Bruxelles, après l’appel à projet

juillet 2018

Une interview de Bruno Vankelegom et Caroline Rasson réalisée par Caroline Saal.

À l’automne 2017, Prospective Jeunesse donnait carte blanche à la Fédération bruxelloise de la Promotion de la santé (FBPS) pour se présenter. Quelques mois plus tard, la voici en train de prendre ses marques face au nouveau décret. Nous nous sommes penchés sur ses revendications, sur sa perception du contexte politique actuel et de ses effets sur les acteurs de terrain.

« La Promotion de la santé se joue dans la proximité, dans les quartiers, chez les gens. Bref, au niveau local. »

La promotion de la santé souffre de ne pas être connue et comprise de tous. Quelle stratégie envisagez-vous pour la valoriser ?

Bruno Vankelegom Les acteurs de la Promotion de la santé ont créé la Fédération pour se rassembler et travailler en cohérence. Nous nous rencontrons pour expliquer, débattre sur notre secteur. De la sorte, nous nous connaissons mieux les uns et les autres. Nous pouvons mieux expliquer ce que fait notre secteur et ce que chacune de ses parties porte. La Promotion de la santé, ce n’est pas une lubie de quelques asbl qui croient avoir de bonnes idées. C’est agir sur les déterminants de santé, sur les inégalités sociales de santé, avant l’appel au système de soins. La Promotion de la santé repose sur des recommandations de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Nos stratégies de santé sont reconnues et évaluées. Leur efficacité est prouvée.

Caroline Rasson Nous voulons éclairer ce que nous faisons à l’échelle d’un territoire, afin que le citoyen s’y retrouve, connecte avec ce qu’il côtoie. On veut montrer comment on peut améliorer la qualité de vie : dans l’école, dans l’alimentation… Tout un chacun peut être acteur de la promotion de la santé. On travaille avec Bruxelles Goodfood, on travaille avec des familles monoparentales, avec des CPAS pour faire des ateliers de littératie. Les actions peuvent relever d’une approche communautaire, certaines vont se centrer sur des quartiers… Elles concerneront tantôt le logement, tantôt l’enseignement, la petite enfance.

Aujourd’hui, les projets financés en Promotion de la santé à Bruxelles sont désormais connus. Quel premier bilan en tirez-vous ?

Bruno Vankelegom On peut se réjouir: nous avons désormais un dispositif clair. Le secteur de la promotion de la santé sort ainsi d’une longue incertitude, de plusieurs années. Celle-ci a eu des effets dramatiques pour les acteurs de terrain : ne pas oser réengager, donner des préavis… Désormais, on sait qu’on part pour trois ans. Il faut maintenant réfléchir au fonctionnement de ce dispositif.

Caroline Rasson La Fédération avait rédigé un memorandum à l’intention du politique. Nous y écrivions que nous voulions une place réservée pour la Promotion de la Santé. L’enveloppe a été augmentée, la promotion de la santé est renforcée. En ce sens, nous avons été entendus. Le décret l’acte, mais on peut encore faire mieux, notamment en termes de moyens. La Fédération n’a pas encore eu l’occasion de débattre en Assemblée générale de la proposition.

Sur quels besoins insistiez-vous dans le memorandum ?

Caroline Rasson Le citoyen a des besoins de base et il a le droit d’être entendu. Avoir un logement salubre, résoudre des problèmes de santé mentale, accéder à une insertion socioprofessionnelle nécessitent d’être informé sur les possibilités, voire d’être orienté, guidé. C’est pourquoi nous identifions la littératie en santé comme un enjeu important. Finalement, c’est aussi pouvoir éclairer la globalité de la personne, la complexité des situations, d’où tout l’intérêt de l’articulation avec des partenaires, notamment le secteur de la cohésion sociale, le secteur culturel.

Quelles sont les prochaines étapes ?

Caroline Rasson Après ce temps d’information, nous voulons recueillir la perception de chacun des membres de la FBPS afin de juger l’adéquation entre les besoins de la population bruxelloise et les choix politiques, de déterminer les absences dans ce dispositif.

Bruno Vankelegom La Fédération réfléchira à la manière de donner une place à ces absents. Ce dispositif n’est pas le seul outil qui va faire de la promotion de la santé. Il faut de la santé dans toutes les politiques, dans les autres plans et les autres dynamiques en place, c’est-à-dire de la transversalité. Ca demande un travail du politique, dans les communes par exemple, et du terrain.

« La 6e réforme de l’Etat a bousculé, le secteur en premier. Nous avons du nous dépoussiérer.»

Quelles leçons tirez-vous de l’appel à projet ?

Bruno Vankelegom L’expérience a été éprouvante. Premièrement, car nous sortons de plusieurs années d’incertitude. Deuxièmement, l’appel à projet a pris des allures de concours. Les associations ont travaillé d’arrache-pied trois mois pour arriver épuisées au bout. Une forme de concurrence s’est créée entre acteurs, mais le dialogue, les collaborations ont limité cet effet.

Caroline Rasson La 6e réforme a bousculé les politiques et le secteur. Nous avons du nous dépoussiérer. Nous l’avons fait par la concertation, par une interface continue entre le cabinet politique, l’administration et les acteurs. Nous avons envoyé des recommandations, analysé les besoins de la population bruxelloise et l’offre de services existante. Nous avons contribué à construire le plan assuétudes, le plan alimentation… Ces concertations, ce bousculement a forcé à se réunir, à créer des liens. Ca n’a pas été sans difficulté : l’insécurité, le turn over énorme dans les équipes… Comment mobiliser des gens en préavis ? La Fédération a joué un rôle moteur pour garder le cap sur ce qu’on devait obtenir, pour sortir les structures de l’isolement et les solidariser. Créer des ponts a permis de valider des choses ensemble, d’avoir une parole unique qui plaide vraiment pour la Promotion de la santé. Quand le décret est apparu, les mises en concurrence étaient affaiblies par cette solidarité. Aujourd’hui, des disparités sont apparues entre les membres retenus et ceux qui ne l’ont pas été.

Bruno Vankelegom Notre ennemi n’est pas le pouvoir public. Notre ennemi est le manque de moyens, outre le déséquilibre entre la publicité et nous.

Quelles solutions existent pour perdurer quand un acteur n’a pas obtenu d’enveloppes ?

Bruno Vankelegom Il existe d’autres fonds, les projets innovants. La Fédération soutiendra ses membres, pas simplement par corporatisme mais en liant leurs actions à leurs effets, aux besoins réels et aux raisons de leur importance. Il y a aussi un enjeu à ce que les communes s’emparent de cette politique.

Caroline Rasson Les communes ont des leviers, par les écoles, les services de prévention en tutelle. Les CPAS sont aussi des lieux cruciaux. Les communes peuvent contribuer à améliorer la santé des citoyens.

Bruno Vankelegom La Promotion de la santé se joue dans la proximité, dans les quartiers, chez les gens. Bref, au niveau local.

On a reproché à cet appel à projet d’apporter une conception managériale. Quel regard portez-vous sur cette critique ?

Bruno Vankelegom C’est tout le secteur associatif qui est touché. Le nouveau code des sociétés ira encore plus loin. Bien sûr, une comptabilité bien tenue est une bonne chose. D’ailleurs, il n’y a aucun doute à avoir : les associations sont transparentes et font bien leur boulot. L’argent que nous recevons de la collectivité, nous l’utilisons du mieux possible, avec toute la correction voulue. Et c’est là le cœur de l’affaire : les moyens sont nécessaires et ils portent des fruits. Les fédérations sont là pour aider toutes les associations, surtout les plus petites, à posséder des outils de gestion efficaces. Mais dissocions une association sans but lucratif d’une entreprise commerciale ! Nos spécificités doivent rester claires.

Les acteurs de la promotion de la santé agissent dans un contexte où d’autres se présentent aussi comme soucieux de la santé. Pensons à l’industrie agro-alimentaire qui se plie artificiellement aux « moins de graisses, moins de sucre, plus de bio… ». Comment se positionner ?

Bruno Vankelegom L’alimentation est un exemple évocateur. À quoi fait-on face ? Une mauvaise alimentation. Comment s’en prémunir ? Le soir, après une longue journée, ce n’est pas simple d’adopter tous les bons comportements, alors que beaucoup de facteurs nous poussent à faire « simple ». L’industrie agro-alimentaire propose une offre qui simplifie la vie : tout est préparé, nettoyé, découpé et se réchauffe très vite. Si nous montrons les cadres, il faut leur donner toute leur importance. Si se tourner vers des plats préparés résulte du rythme de vie, alors comment travailler sur ce rythme de vie ?

Caroline Rasson Notre métier revête un aspect éthique important. Ceux qui ont des visées commerciales ne sont pas des partenaires, soyons clairs. Le marketing n’est jamais innocent. Nous devons être attentifs à rester neutres : nous ne travaillons pas avec l’industrie, ni avec le secteur pharmaceutique. Parfois, certains disent diffuser un message. « Fumer, ce n’est pas pour les gamins ». Mais quand l’industrie du tabac dit ça, elle sait aussi qu’elles parlent aux jeunes qui ne veulent plus être considérés comme des gamins. Elle leur souffle qu’en fumant, ils ne sont plus des petits mais des jeunes qui savent ce qu’ils veulent. Ces communications ont des effets pervers et rendent toute alliance dangereuse. Que les alcooliers ou les marques de bandes hygiéniques veuillent aller dans les écoles pour faire de la prévention n’est pas innocent : ils veulent vendre, ils veulent contrôler le message. Au sein de la Fédération, nous nous fixons des balises face à ces initiatives.

Dans la prévention des usages problématiques, nous sommes souvent confrontés aux producteurs d’alcool. Ils organisent des campagnes publicitaires avec des moyens financiers élevés. Leur influence est perceptible jusque dans l’absence de plan national alcool. Comment aller sur leur terrain, et ne pas se décourager face au déséquilibre des forces ?

Caroline Rasson Le rôle de la FBPS n’est pas éradiquer les firmes de tabac ou d’alcool. L’offre restera présente. Respectons le libre choix des personnes. Concentrons-nous sur l’éducation aux médias, au choix de santé, à l’autonomie. Le tabac, aux Etats-Unis, c’est presque 1,5 millions par jour dans la pub. Vous imaginez ? A la moindre tentative de réglementation, les lobbys font le pied de grue dans les cabinets politiques. Nous devons éveiller le sens critique, étayer la réflexion éthique des politiques, des citoyens, des partenaires. Nos actions sont-elles en cohérence avec les messages de santé que nous voulons porter auprès des jeunes ? Placer des distributeurs de boissons sucrées dans une école ne l’est pas, par exemple.

Bruno Vankelegom C’est pour ça que le plaidoyer et le travail de proximité avec la population, dans les quartiers, sont cruciaux. Nous devons aussi nous organiser collectivement, à un niveau régional, mais aussi international. Pas chacun comme il le peut, mais en nous connectant. Et en analysant : là où des stratégies locales de promotion de la santé ont eu du succès, comment cela a-t-il marché ? Comment décliner ces réussites chez nous ?

AGIR SUR LES POLITIQUES PUBLIQUES

CE QUE LE SECTEUR PEUT FAIRE

« Pour que l’action intersectorielle se déroule au mieux au niveau politique, il s’avère primordial de comprendre au préalable comment les responsables politiques perçoivent les problèmes (c’est-à-dire les inégalités sociales de santé) ainsi que leur rôle potentiel dans la formulation puis le soutien à la mise en œuvre des solutions. » p 121
« Pour que les professionnels de la promotion de la santé puissent faire en sorte que plus de politiques publiques soient formulées en faveur des déterminants sociaux de la santé, ils doivent pouvoir intervenir en leur faveur, selon les différentes étapes du cycle des politiques publiques , au moyen :
– De stratégies pour identifier un problème et influencer son inscription à l’ordre du jour ;
– De stratégies pour formuler des propositions de pistes d’actions pour résoudre le problème ;
– De stratégies de partage et d’application des connaissances dans le processus politique ;
– De stratégies par les politiques locales pour agir sur les déterminants sociaux de la santé. » p 128

Extrait de Breton E., Jabot F ., Pommier J., Sherlaw W., La promotion de la santé. Comprendre pour agir dans le monde francophone, Paris, Presses de l’ESHEP, 2017, p. 121-128.

COMMENT LES ALCOOLIERS FRANÇAIS ONT RÉUSSI À PESER

« A la fin des années 1990, le processus de sanitarisation des politiques de lutte contre les drogues et les toxicomanies a pu s’appuyer sur la mobilisation d’un secteur inattendu : les producteurs d’alcool. Ces derniers ont en effet su s’approprier le concept d’addiction, au fondement du projet gouvernemental de l’époque, afin d’encourager une politique qui ciblerait davantage le comportement des consommateurs que les boissons alcoolisées. Ils sont parvenus à négocier les termes d’une politique publique qu’ils contestaient au départ et à en délimiter la portée dans le secteur qui les concernait. Nous montrons ainsi que les producteurs d’alcool, en optant pour des répertoires d’action compatibles avec le territoire tant cognitif (les sciences biomédicales) qu’institutionnel (l’administration sanitaire) de leurs adversaires, ont été parties prenantes de la construction d’une politique de santé publique. S’ils se sont mobilisés contre la santé, ou contre les addictions, ce n’est donc pas tant qu’ils s’y sont fermement opposés mais au contraire qu’ils ont su s’y adosser pour faire valoir leurs propres fins. (…) Les alcooliers n’auraient guère été légitimes s’ils avaient purement et simplement contesté l’existence d’enjeux de santé publique liés à leur activité économique. ( …) D’une part, les catégories savantes peuvent être utilisées comme une ressource militante chez toutes les parties prenantes, lobbies comme réformateurs. Nous avons vu notamment l’importance de l’expertise (d’abord économique et statistique puis biomédicale) dans la légitimation de l’entreprise des alcooliers. (…) Le passage de la notion d’alcoolisme à celle d’addiction à l’alcool est d’abord lié à la stratégie des vitiviniculteurs qui est progressivement entrée en résonance avec celle des entrepreneurs de l’addictologie, avant que l’ensemble des parties prenantes ne parvienne à s’entendre sur les formes d’une action publique fondée sur les principes de l’approche « comportement » (plutôt que « produit »). (…) D’autre part, (…) les démarches dites d’engagement volontaire ou d’autodiscipline, mises en œuvre ces dernières années par Entreprise et Prévention – et dont le but avoué est la promotion des normes sanitaires par les industriels eux-mêmes afin d’éviter que leur activité ne fasse l’objet d’une réglementation trop contraignante – , marquent ainsi les déploiements contemporains de ces formes de mobilisation contre la santé. »

Extrait de Fortané N., « Une mobilisation contre la santé ? Les producteurs d’alcool face à la notion d’addiction », Sciences sociales et santé, 2016/1, vol. 34, p. 77-101.

1. Ces cinq moments sont : l’énonciation de l’ordre du jour en fonction de problèmes relevés, la formulation de solutions, la prise de décision, la mise en œuvre et l’évaluation.


1.   Interview réalisée le 3 mai 2018, par Caroline Saal.