dont l’évolution peut être indépendante. Le consommateur inséré socialement peut, à un moment de sa vie, connaître des problèmes professionnels qui amoindrissent son engagement social, l’amène à changer ses stratégies d’adaptation ou à modifier son rapport au produit. Il est également possible qu’il développe une dépendance, autrement dit qu’il dérape dans sa consommation, ce qui le conduit à négliger son travail. La consommation, facteur ou symptôme, n’est pas forcément centrale dans un parcours de désocialisation ou de difficulté professionnelle, mais elle constitue un coupable idéal, surtout si les stratégies de gestion mises en place par la personne ne se cantonnent plus à la sphère privée mais s’effectuent sous le regard des autres.
« La consommation, facteur ou symptôme, n’est pas forcément centrale dans un parcours de désocialisation ou de difficulté professionnelle. »
« Le « boire professionnel » pose la question de l’opportunité des modes de consommation, selon le lieu ou le moment, manifestant à la fois la convivialité et la représentation de son métier. »
Selon les stéréotypes liés à certains secteurs, les publicitaires ou les traders ont recours à des stimulants comme la cocaïne pour être performants, tandis que les conducteurs de poids lourds ou les ouvriers du bâtiment se tournent vers les amphétamines pour remplir leurs missions en un temps record. Le monde médical, qui a accès aux substances psychotropes, est susceptible d’en faire un usage personnel[7]. Pour les travaux physiquement les plus éprouvants (bâtiment, manutention) ou dans les métiers en contact avec le public (artisans, commerçants, chefs d’entreprise), l’alcool a été identifié comme la drogue la plus courante. Les métiers « 3 D » (dirty, demanding, dangerous), les plus éprouvants physiquement (manutention, métiers de la construction, etc.), sont traditionnellement associés à des usages abusifs d’alcool. L’alcool peut être défensif, pour mettre à distance la peur d’un danger (par exemple, la peur du vide ou de la hauteur dans les métiers du bâtiment) et garder la face devant le groupe[8]. Dans le même ordre d’idées, l’alcool est associé aux militaires, étoffant « le mythe du guerrier »[9]. La consommation d’alcool n’est officiellement pas destinée à juguler la peur, elle participe à un rite collectif engageant la virilité et l’honneur. Dans la police ou chez les pompiers, l’alcool permet d’éliminer le stress lié à la fonction[10].
Dans les métiers physiquement exigeants et majoritairement masculins (éboueurs, dockers, marins, etc.), l’alcool agit comme un médiateur relationnel, alimentant une chaîne de dons et de contre-dons (payer une tournée) et une solidarité complice au cours de pauses prises sur le temps de travail « pour souffler un peu[11] ». La nature même du travail implique une façon de boire ensemble, un savoir-faire dans le temps du travail et en dehors. La population ouvrière aéroportuaire a quant à elle développé des pratiques de consommation de cannabis sur le lieu et lors du temps de travail[12]. Comme jadis boire un coup, fumer du cannabis fait écho à une tradition ouvrière faite de « stoïcisme viril » face à la difficulté du travail, qui permet « d’euphémiser la souffrance » ou de tromper son ennui.
Le « boire professionnel » pose la question de l’opportunité des modes de consommation, selon le lieu ou le moment, manifestant à la fois la convivialité et la représentation de son métier. Boire, dans ce contexte, c’est avant tout « trinquer », se réclamer d’une cause légitime en gardant la maîtrise de sa consommation. C’est un acte collectif. Si elle est réalisée sur un mode transgressif mais dans certains espaces contrôlés, l’alcoolisation renforce les liens entre collègues. Se lâcher permet, dans ce contexte, de se jouer des normes pour mieux les respecter ensuite.
Le télétravail qui s’est généralisé pendant les confinements a opéré une dissolution de la frontière entre sphère privée et professionnelle ce qui, en termes de responsabilité, a mis davantage de pression encore sur les épaules de l’individu en matière de gestion de son comportement.
Le consommateur dans l’exercice de sa profession est à dissocier du cliché de l’« ivrogne ». Le professionnel peut boire, mais il doit le faire selon certains rites, sans perdre la maîtrise de sa consommation. Lorsque la relation qu’il noue avec l’alcool se fait tyrannique et échappe au contrôle, le stéréotype change de registre, passant du travailleur qui sait vivre à un « malade dangereux pour la cohésion collective, pour sa santé et pour celle du corps social[13] ». Les collègues sont sévères envers celui qui ne s’alcooliserait pas comme les autres (le rabat-joie), et ils le sont également envers celui qui modifie son rapport à l’alcool, provoquant des incidents du fait de son alcoolisme. Le groupe donne « en partie raison aux discours jugés moralistes de la direction ou du service médico-social[14] » et se désolidarise de celui qui ne parvient plus à jouer le jeu. Mais la faute n’est pas forcément attribuée à la personne. Le groupe comprend qu’un glissement est possible à cause de la pénibilité du travail : « Pourquoi il y avait autant d’alcoolisme dans la police ? […] (Le stress), faut que ça sorte, à un moment donné. […]. Les anciens, c’était la manière qu’ils avaient trouvée. […] Les pompiers font pareil, quand ils se retrouvent entre eux…[15] ». Pour les ouvriers aéroportuaires qui fument des joints sur le lieu de travail, il n’y a pas de stigmatisation parmi les ouvriers, mais une certaine tolérance tant qu’aucune erreur n’est commise.
L’image de l’entreprise a en effet longtemps été celle d’un « sanctuaire à la porte duquel s’arrêtaient toutes les dépendances des salariés[16] ». L’usage de psychotropes y est communément dénoncé à cause des risques qu’ils font courir, mais aussi en vertu de l’obsession que nourrit notre société pour contrôler et prévenir les dangers[17]. La prise de substances, quand elle dysfonctionne et se fait par conséquent voyante, est une tache dans le paysage professionnel. C’est « l’irruption d’un réel embarrassant[18] » qui, révélant des failles dans la conduite des salariés, rappelle également aux responsables à quel point leur construction est elle aussi défaillante. Le milieu du travail est tenté d’écarter les personnes qui renvoient l’ensemble du collectif à sa propre vulnérabilité.
La personne jugée dépendante est supposée contaminer le milieu de travail avec un problème qu’elle « installe dans les murs [19] ». S’y ajoute l’idée qu’elle est incapable de se maîtriser, qu’elle fuit la réalité, qu’elle est sujette à l’absentéisme, le tout formant un miroir inversé des exigences actuelles d’une entreprise rentable et performante. Ce paradoxe est présent dans la nature même du travail et il est plus visible encore en période de crise comme celle que nous avons vécue. La précarité de l’emploi, la baisse des revenus et l’angoisse du lendemain étaient le lot de certains secteurs, alors que d’autres ont pu s’épanouir malgré la crise ou grâce à elle. Certains ont pu rechercher des compensations d’ordre chimique.
Il est généralement admis que le monde du travail ne peut plus aujourd’hui se passer d’une politique de prévention des addictions. Cependant, traiter la question des dépendances suppose une ingérence dans la vie des travailleurs, des tensions entre le respect de la liberté individuelle et la quête de sécurité. Même si les praticiens sont aujourd’hui sensibilisés à une approche compréhensive, la prévention constitue un « rappel à l’ordre moral au moyen d’outils scientifiques[20] », avec un jaillissement plus ou moins conscient de représentations traditionnelles, empreintes de violence symbolique, sur les styles de vie jugés malsains[21]. Dans une optique comportementale, le protocole mis en place est destiné à susciter une prise de conscience (« Reconnaissez que vous avez un problème »), puis à proposer un accompagnement par un coach ou un professionnel de la santé (« Nous avons ce qu’il faut pour vous aider »), dans un enchaînement de propositions qui, selon toute logique, devraient être suivies de réactions positives de la part du consommateur incriminé. Le protocole s’en tient à des faits objectivables, évite la confrontation. D’autres approches préventives ont émergé, plus compréhensives, mais pas toujours désolidarisées de la représentation du « travailleur-problème[22] ».
Selon un axiome prétendant que nous sommes naturellement portés à désirer ce qui nous avantage, le travailleur est jugé stratège et autonome, capable de changer pour son bien et pour celui de la collectivité. S’il ne parvient pas à contenir ou à éliminer son problème, il devra en assumer les conséquences, doublement coupable puisque non seulement son comportement est déviant, mais qu’il ne peut tirer parti de l’aide accordée. L’approche est ambiguë, empreinte d’un paternalisme ou même d’un cynisme dont les experts de la prévention ne sont pas forcément conscients, ni même le travailleur qui, confronté à des arguments objectivement imparables, finit par admettre que ses dysfonctionnements sont le fait de sa propre défaillance.
Le monde du travail a théoriquement intégré le concept de réduction des risques, mais il s’agit surtout d’une reconnaissance rhétorique qui ouvre un boulevard au dépistage[23], dans le but non avoué de réduire les risques pour l’entreprise davantage que pour la personne. L’entreprise ne semble pas disposée à reconnaître, officiellement et sans faux-semblants, que le produit n’est pas exempt d’aspects bénéfiques[24] ni accepter que certaines personnes ne puissent se sentir capables de travailler qu’après avoir consommé. Enfin, mettre en cause les conditions de travail, son mode de fonctionnement ou l’ensemble du système sur lequel il repose est un parcours ardu qui nécessite la mobilisation, l’énergie et la patience infinie d’un groupe, ou encore une crise de grande envergure qui peut éventuellement être l’occasion de rebattre les cartes.
Les travailleurs ne sont pas toujours disposés à s’inscrire dans la démarche de prévention imposée par la hiérarchie. Cette réticence s’explique, par exemple, parce que l’alcool est traditionnellement lié à une identité masculine tandis que « la sobriété devient une expression de la féminité, de la pureté et de la sécurité[25] ». Si le travail est un élément fondateur de l’identité masculine, et si l’alcool au travail participe de cette même représentation, l’interdiction des consommations dans le cadre professionnel ne peut faire l’impasse sur cette composante identitaire, sous peine d’être rejetée par le groupe comme s’il s’agissait d’une amputation. D’autre part, la démarche de prévention peut, paradoxalement, réactiver des stéréotypes liés à la profession. Dans le transport, par exemple, les interventions préventives suscitent des attitudes défensives de la part des salariés qui réagissent par l’humour, la dérision, désinvestissent les lieux de formation, restent fuyants[26]. Toutes les interventions d’aide sont alors suspectes. En cas de problème en lien avec le travail (stress dû à la fonction, ou problème personnel affectant les résultats), le recours au psychologue est souvent vécu comme un aveu de faiblesse, d’un côté parce que la profession de psychologue reste communément liée à la question de la folie et de l’anormal, mais aussi parce que l’approche psychologique proposée est trop souvent axée sur les fragilités personnelles, sans prendre en compte la spécificité du travail. De plus, une telle démarche est potentiellement stigmatisante, parce que, selon une représentation commune, « celui qui reconnaît son stress est celui qui n’a pas pu surmonter les épreuves du métier[27] ».
« Toute crise s’accompagne de remises en question, d’ajustements plus ou moins bricolés, de constructions réussies. »
Dans la mythologie grecque, Procuste était un brigand qui capturait les voyageurs. Il les attachait sur son lit. Pour les grands, il coupait les jambes qui dépassaient et, pour les petits, il les étirait au moyen de cordages. Cette façon d’agir ramenait tout le monde à la longueur idéale, celle que Procuste souhaitait. La normalisation des comportements pourrait découler de ce mythe cruel, avec des intentions louables, mais une méthodologie féroce ne laissant aucune place à ce que ressent, dit ou fait la personne. Les représentations de l’alcoolique ou du toxicomane sont si négatives que la tentation est grande de réagir violemment face à celui qui ne change pas malgré les sollicitations de personnes qui lui veulent du bien, ou malgré les malheurs qui l’accablent. Les causes sont multiples mais, à première vue, elles semblent découler d’une incapacité à résister à la force d’attraction et de nuisance du produit. La réticence ou l’impossibilité d’adopter de nouveaux comportements moins nocifs pour la santé met en échec les politiques de prévention. Elles constituent un affront personnel ou professionnel pour ceux qui les mettent en œuvre. Il est dès lors plus facile de s’en remettre à une approche technique objectivée par des chiffres, renvoyant les récalcitrants à leur infériorité psychique et morale.
La question de la légalité ou de l’illégalité du produit est une composante de l’intervention. S’il s’agit d’alcool, une drogue socialement acceptée, l’accompagnement proposé ne va pas forcément viser l’abstinence totale, mais une consommation maîtrisée de façon à faire disparaître les dysfonctionnements nuisibles au travail. En revanche, pour les drogues illicites comme la cocaïne ou le cannabis, miser ouvertement sur la régulation au lieu de l’abstinence semblerait laxiste et, de toute évidence, contraire à la loi. Les deux registres (abstinence versus régulation) ne s’appuient ni sur les mêmes valeurs ni sur les mêmes enjeux. Le premier peut se dire, le second joue avec l’interdit, dans une « forme de double-bind institutionnel[28] ». Pour les consommations non-problématiques, celles de l’alcool sont intégrées au « bien vivre » d’aujourd’hui. Celles de produits illégaux, en revanche, sont ignorées, dissimulées sous un voile pudique ou hypocrite, au pire poursuivies même si le consommateur n’est en souffrance ni personnelle ni sociale. Il s’ensuit un paradoxe entre le collectif et la loi d’une part, et le droit à la vie privée et à la responsabilité personnelle de l’autre, qui pourrait être un argument pour la dépénalisation de toutes les drogues illicites[29].
Idéalement, la crise sanitaire a pu faire naître ou amplifier un phénomène d’empathie vis-à-vis de ceux qui ont pu, pour un temps ou pour longtemps, quitter leur zone de gestion optimale de consommation. Toute crise s’accompagne de remises en question, d’ajustements plus ou moins bricolés, de constructions réussies. Elle peut susciter l’envie d’apprendre et de changer pour en tirer les leçons et anticiper d’autres crises à venir, mais il faut reconnaître que cette envie ne dure parfois que le temps de la crise. L’inertie du système reste la plus forte. Dans celle que nous avons traversée, tous ne sont pas logés à la même enseigne. Certains pans de la société ont doublement souffert, d’abord des injonctions sanitaires qui les privaient de leur entourage, de leur travail, de leurs ressources, ensuite des difficultés qui étaient les leurs bien avant la crise et qu’ils étaient soudain dans l’impossibilité de gérer. Pour en revenir au monde du travail, le temps de la crise pourrait être mis à profit pour changer le paradigme en vigueur, empreint de discrimination et d’oppression vis-à-vis des plus précaires. La sortie de l’illégalité de tous les produits psychotropes en serait un premier pas, comme la reconnaissance par le groupe majoritaire des vexations ou des agressions qui y sont vécues, d’une discrimination systémique vis-à-vis de certaines personnes catégorisées comme toxicomanes, alcooliques, psychiquement fragiles, porteuses de VIH ou issues de l’immigration[30], ou simplement différentes de ce qui est communément attendu. Ce changement amènerait plus de justice et plus d’égalité dans un « monde d’après » communément évoqué pour traverser les bouleversements sociétaux et leur donner un sens.
[1] Cf. « Les leçons du confinement », Drogues, santé, prévention, n° 90-91, 2020.
[2] CRESPIN R., LHUILIER D. LUTZ G. (dir.), Se doper pour travailler, Toulouse, Érès, 2017.
[3] NGO NGUE NE M. R., « Les formes différenciées d’usages de produits psychoactifs au travail : les cas des bars-restaurants et des chantiers du bâtiment », Psychotropes, 2015, v. 21, n° 1, p. 77-95. À propos de la consommation non problématique de drogues illégales, qui est un phénomène attesté mais largement caché, cf. SOULET M.-H., « Penser la gestion des drogues dures : modélisations théoriques et perspectives pratiques », Psychotropes, 2008, v. 14, n° 3-4, p. 91-109.
[4] SOULET M.-H., CAIATA-ZUFFEREY M., OEUVRAY K., Gérer sa consommation. Drogues dures et enjeu de conventionnalité, Fribourg, Éditions universitaires, 2002. L’ouvrage parle à cet égard de « professionnalisation » de la consommation, au sens d’expertise concernant le produit et de ce qui l’accompagne, comme les filières de production ou d’approvisionnement. L’auteur relève le paradoxe entre cette expertise et le fait de consommer occasionnellement, comme un novice. Une des façons de le résoudre est par exemple de ne jamais s’en procurer soi-même, mais de profiter d’une occasion qui se présente, comme au cours d’une fête entre amis.
[5] SOULET M.-H. et al., op.cit., 2002, p. 94.
[6] Ibidem, p. 113.
[7] CRESPIN et al., op. cit., p. 9.
[8] KARAM H., « Le travailleur alcoolique et le système d’évaluation de la performance au travail : une dramaturgie », Travailler, 2011, n° 25, p. 73-84.
[9] PRÉVOT E., « Alcool et sociabilité militaire : de la cohésion au contrôle, de l’intégration à l’exclusion », Travailler, 2007, n° 18, p. 160.
[10] LORIOL M., BOUSSARD V., CAROLY S., « La résistance à la psychologisation des difficultés au travail. Le cas des policiers de voie publique », Actes de la recherche en sciences sociales, 2006, n° 165, p. 103-113.
[11] LE LAY S., « Le corps des éboueurs au travail : de quel(s) extrême(s) parle-t-on ? », Champ psy, 2014, n° 66, p. 151-170.
[12] BRUGIÈRE F., « Entre déviance et défense : la consommation de cannabis chez les ouvriers de l’assistance aéroportuaire », Nouvelle revue de psychosociologie, 2016, n° 21, p. 21-22.
[13] LE LAY, op. cit. p. 163.
[14] MERLE P., LE BEAU B., « Alcoolisation et alcoolisme au travail. Ethnographie d’un centre de tri postal », Revue française de sociologie, 2004, v. 45, p. 21.
[15] LORIOL et al., op. cit., p. 110.
[16] HAUTEFEUILLE M., « Le dopage des cadres ou le dopage au quotidien », L’information psychiatrique, 2008, v. 84, p. 827-834.
[17] PERETTI-WATEL P., MOATTI J.-P., Le principe de prévention. Le culte de la santé et ses dérives, Paris, Seuil, 2009.
[18] ROLO D., Mentir au travail, Paris : PUF, 2015.
[19] MARANDA M.-F., NEGURA L., DE MONTIGNY M.-J., « L’intégration en emploi des toxicomanes : représentations sociales de cadres responsables de l’embauche du personnel », Déviance et société, 2003, v. 27, p. 269-284.
[20] LEMAȊTRE F., « L’appropriation du paradigme addictologique à la SNCF : entre réceptions négociées et usages détournés », Psychotropes, 2015, v. 21, n° 1, p. 55-76.
[21] BLOY G., « Échec des messages préventifs et gouvernement des conduites en médecine générale », Sciences sociales et santé, 2015, v. 33, p. 41-66. L’auteur a interrogé des médecins généralistes dont une minorité, même formée à une approche compréhensive, ne peut s’empêcher de faire la morale ou d’adresser des reproches sévères à leurs patients, buveurs ou fumeurs, qui feraient preuve d’ingratitude, de mauvaise foi ou d’inertie en ne suivant pas leurs conseils : « Je leur dis : si vous ne voulez pas arrêter de boire, buvez ! Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? À ce moment-là, ne venez pas vous plaindre des conséquences ! » (p. 46).
[22] L’article de M.-F. MARANDA analyse les différentes approches préventives à propos de l’employé-problème, le travail-problème et la culture-problème, relevant que la logique managériale continue à assujettir la personne : « Travail et consommation de substances psychoactives : l’expérience québécoise », dans l’ouvrage collectif de CRESPIN R. et al., op. cit., p. 19-43.
[23] R. CRESPIN, dans son article intitulé « Réduire des risques en ignorant le travail » analyse l’évolution des tests de dépistage, de plus en plus performants et rapides, qui font l’impasse sur les contextes de consommation. CRESPIN R. et al., op. cit., p. 59-79.
[24] LUTZ G., COUTERON J.-P., « Travail et addictions », in A. Morel, J.-P. Couteron, Addictologie en 47 notions, Paris, Dunod, 2019, p. 350.
[25] BECK F., LEGLEYE S., DE PERETTI G., « L’alcool donne-t-il un genre ? », Travail, genre et sociétés, 2006, n° 15, p. 143.
[26] LEMAȊTRE F., op.cit., p. 62.
[27] LORIOL et al., op. cit., p. 112.
[28] SOULET et al., op. cit., p. 107.
[29] LUTZ G., « Discuter et transformer le travail pour réguler les conduites addictives des professionnels », Psychotropes, 2008, v. 24, n° 3, p. 57-82 ; Cf. « Règlementation des drogues, modèles à suivre », Drogues, santé, prévention, n° 96-97, 2021.
[30] LATHOUD I., « Profiter des crises pour agir le changement : vers un accompagnement interculturel anti-oppressif des familles migrantes », in C. BARRAS et A. MANÇO (dir.), Faire famille en exil. Leçons de la pandémie, Paris, L’Harmattan, 2023, p. 65-90.