Genre et alcool. Etude dans un centre de jour

décembre 2018

Actuellement, émerge le concept d’alcoolisme de genre dans la littérature scientifique. Des spécificités jusqu’alors peu investiguées le deviennent au point de questionner l’existence d’un alcoolisme féminin et masculin. En témoignent d’ailleurs les nouvelles pratiques de gender marketing, concept aussi innovant qu’interpellant. Au Centre de jour l’Orée, nous sommes fréquemment confrontés à des rapports sociaux de genre, façonnant notre clinique. C’est pourquoi nous avons questionné notre prise en charge dans le cadre d’un groupe de travail continu. Cet article dévoile les représentations qui ont émergé, afin d’observer et dégager leur impact potentiel dans l’accueil de notre public.

DESSINE-MOI UN(E) ALCOOLIQUE

Notre appréhension de la question des représentations s’est inspirée du livre de Saint Exupéry, le Petit Prince. Dans cette histoire, un passage met en scène la rencontre d’un aviateur et d’un Petit Prince. Ce dernier demande à l’adulte de lui dessiner un mouton. Après plusieurs essais infructueux, l’aviateur perd patience et lui dessine une boîte à l’intérieur de laquelle se trouve son mouton ce qui, à la surprise de l’aviateur, ravit l’enfant.
Dans cet échange, nous sommes témoins d’attentes qui s’entrechoquent aux représentations trop infidèles de l’adulte. Ce n’est que par une manipulation conceptuelle créative et hasardeuse que les représentations stéréotypées se voient enfermées plutôt que subies, ouvrant un espace de rencontre en retour.

Que se dégagerait-il d’une telle rencontre si ce mouton laissait place au sujet alcoolique, voire à une femme alcoolique ? Serions-nous également amenés à redessiner nos représentations1 [1]? Au travers de cette analogie, nous introduisons l’importance d’observer les représentations qui parsèment le travail clinique en alcoologie. Insistons sur l’intérêt, tant pour le patient que pour le soignant, de se dégager de ces représentations afin de créer un espace de rencontre thérapeutique.

BOIRE, C’EST MAL(E)?

Au sein de notre clinique, nous sommes régulièrement témoins du regard social et sociétal dont le sujet alcoolique fait l’objet : il serait manipulateur, manquerait de volonté… En parallèle, les démarches de soins constituent un réel défi pour les usagers et usagères, tant concernant leur insertion sociale, que dans l’énergie qu’elles nécessitent et suscitent. La honte, les rendez-vous ratés, le besoin d’être appuyé d’un tiers, les pré-alcoolisations parfois nécessaires à la prise de parole sont autant d’exemples qui témoignent du poids de cette maladie et de son étiquetage social.

Si l’alcoolique est l’objet de représentations négatives, il semblerait qu’il en soit encore davantage vis-à-vis du genre. Nolen-Hoeksema (2004) souligne par exemple que sur le plan psychosocial, une consommation évaluée comme excessive est jugée plus négativement pour une consommatrice plutôt que pour un consommateur².

Chez le soignant, Geirsson, Hensing, & Spak (2009) montrent par ailleurs que les représentations de la consommation d’alcool, les recommandations, mais aussi le traitement proposé par les praticiens de santé diffèrent selon le genre du patient³. Il est ainsi davantage proposé aux hommes une diminution de leur consommation, tandis qu’un arrêt total sera souvent prescrit aux femmes.

Nous constatons ainsi que la maladie alcoolique ne peut pas s’extraire de la réalité sociale dans laquelle elle s’inscrit. Quelle place les représentations peuvent-elles donc avoir dans la clinique de l’alcoologie en matière de genre ?

DES REPRÉSENTATIONS SPÉCIFIQUES

Au Centre de jour l’Orée, nous accueillons quotidiennement un public mixte souffrant en majorité d’une dépendance à l’alcool, globalement sur un mode indifférencié de genre. Les femmes sont sous-représentées à raison, en moyenne, d’une femme pour deux hommes. De notre pratique quotidienne avec les patients, de nos réflexions en groupe de travail, ainsi que d’un espace de parole ouvert ciblé sur cette thématique, nous avons pu faire émerger des représentations diverses ainsi que des spécificités. Ces observations sont évidemment non exhaustives, issues de moments thérapeutiques limités dans le temps.

Le masculin l’emporte, le féminin le porte ?

En amont de ce groupe de travail, nous avons imaginé quelles pourraient-être, chez nos patients, les représentations associées à l’alcoolisme de genre. Inscrits dans une époque marquée par le changement, nous anticipions des perceptions diverses et nuancées à l’image de notre société.
Pourtant, dans le discours des usagers, ce sont majoritairement des représentations classiques et inégalitaires qui règnent. Ainsi, l’homme qui boit bénéficie d’une immunité sociale par le caractère festif et naturel de ses consommations, là où la femme honteuse doit se cacher pour rester pure et responsable.
Comment comprendre ces représentations dichotomiques qui persistent dans le temps malgré leur caractère stéréotypant ? Comment répondre au fait qu’elles puissent nourrir les consommations et freiner les démarches de soins ? De bon nombre de représentations sur l’alcool jaillit l’idée d’une norme sociale qui fait office de repère, de normalité. Nous comprenons que le pouvoir des représentations réside dans le fait qu’il n’est pas nécessaire qu’elles soient réalistes et objectives pour qu’elles impactent la réalité et la façonnent. Leur ténacité vient parfois d’ailleurs s’ancrer dans l’inconscient collectif. Elles agissent donc comme une ligne de conduite qui guide les pensées, les comportements et les émotions sans que celles-ci soient forcément acceptées rationnellement par le sujet.

Face à la maladie alcoolique et à ces messages sociaux paradoxaux, nous sommes ainsi témoins du défi que constitue pour une femme alcoolique l’acte de se positionner et de trouver une juste place. Cela n’est pas sans susciter une certaine ambiguïté identitaire. En effet, l’alcoolisme n’est pas une maladie congruente avec l’image de la féminité. Le processus d’étiquetage qui se construit parallèlement menace l’intégrité et l’identité de ces femmes qui doivent mettre en place des comportements psychologiquement coûteux si elles veulent s’en préserver et correspondre à cette image sociale de femme « (hy)performante». Nous pouvons ainsi entendre que, tant que l’alcoolisation n’est pas devenue visible, l’alcoolisme peut parfois rester longtemps une affaire privée, à soi, pour soi. Certaines d’entre elles vont même jusqu’à fantasmer le fait d’être homme, symbole d’une maladie dont l’expression et l’impression seraient dépendants du genre.  Entamer des démarches de soins, c’est donc parfois révéler l’insoupçonnable, l’innommable et rendre public un symptôme qu’il a fallu longtemps mettre sous silence.

Chez l’homme, être alcoolique fait également l’objet d’évaluations sociales négatives. Toutefois, comparée aux femmes, cette consommation abusive est souvent jugée comme davantage congruente avec les rôles sociaux traditionnellement imputés à ce dernier. La permissivité et l’indulgence semblent être des traits représentatifs qui influencent le regard porté sur la maladie. Pourtant, l’homme n’en jouit pas comme d’un facteur protecteur : il en pâtit également mais par des mécanismes différents, qui freinent la mise au travail sur soi et la capacité de se réinventer en dehors du champ des représentations.

« Des phénomènes cliniques tels que le déni de l’alcoolisme chez l’homme ou la dissimulation de la consommation chez la femme ne sont plus perçus comme des traits inhérents aux patients mais bien comme une réponse adaptative aux stéréotypes de genre. Dans cette démarche de travail, le soignant réinjecte ainsi du sens à des comportements perçus a priori comme dysfonctionnels »

La parentalité

La question de la parentalité en regard du genre est apparue un élément-clé à un niveau psychologique et identitaire pour les patients, ainsi que dans l’organisation des soins.

Le diktat de la femme-mère

La féminité est fréquemment perçue par le biais du pôle maternel, qu’il soit potentiel ou réel. Cependant, alcoolisme et maternité sont perçus et traités comme inconjugables. Les sentiments de responsabilité, de culpabilité, voire la honte de ne pas avoir la sensation d’accomplir correctement ce rôle de mère, se confrontent violemment à l’injonction exprimée et intériorisée d’être une “bonne mère”.

Les critères d’exigence associés au rôle maternel sont tels qu’ils suscitent une pression amenant bien souvent à de l’épuisement psychologique, voire physique. Les manquements dus à la maladie doivent être compensés et l’alcool recouvre à cet égard une fonction d’automédication à différents symptômes, notamment d’ordre anxieux et dépressif.

Dans notre centre, les mères évoquent régulièrement ce devoir de porter la responsabilité de l’éducation des enfants. Ceci peut parfois mettre en péril la prise en charge au vu de nos exigences en matière de présence, ceci ouvrant par ailleurs une réflexion par rapport à la flexibilité de notre cadre.

Par exemple, pour Claudine, la maternité a constitué un temps une barrière psychologique à la fréquentation du centre dans une dynamique complexe. L’attention portée à son système de représentations a permis de se décaler d’une vision où ses comportements étaient au départ décryptés surtout par une interprétation psychologique, qui laissait supposer une phase dépressive. Sa situation actuelle la renvoie à l’idée qu’elle est une mauvaise mère. Elle pense que sa présence est indispensable à la maison lorsque son fils est chez elle. Or, être à la maison la renvoie à de fortes angoisses qui la clouent au lit et renforcent son impuissance à être “une bonne mère”. Dans ce contexte, elle ne peut évidemment aller mieux, déprimée quand elle reste à la maison, culpabilisée pour son fils quand elle vient au centre. Cette question de la maternité et de la présence au centre a pu être creusée, et les derniers entretiens ont permis à la patiente de se rendre compte de la nécessité de se dégager d’une obligation à être là quantitativement pour son fils, quel que soit son état psychologique.

Une paternité silencieuse

La question de la paternité interpelle également, en entretiens individuels davantage qu’en groupes de parole, car les pères s’y révèlent plus volontiers. Dans le discours des hommes, la paternité entachée de l’alcoolisme est perçue socialement comme un élément secondaire comparé aux femmes. De l’extérieur, le vide, l’exclusion ou le décrochage paternel sonnent comme une conséquence normale, logique des alcoolisations à répétition. Le pater familias déchu d’un respect enlisé dans l’alcool manque de fiabilité et de crédibilité.

Or, derrière ce tableau aux allures silencieuses, ces hommes évoquent fréquemment un profond mal-être lié au fait d’être éloigné, partiellement ou totalement, de leur(s) enfant(s). L’abstinence ouvre souvent une porte pour la réappropriation de la place de père. Pouvoir reconstruire une image et un récit à partir de ces représentations est primordial et prend du temps.

En témoigne le cas de Sylvain, 55 ans, dont la situation complexe avait relégué la paternité au second plan par une attitude désinvestie. En explorant ses représentations, nous avons pu prêter une oreille attentive au décalage que suscitait cette image d’ « abstinent au travail» au regard infidèle d’ «abonné absent » auquel ses proches le résumaient par souffrance. La méta-communication par le biais des représentations a permis au patient de pouvoir nuancer ces réalités et élaborer une nouvelle vision unifiante.

DISCUSSION

Les représentations en matière d’alcool mais aussi de genre sont extrêmement présentes chez nos patients, dans leur entourage ainsi que chez les soignants. Celles-ci guident le patient dans son interprétation du monde mais peuvent contribuer à le figer dans une dynamique répétitive et aggraver certains symptômes, dont l’alcoolisation est un exemple.

Dans cette étude, nous avons observé que les représentations associées à la dépendance à l’alcool trouvent des ancrages différents selon le genre, et que celles-ci freinent les prises en charge de soin par des mécanismes spécifiques. Par ailleurs, les inégalités culturelles traditionnellement marquées se manifestent encore aujourd’hui au travers de représentations dichotomiques stigmatisantes. Comme si l’alcoolisme ne se suffisait pas à lui-seul pour témoigner d’une souffrance, les représentations de genre peuvent constituer une entrave supplémentaire aux soins dont il faut tenir compte.

En tant que soignants, dans quelle mesure rejouons-nous des stéréotypes en se lovant dans des représentations préfabriquées ? Comment apprivoiser ces représentations comme matériel de rencontre, à défaut de rendre compte ?

Accueillir le patient alcoolique et collaborer avec lui demande d’appréhender ces représentations, évolutives et caractéristiques de l’époque et de la culture dans laquelle elles s’inscrivent. De cette manière, le soignant peut apprécier tout le système de représentations qui a pris racine dans des croyances, des expériences révélatrices du parcours du sujet. En questionnant la genèse de ces schémas mentaux, le soignant tend l’oreille vers un vécu singulier et évite une modélisation simplifiante qui peut occulter une étape centrale dans notre travail : l’écoute d’un sujet et de son fonctionnement.

D’un point de vue clinique, s’ouvrir à ses représentations ainsi qu’à celles de son interlocuteur, c’est parfois décaler sa vision pour diminuer les risques de collapse thérapeutique. Les impressions, la catégorisation des patients dans certains profils de consommateur, voire certains diagnostics, sont des exemples d’éléments dont il nous semble fondamental de pouvoir parfois se dégager. Cette attitude amplifie l’émergence d’un espace de rencontre et diminue les résistances des patients. D’autre part, des phénomènes cliniques tels que le déni de l’alcoolisme chez l’homme ou la dissimulation de la consommation chez la femme ne sont plus perçus comme des traits inhérents aux patients mais bien comme une réponse adaptative aux stéréotypes de genre. Dans cette démarche de travail, le soignant réinjecte ainsi du sens à des comportements perçus a priori comme dysfonctionnels dans une dynamique ressourçante qui borde les perceptions du sujet sans les déformer. Ainsi, à l’instar du Petit Prince, il est parfois de bon ton d’apprivoiser les représentations pour pouvoir réenchanter la relation.

PAROLES GLANÉES AU FIL DES ENTRETIENS

«  J’aurais préféré être un homme, Ca aurait été plus simple. Un homme qui boit trop, c’est souvent perçu comme drôle, un bon vivant. Une femme qui boit trop, c’est moche, ça inspire la pitié… On est des cachotières et des manipulatrices quand on apprend à cacher ce vice » (parole de femme)

« J’ai eu besoin de plusieurs cures pour faire face aux rechutes. Quand j’y retournais, ce qu’on voyait ce n’était pas mon combat mais mon absence, le fait que j’avais encore échoué  en tant que père. » (parole d’homme)

«  Au début, je ne trouvais même pas le temps pour boire. Je ne m’octroyais mon verre qu’après avoir rempli mes tâches de mère. Après, je m’octroyais mon moment de répit. Avec le temps, l’alcool a pris toute la place et, rapidement, on me pointait du doigt pour ce que je ne pouvais plus assumer.  » (parole de femme)


1.  Dans cet article, nous nous référons à la définition de représentation sociale comme « une forme de connaissances socialement élaborée et partagée ayant  une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » JODELET Denise, Les représentations sociales, Paris, PUF, 1994.

2. Nolen-Hoeksema, S. (2004). Gender differences in risk factors and consequences for alcohol use and problems. Clinical Psychology Review, 24(8), 981–1010.

3. Geirsson, M., Hensing, G., & Spak, F. (2009). Does Gender Matter? A Vignette Study of General Practitioners’ Management Skills in Handling Patients with Alcohol-Related Problems. Alcohol and Alcoholism, 44(6), 620–625.