En quoi la Réduction des Risques est-elle un nouveau paradigme?

novembre 2017

Aude Lalande (1) revient pour nous sur l’histoire de la RDR et sur les (r)évolutions multiples qu’elle a suscitées, dans les pratiques professionnelles comme dans les représentations d’un large public. Mais animée par différentes stratégies, son avenir n’est pas tout tracé…

Tout champ d’activité, surtout lorsqu’il émerge, cherche à s’autodéfinir : à énoncer ses objectifs, à clarifier les moyens dont il se dote, ses principes théoriques et éthiques, sa philosophie de l’action. Or il ne peut échapper, à qui parcourt la littérature consacrée à la Réduction des Risques, que tous les commentateurs y voient d’abord un « changement de paradigme ». Qu’entendent qualifier par là observateurs et acteurs ? Dans un premier temps, seront rappelées les lignes de force du tournant opéré dans les années 80-90 par cette nouvelle approche des consommations de drogues. Puis le choix du terme « paradigme » sera interrogé, avant de souligner les différenciations qui se sont opérées dans ce champ d’activité en France au regard des trente années qui nous séparent de l’apparition du sida et des premières mesures relevant alors d’une « préhistoire » de la Réduction des Risques.

Ces trois décennies recouvrent en effet en France trois périodes très différentes. Une première d’émergence de ces nouvelles logiques sanitaires et sociales, qui s’expérimente et se formule surtout à l’étranger. Il faudra le début des années 90 pour que se développent des expériences se revendiquant de cette approche. Une seconde qui peut être qualifiée d’« expérimentale », courant globalement de 1992-94 à 2002-04, où la Réduction des Risques s’invente dans des programmes sanitaires et sociaux à statut plus ou moins expérimental et dérogatoire aux lois, en lien souvent étroit avec leurs usagers. Et une troisième qui peut être qualifiée d’« institutionnalisation », couvrant la période récente, ouverte par la reconnaissance officielle de cette approche socio-sanitaire des drogues illicites dans la loi de santé publique du 9 août 2004 et qui consolide le dispositif certes, mais en en forçant la médicalisation.

Par ailleurs, en toile de fond de cette histoire française, doivent être prises en compte des évolutions scientifiques et politiques majeures : l’apparition et la structuration progressives de la discipline addictologique, au tournant des XXe et XXIe siècles ; l’inclusion, à mesure des années, de la Réduction des Risques dans le champ des recommandations officielles des plus hautes instances internationales (Organisation Mondiale de la Santé, ONU-sida, l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime, ou ONUDC) ; mais aussi une crise multiforme, à l’international, des politiques de prohibition des drogues.

En un quart, voire un tiers de siècle, la Réduction des Risques a donc connu des changements de contextes locaux et internationaux d’importance et les paradigmes d’intervention s’y sont à la fois spécifiés et différenciés. Il importe aujourd’hui de prendre en compte ces évolutions pour comprendre le paysage actuel et les différents systèmes de pensée ou philosophies de l’action qui l’animent.

« Des formes de Réduction des Risques existent de longue date, tels le contrôle de la qualité des boissons alcoolisées, (…) la standardisation des dosages (…) la sanction des comportements inappropriés »

« Les modèles d’intervention [addictologique et communautaire] pourraient être considérés comme complémentaires (…) Mais ce serait oublier qu’ils ne sont pas en situation d’égalité »

De la répression des consommations aux logiques de santé publique

Chacun a en mémoire le paradigme de régulation sociétale des drogues et des phénomènes de dépendance du siècle dernier, basé sur deux grands principes : la prohibition, au plan légal, d’une grande part des substances psychotropes, strictement interdites à la consommation, la production et la vente ; l’abstinence, au plan du soin, comme réponse aux problèmes d’excès et de dépendance. Les consommateurs de substances illicites, entre la pénalisation de leurs pratiques, la violence des jugements moraux qu’ils subissent (sur leurs choix de consommation comme sur leur « manque de volonté » d’en sortir) et l’intense stigmatisation sociale dont ils font l’objet, se trouvent souvent en situation d’impasse et de rupture sociale.

La « révolution » opérée au début des années 90 par la Réduction des Risques peut être caractérisée par son geste de déplacer la question des drogues des champs pénal et moral dans le champ de la santé publique :

– D’un point de vue politique, les programmes de Réduction des Risques rompent avec l’objectif d’éradication des drogues interdites.

– D’un point de vue moral, ils rompent, sinon avec la criminalisation, au moins avec la condamnation morale des consommations, même si le statut illégal de certains produits continue de créer des interférences avec les logiques de soin ou d’accompagnement social. Le principe de « suspension du jugement », familier de l’éthique médicale, servira de posture éthique pour l’ensemble du secteur.

– D’un point de vue thérapeutique, ils s’émancipent de l’impératif du sevrage, entendu comme objectif et modalité uniques du soin, pour proposer une palette de possibilités, de la prise en charge de problèmes somatiques (soin du sida par exemple) à l’offre d’outils de prévention (échange de seringues), l’aide à gérer des problèmes de dépendance (substitution) ou au « simple » accompagnement social.

– Du point de vue de la prévention, ils rompent avec l’univocité du « just say no » de campagnes de « prévention primaire » destinées à dissuader de franchir le pas de la consommation pour leur préférer le « security first » ou le « safety first » de la « prévention secondaire », attachée à prévenir les problèmes de santé.

– Du point de vue de la méthode enfin, l’optique générale est celle du pragmatisme, la question n’étant plus celle du « pourquoi » mais celle du « comment faire ici et maintenant » pour parer à l’urgence et améliorer la situation des individus. La prise en compte des sujets est par ailleurs posée comme centrale : les consommateurs sont placés au centre de la décision et considérés comme les premiers « acteurs de leur santé », rien ne pouvant se faire sans eux.

Plus largement c’est donc la façon entière d’aborder les contrôles sociétaux de la consommation de substances psychoactives qui change avec l’adoption du point de vue de la Réduction des Risques.

Un changement de paradigme ou plusieurs ?

Pour autant, il faut sans doute relativiser l’impact de ce changement de paradigme et le resituer dans un contexte plus large. D’un côté, on rappellera que des formes de Réduction des Risques existent de longue date, tels le contrôle de la qualité des boissons alcoolisées, l’apprentissage des façons de boire aux jeunes gens, la standardisation des dosages en jouant sur le format des verres et la sanction des comportements inappropriés comme la conduite en état d’ivresse… D’un autre côté, l’apparition d’un nouveau paradigme de pensée n’empêche pas la survivance des anciens. Des représentations divergentes des drogues, légales ou illégales, des phénomènes de dépendance ou des réponses à y apporter coexistent dans nos sociétés. Et le fort impact aujourd’hui des postures de condamnation morale à l’égard des « toxicomanes » est connu, les refus réitérés d’une partie de la classe politique et de la société d’accepter « l’inacceptable » que représenterait la délivrance de matériel stérile, ou la très forte prégnance de l’idéal d’abstinence dans les modèles de « sorties » de dépendance, alors même que s’éprouvent aujourd’hui d’autres types d’expériences et de réalités.

Par ailleurs, en vingt à trente ans d’existence, le champ de la Réduction des Risques a vu se diversifier les stratégies et les options : il se peut qu’un changement de paradigme en cache aujourd’hui un autre, et que différents modèles s’emboîtent ou se juxtaposent, sinon se fassent mutuellement de l’ombre.

Le signe et l’expression de ces évolutions sur le terrain français sont visibles dans la parution récente de deux livres, qui développent chacun à leur façon une conception de la Réduction des Risques : celle en 2012 d’un Aide-mémoire de la Réduction des Risques dirigé par Alain Morel, Pierre Chappard et Jean-Pierre Couteron2(qui fait suite à la parution deux ans auparavant, chez le même éditeur, d’un Aide-mémoire de l’addictologie dirigé par une équipe approchante), puis celle, en 2013, d’une publication de Médecins du Monde intitulée Histoire et principes de la Réduction des Risques. Entre santé publique et changement social3.

Le premier ouvrage expose les fondamentaux d’une conception « addictologique » de la Réduction des Risques. Cette approche est celle d’une médicalisation de la consommation de substances psychoactives et de comportements divers susceptibles de se voir qualifier de « conduites addictives » (jeu, sexualité intensive, usages intensifs d’internet). Son horizon est celui de la construction de la discipline addictologique, la Réduction des Risques y prenant sa place dans un continuum intégrant les différentes propositions d’accompagnement des « conduites addictives », de la prévention jusqu’au soin.

Le second ouvrage, quant à lui, rend compte d’une démarche fidèle à la conception « historique » de la Réduction des Risques. Son approche est motivée par la nécessité de maintenir le contact avec des populations tenues en marge pour des raisons symboliques (pratiques sexuelles) ou juridico-sociales (usage de psychotropes illégaux, prostitution, personnes migrantes) : elle s’appuie sur les principes de l’action « communautaire ». Son contexte est donc très différent de celui de l’approche « addictologique ».

Complémentarité ou rivalité des modèles ?

Ces modèles d’intervention pourraient être considérés comme complémentaires, et ils pourraient se développer parallèlement l’un à l’autre, l’un dans le champ médical, l’autre dans le champ social. Mais ce serait oublier qu’ils ne sont pas en situation d’égalité et que leur mise en œuvre est fortement tributaire de leur acceptabilité sociale, et de leur environnement politique.

L’un et l’autre ont des atouts comme des faiblesses. La Réduction des Risques « addictologique » représente un progrès dans l’approche médicale des consommations. Elle a le grand avantage de bénéficier d’une légitimité symbolique et d’une assise institutionnelle en lien avec l’institution médicale, comme de l’écoute des pouvoirs publics. Mais elle peine à élargir sa portée du point de vue de la prévention de problèmes de santé publique : son discours et son cadre théoriques suscitent les réticences de ceux – et ils sont nombreux – qui, consommant, ne se considèrent pas pour autant comme ayant des « conduites addictives » ; désavouent d’une manière générale la médicalisation des consommations de substances psychoactives, ou craignent l’« ingérence » de soignants dans leurs pratiques de consommation4.

Les programmes perpétuant les principes de la Réduction des Risques « historique » bénéficient à l’inverse aux yeux des consommateurs de la neutralité d’un discours technique et ajusté aux besoins qu’ils expriment, et ont l’avantage d’un savoir-faire méthodologique susceptible de leur permettre d’atteindre des publics éloignés. Mais ce mouvement souffre d’un manque de légitimité institutionnelle lié au statut symbolique de ses objets, et reste structurellement fragile. Contraint à prouver sans cesse une conformation tantôt aux priorités définies par les institutions médicales, tantôt aux normes juridiques, il peine à faire face aux problèmes qui se présentent, et les soutiens financiers lui font de plus en plus défaut.

Peut-être nous faut-il réfléchir aujourd’hui à ce qui serait perdu à sacrifier une approche au profit de l’autre.


1. Le propos a été résumé par Bruno Valkeneers, avec l’aimable accord de l’autrice.

2. MOREL A., CHAPPARD P. ET COUTERON J.P. (DIR.), Aide-mémoire de la Réduction des Risques, Paris, Dunod, 2012.

3. Histoire et principes de la Réduction des Risques. Entre santé publique et changement social, Médecins du Monde, 2013.

4. Dans un article de 2009, le sociologue Peter Cohen évoque une jeune femme consommatrice de longue date qui dit éviter « même malade (…) toute relation avec les professionnels du système de soin car ils “s’emparent de” et s’ingèrent dans son mode de consommation de drogues. ». Au point qu’elle a, dit-il, « failli perdre une oreille infectée parce qu’elle a tellement peur du système médical qu’elle en est restée éloignée trop longtemps. » cf. COHEN P., « L’Impératrice nue. Les neurosciences modernes et le concept de dépendance », consulté le 16 août 2017. En ligne sur http://www.cedro-uva.org/lib/cohen.empress.fr.html. 2009