Brisons les tabous sur les drogues : Manifeste de Lausanne

octobre 2024

Réunies le 14 novembre 2024 à Morges pour le quatrième Sommet francophone des addictions, les fédérations y ont organisé une journée d’échanges et de réflexion intitulée « Visibles, invisibles : les usages de drogues au croisement des regards ». L’objectif de cette journée qui a fait salle comble était d’interroger l’aspect visible des consommations (principalement en rue) et les politiques qui y sont liées ainsi que d’éclairer les usages invisibles de substances au travail, dans le sport ou encore chez les mineurs. La parole y était également donnée à des personnes usagères de drogues en tant que premières concernées par ces sujets et politiques.

Cette journée fut aussi l’occasion de diffuser le manifeste de Lausanne, étape clé dans le processus d’internationalisation du plaidoyer en matière de drogues et d’addictions. Comme on le verra, ce texte fondateur réclame que les politiques en matière de drogue s’appuient sur la citoyenneté, la déstigmatisation, la transversalité de la réflexion et la priorité accordée à la prévention. Il n’y a plus qu’à espérer – et se battre pour – que ces voix désormais unies soient mieux entendues.

 

Fédérations francophones du domaine des addictions

Brisons les tabous sur les drogues : Manifeste de Lausanne

Brisons les tabous sur les drogues

Nous, représentants des professionnel·le·s des addictions de France, du Luxembourg, du Québec, de Suisse romande, de Bruxelles et de Wallonie, réunis à Lausanne pour le 4e Sommet francophone des addictions, appelons à une refonte profonde des politiques liées aux drogues, et ce dans l’intérêt de tout·e·s les citoyen·ne·s, y compris des personnes utilisatrices de drogues.

Face à la montée des crises sanitaires et sociales, il est urgent de changer de paradigme : cesser de criminaliser les personnes usagères et promouvoir des politiques inclusives et progressistes, centrées sur la déstigmatisation et le respect des droits fondamentaux. Parce que les addictions touchent toutes les sphères de la société, chacun·e doit être entendu·e, quel que soit son parcours ou son contexte d’usage. Les services de prévention, de réduction des risques, de soins et de réinsertion doivent bénéficier des moyens suffisants à leur fonctionnement.

Partout dans le monde, les problèmes liés aux drogues gagnent en importance et en visibilité : crise des surdoses en Amérique du Nord, crise des stimulants en Europe, augmentation générale de la production, de la consommation, des problèmes d’addiction et de santé mentale. Partout, les politiques prohibitionnistes et répressives font preuve de leur échec en continuant d’alimenter les réseaux criminels et la violence tout en affectant de manière disproportionnée les publics les plus vulnérables. Pour mettre fin au cercle vicieux de la « guerre à la drogue », nous appelons à un changement de paradigme politique vis-à-vis des drogues.

Les politiques mises en œuvre dans nos pays respectifs ont pour objectif commun d’invisibiliser les problèmes de consommation et d’addiction, principalement dans l’espace public. En privé, en famille, entre amis, au travail, les problèmes de consommation restent également largement tabous. En conséquence, certaines souffrances sont cachées, certains plaisirs tus, alors que les personnes les plus précaires n’ont pas le choix de l’intimité. Les personnes usagères de substances sont exclues, stigmatisées et éloignées des offres de réduction des risques, de prévention et d’accompagnement. Les politiques « addictions » sont discrètes et trop peu financées, le grand public n’est pas suffisamment informé sur ces questions, les discours sont souvent empreints de préjugés moralisateurs et de suspicions. Pourtant, nous sommes toutes et tous concerné·e·s, de près ou de loin, par les questions d’addiction. Pour nos fédérations francophones des professionnel·le·s des addictions, des politiques des drogues pragmatiques et efficaces ne seront possibles qu’accompagnées de la déstigmatisation des personnes consommatrices.

  • La formulation des politiques relatives aux addictions doit intégrer des processus systématiques de consultation et de participation des personnes concernées.
  • Les politiques ciblant les personnes usagères doivent être fondées sur le principe du respect de leurs droits fondamentaux.

  • Les effets des politiques drogues doivent être évalués, notamment quant à leur impact sur la santé publique et sur les droits humains.

Nos principes :

1.Les personnes usagères de drogues sont citoyennes à part entière et doivent être considérées comme telles.

Rien sur eux, sans eux : bien souvent, les politiques relatives aux addictions sont réalisées sans impliquer les personnes qu’elles ciblent. Ces politiques reflètent les valeurs de nos sociétés et sont trop souvent imprégnées de préjugés qui desservent les personnes usagères. La société se représente souvent les usages de drogues comme étant la cause de différents problèmes, ce qui est erroné dans bien des cas. Les personnes usagères de drogues, bien plus nombreuses et diverses que l’on imagine, sont des citoyens et citoyennes à part entière.

Revendications :

  • La formulation des politiques relatives aux addictions doit intégrer des processus systématiques de consultation et de participation des personnes concernées.
  • Les politiques ciblant les personnes usagères doivent être fondées sur le principe du respect de leurs droits fondamentaux.
  • Les effets des politiques drogues doivent être évalués, notamment quant à leur impact sur la santé publique et sur les droits humains.

 

2. Les prises de parole sur les expériences personnelles de consommation de drogues favorisent la déstigmatisation des usages et aident à mieux cibler les politiques sur les drogues

Les personnes usagères de drogues illégales représentent une part de la population plus importante que l’on imagine. Bien souvent, les consommations visibles sont celles des personnes en situations précaires, alors que les consommations des personnes insérées socio-professionnellement sont invisibles et donc peu prises en compte dans le débat public autour des drogues.

Une prise de parole publique sur la consommation personnelle permettrait non seulement de casser les représentations éculées mais également d’avoir un véritable dialogue citoyen sur l’usage de substances dans toutes les couches de la société (y compris parmi les professionnels·le·s des addictions) et au-delà de la seule problématique d’addiction : ses motivations, ses causes, ses effets aussi bien négatifs que bénéfiques.

Tous les savoirs expérientiels sont une composante essentielle d’une société orientée sur l’adéquation des politiques de prévention, de réduction des risques et de soins, tant pour des usages légaux et illégaux.

Pour favoriser ces prises de parole publiques, il convient d’assurer une véritable protection de la liberté d’expression et de créer les conditions-cadres d’un échange constructif.

Revendications :

  • Favoriser et protéger la prise de parole sur l’usages de drogue, au-delà des situations d’addiction, en offrant un cadre sécurisé juridiquement.
  • Informer les médias, les décideurs et le grand public sur la réalité des personnes qui consomment.

3. La consommation au travail ou dans le sport est une pratique privée, mais aussi une question publique

Les usages sont aujourd’hui multiples, entre recherche de plaisir, de sens, de performance, de gestion de la douleur, de liens sociaux ou encore d’un peu de répit. Ils prennent place dans la vie privée, mais souvent également en lien avec le travail ou le sport.

Pourtant, pour bien des raisons, des barrières empêchent d’aborder ouvertement ces situations, retardant la prise de parole à l’émergence d’une crise ou après l’apparition de problématiques chroniques. La société est addictogène : le collectif s’estompe, l’environnement nous surstimule et demande des performances hors du commun, alors que les situations de précarité augmentent. En outre, le capitalisme utilise le marketing, des carences de régulation et les connaissances scientifiques du domaine des addictions pour vendre toute une série de nouveaux produits aux vertus souvent surestimées. Il convient de reconnaître les usages dans tous les contextes pour pouvoir les aborder de manière collective, remettre en question l’aspect addictogène de la société et reprendre le contrôle sur les formes extrêmes de capitalisme.

 

Revendications :

  • Ouvrir un véritable débat sur les pressions d’une société axée sur la performance.
  • Repositionner les places et les fonctions des usages dans leurs contextes individuels et sociétaux.
  • Renforcer la régulation des produits et services addictifs légaux dans une approche de prévention structurelle pour protéger la santé des populations.

4. L’espace public appartient à toutes et tous et doit être pensé pour que chacun·e s’y sente bien

L’espace public est un lieu de rencontres mais également de tensions et de craintes. Les personnes qui consomment dans les parcs, les places des centre villes ou les rues cristallisent toutes les peurs et les fantasmes liés à la figure du « drogué ». Elles sont souvent les cibles d’intervention diverses, souvent policières, visant à les invisibiliser, alors même que, de par leur situation sociale, elles n’ont souvent pas d’autre choix que de consommer dans la rue. Néanmoins le besoin des riverains, des commerces, des familles et de toutes les personnes qui gravitent dans l’espace public de se sentir en sécurité reste parfaitement légitime. L’espace public doit être pensé et aménagé pour accueillir tout le monde et que tout le monde s’y sente bien, particulièrement dans les villes. Cela passe par des politiques de réduction des risques, des espaces d’accueil et de consommation sécurisée, de prestations de cohésion sociale – avec du travail social hors mur – et un aménagement urbain de qualité.

Revendications :

  • Penser et aménager l’espace public de manière à favoriser le vivre ensemble et la cohésion sociale.
  • Développer les prestations d’aller-vers dans les milieux urbains, avec des équipes interdisciplinaires (travail social, soins infirmiers, psychiatrie, etc.).
  • Développer les prestations d’accueil à bas seuil dédiées à la consommation sécurisée ainsi qu’à l’accueil de jour avec accès à des prestations sociales et sanitaires.

 

5. Enfants mineurs, problèmes majeurs : l’accessibilité des mineur·e·s à la prévention, aux soins et à la réduction des risques doit être améliorée

Des conditions de vie précaires et des événements traumatisants pendant l’enfance sont des facteurs de risques prépondérant d’un trouble de l’usage des substances. Souvent, la consommation fait partie de l’adolescence. Certains groupes vivent des situations de vulnérabilité particulière, comme des parcours de migration non accompagnés ou des contacts trop fréquents avec le système judiciaire. Pourtant, les difficultés vécues par les enfants et les jeunes passent souvent sous les radars et les prestations du domaine des addictions sont encore trop souvent réservées aux adultes. Pour les jeunes (comme pour les adultes), il faut travailler la consommation problématique comme symptôme et non la condamner. En outre, un point d’attention particulier doit être donné à la transition à l’âge adulte, car trop souvent elle peut être synonyme de rupture dans l’accompagnement.

Revendications :

  • Penser l’accompagnement et la protection des droits fondamentaux de toutes les personnes concernées, quel que soit leur âge, leur consommation ou leur nationalité.
  • Permettre aux mineur·e·s l’accès à des prestations réservées actuellement aux majeur·e·s, tels qu’aux services de réduction des risques, ainsi qu’aux services qui leur sont dédiés, sans l’accord de leurs parents.