Il est un fait a priori connu : les jeunes garçons consomment davantage de drogues que les filles. Cette simple assertion mérite toutefois d’être interrogée, non seulement à travers les définitions des notions de « jeune » et de « drogue » et des données de consommation qui s’y rapportent, mais aussi à la lumière de leurs interprétations dans une optique de promotion de la santé et d’une lecture relationnelle du genre. Cet article introductif vise donc davantage à questionner les évidences qu’à apporter des réponses fermes et définitives à ces délicates relations entre jeunes, genre et drogues.
La notion de « drogue » invoque à la fois un danger pour la santé du « drogué » et une menace pour la société qui, par le biais de sa législation, décide le plus souvent d’en interdire la consommation et de pénaliser sa vente et son trafic. Comme l’a montré Sansfaçon1, les politiques publiques s’emparent de cette question dès le début du XX° siècle et tentent de contrer la « dangerosité » des drogues, avant tout sous l’angle de ses « effets sociaux » : l’usage de drogue est associé à la criminalité chez les hommes et à la prostitution chez les femmes. Se dessine donc très tôt une interprétation genrée de cet usage, qui alimente des paniques morales favorisant les législations répressives, au nom de la nécessité de « protéger nos enfants ».
Progressivement, les politiques publiques vont tenter de prendre en compte la stigmatisation des usagers, tout comme l’importance de distinguer les différents produits et leurs effets sur la santé. L’OMS (Organsiation Mondiale de la Santé) prône désormais la notion de « substance psycho-active » permettant d’aller au-delà de la scission légalité-illégalité et « drogues douces »-« drogues dures »². Les substances sont distinguées en fonction de leur toxicité (effets aigus et/ou chroniques), de la dépendance qu’elles induisent (physique et/ou psychologique) et de leurs effets sociaux (pour le consommateur et la société dans son ensemble).
Sans entrer dans les débats autour de la hiérarchisation des produits, il est intéressant de noter que désormais les professionnels mettent l’accent sur le « mésusage », « l’abus » ou encore « l’usage problématique » (terme reconnu officiellement en Belgique en 2003³) de ces substances. Reste qu’il est difficile d’estimer à partir de quand cet usage devient problématique, hors de contrôle, tant le contexte, le ou plutôt les produits (avec la hausse des polyconsommations) et par-dessus tout la subjectivité du consommateur complexifient les frontières. Le sentiment de « gérer » sa consommation versus celui d’être dépassé, de même que la capacité d’en faire part aux autres (que ce soit à l’entourage, aux chercheurs ou aux professionnels de la santé) varient en fonction du sexe et de l’âge, profondément marqués par les attentes sociales et les socialisations différenciées.
De façon générale, l’ensemble des enquêtes corrobore une sur-représentation des hommes, tant dans la consommation de substances (le rapport est souvent de 1 à 3 pour l’alcool et le cannabis par exemple), dans le nombre de décès par surdose (les femmes ne représentent que 21% de ces décès en 2018 dans l’Union européenne4) ou encore dans les demandes de traitement (1/4 des femmes en Belgique en 20165).
Toutefois, il faut d’abord souligner que ce sont les femmes qui sur-consomment des médicaments psycho-actifs (antidépresseurs, somnifères ou tranquillisants), souvent oubliés dans la liste des substances. En outre, les recherches récentes montrent une féminisation de la consommation : les écarts hommes/femmes diminuent de manière générale, particulièrement chez les jeunes et surtout quand la situation socio-économique et le diplôme augmentent.
Néanmoins, à l’encontre du ciblage des politiques publiques, les données rendent compte d’un âge moyen des consommateurs relativement élevé. Par exemple, selon le rapport européen, les décès par surdose surviennent en moyenne à 39 ans. La « jeunesse », quoi qu’il s’agirait encore de réussir à la circonscrire, est donc loin d’être la seule concernée. Quel est l’intérêt de ce focus ? D’une part, à la suite de Becker6, les recherches de sociologie ont montré l’importance des premières consommations, à travers le rôle joué par les pairs, et l’instauration progressive d’une « carrière » de consommation. Celle-ci suit différentes étapes selon lui : transgression d’une norme, étiquetage et désignation par les autres, adhésion à un groupe déviant. L’usager apprend à se reconnaître (voire à se revendiquer) comme un consommateur, intègre un groupe qui va l’aider à mieux connaître les doses, les interactions, les sources d’approvisionnement, etc. En ce sens, l’apprentissage augmente avec l’expérience (et donc souvent l’âge), ce qui, d’un côté, permet de réduire les risques associés, mais, de l’autre, installe une consommation durable, avec ses impacts en termes de dépendance accrue et d’usure du corps.
D’autre part, il est évident que l’étape dite de l’adolescence (de 15 à 20, voire 25 ans) cumulant généralement les premières expériences sexuelles, de consommation, le départ du foyer familial, la transition entre études et vie professionnelle, est propice aux changements et à la vulnérabilité. Les données quantitatives les plus récentes chez les jeunes européens de 15-16 ans7 montrent une certaine normalisation de la consommation du cannabis, avec une prédominance des garçons (plus de 20% et 15% chez les filles), une différence moindre concernant les NPS, ces « nouvelles substances psycho-actives » en pleine expansion, et, à nouveau, un rapport inversé pour les tranquillisants (plus de 8% de filles contre moins de 5% de garçons).
Les études de genre insistent aujourd’hui sur l’importance de ne pas prendre en compte les hommes et les femmes comme des catégories indépendantes, mais de les penser en relation. Très rapidement, nous pouvons rappeler les 4 dimensions du genre établies par Bereni8 et ses collègues :
1/ le genre est une construction sociale, qui met l’accent sur la dénaturalisation des sexes ;
2/ le genre doit se comprendre dans une approche relationnelle, c’est-à-dire un système de bi-catégorisation des sexes, avec des valeurs et représentations associées à la féminité et à la masculinité ;
3/ le genre est un rapport de pouvoir qui hiérarchise (matériellement et symboliquement) cette bi-catégorisation ;
4/ le genre doit se penser de façon intersectionnelle, en imbrication avec les autres rapports de pouvoir (basés sur la « race », la classe, la sexualité, etc.).
Dans le champ de la santé, le genre est souvent appréhendé en termes de différence sexuelle et réduit à la question de la santé des femmes. D’une part, ces approches dites catégorielles essentialisent la binarité, en naturalisant les différences et en excluant ceux qui s’écartent de cette binarité (comme les personnes trans, intersexes ou queer). D’autre part, elles sont incapables de conceptualiser les dynamiques de genre dans leur multi-dimensionnalité (rapports économiques, contraintes émotionnelles, représentations, etc.).
Au-delà des chiffres différentiels de consommation de substances, il s’agit donc de mettre à jour les interactions entre dynamiques de genre et phénomènes de santé. Pour cela, il est important de s’arrêter en premier lieu sur les constructions sociales des masculinités et des féminités. Sans pouvoir développer ici les différences intra-groupe, notons que la masculinité hégémonique, pour reprendre la notion de Connell, se construit sur une virilité en lien avec la démonstration de puissance (notamment physique), les prises de risque et le contrôle de ses émotions9. Ainsi les garçons se retrouvent sur-représentés parmi les auteurs de violence, mettant donc en péril la santé des autres, mais également dans les situations où ils se mettent eux-mêmes en danger : consommations problématiques de substances, nous l’avons vu, prises de risque au volant (alcool, vitesse), sports extrêmes et même suicides10. Il est également intéressant de noter que les garçons prennent généralement ces risques collectivement11. Les féminités, qui se construisent dans un rapport d’opposition, prônent davantage une attention au regard de l’autre, voire un certain conformisme social ; ce qui enjoint les filles à moins transgresser frontalement. Leurs prises de risque sont souvent plus solitaires et consistent, surtout pour les jeunes, à des atteintes à leur propre corps : automutilations, troubles alimentaires (anorexie, boulimie), dépression et tentatives de suicide12. Concernant la consommation de substances, elles ont tendance à la cacher et donc à moins la déclarer. De plus, une enquête sur les motivations exprimées liées à la consommation de cannabis souligne que les jeunes filles le font pour « gérer » leur stress et angoisses, dans une visée auto-thérapeutique, pendant que les garçons disent consommer pour le plaisir et la fête13.
En second lieu, il faut souligner la forte stigmatisation qui pèse encore sur les consommations féminines. Trois éléments peuvent être mentionnés ici. Le premier, déjà évoqué, est l’association avec le travail du sexe qui a durablement marqué les esprits, même si elle se retrouve moins dans le discours public contemporain. Le second a trait à la maternité, où l’impact direct de la consommation sur la grossesse, mais aussi sur la gestion des enfants, amène d’un côté les femmes qui sont mères à moins déclarer leurs usages problématiques (par peur de la perte de la garde des enfants) et de l’autre côté, les professionnels de la santé à assigner les femmes à cette maternité, développant un discours davantage moralisateur à leur égard14. Le dernier élément à prendre en compte est celui de la violence potentielle du partenaire masculin. Plusieurs consommatrices (généralement plus âgées) sont en couple avec un consommateur, ce qui redouble le risque de violence à leur égard. Les femmes ont donc davantage tendance à avoir honte de leur consommation, et cela constitue une barrière importante à la demande d’aide et de traitement15.
Les liens entre jeunes, genre et drogues sont plus complexes qu’il n’y paraît. Comme le souligne Connell « les problèmes de santé révèlent souvent des relations contradictoires entre processus sociaux et biologiques »16. Pour comprendre ces mécanismes et pouvoir développer des dispositifs d’accompagnement qui répondent au mieux aux besoins des jeunes consommatrices et consommateurs, il nous semble donc nécessaire de développer une approche relationnelle du genre, qui soit attentive à ne pas victimiser les filles17.