Du normatif au subversif

novembre 2017

La RDR s’est invitée, non sans turbulences, dans le champ de la santé publique. Les uns la réclament du pragmatisme, les autres de la solidarité. Évaluant les effets de ces stratégies, Raymond Massé (1) voit, lui, une occasion à saisir : et si la RDR modifiait durablement le rapport entre santé et citoyenneté ?

Adopter un nouveau cadre législatif pour l’usage de drogues crée débat, y compris au sein des institutions de santé publique. Certains professionnels se questionnent encore sur les enjeux de « morale sociétale » soulevés par une complaisance potentielle envers des comportements à risque ou, tout au moins, une abdication de la santé publique face à son mandat, protéger la santé de la population. Alors que certains craignent une récupération politique de leurs interventions, la réduction des risques (RDR) peut assumer, selon d’autres, une portée subversive fondée sur de nouvelles formes de responsabilités, tant chez le citoyen que pour l’État.

RDR : NOUVELLE APPROCHE SUBVERSIVE EN SANTÉ PUBLIQUE

La santé publique fut souvent présentée comme une entreprise normative dans nos sociétés modernes, celle de saines habitudes de vie. Or la philosophie sous-jacente aux interventions de RDR semble, de prime abord, contrarier la mission fondamentale du risque zéro dans les comportements relatifs à la santé. Elle en appelle à une plus grande tolérance face à des usages jugés socialement déviants, inacceptables, nuisibles. Ses approches ont pour caractéristiques :

  • d’écarter tout interventionnisme invasif et tout jugement moral ;
  • de viser non l’élimination des pratiques à risques, mais la réduction de leurs conséquences négatives ;
  • d’être sensibles aux conditions de vie des populations vulnérables.

JUSTIFICATIONS ÉTHIQUES DE LA RDR

Le débat sur la justification éthique de la RDR est en fait articulé autour de deux positions contrastées. Pour certains, le meilleur argument est sa neutralité morale. Ainsi, « en opposition [à] un “moralisme arbitraire”, la philosophie de la réduction des méfaits est généralement considérée comme faisant la promotion de la rationalité, du pragmatisme et de l’utilitarisme² ». La Commission mondiale pour la politique des drogues a d’ailleurs insisté dans son dernier rapport : la guerre à la drogue, axée sur la criminalisation et la répression, doit être remplacée par des approches de RDR estimées plus « performantes » (diminution de la transmission du VIH, de la prévalence des surdoses, de la délinquance et du nombre de consommateurs problématiques)³. La RDR paraît avantageuse pour le budget de l’État. Elle serait donc fondamentalement éthique par une simple logique coûts-bénéfices, épidémiologique, voire technocratique : les retombées pour les populations cibles seraient quantitativement et qualitativement nettement plus importantes que les coûts engendrés pour eux-mêmes et pour la société en général.

Défendre la pertinence et le bien-fondé de la RDR à partir de seuls critères utilitaristes, de la minimisation des conséquences négatives, tout en mettant de côté la réflexion sur les valeurs et les enjeux éthiques impliqués, est pourtant une stratégie dangereuse. Elle tend à masquer, voire à délégitimer, ses fondements moraux (dont le respect des droits humains). Pire encore, selon John Kleinig (2006), elle relève d’un « rationalisme économique cynique », éclipsant les conditions de vie difficiles des populations cibles4. Seul le jugement moral fondé sur des valeurs permet de questionner profondément la position prohibitionniste. Preuve en est : les opposants aux programmes de distribution de seringues ou aux sites d’injection supervisés invoquent d’abord des considérations morales avant de contester leur efficacité clinique et préventive. Les considérations économiques ne doivent pas masquer la dimension des souffrances ni dissimuler les bénéfices psychologiques ; l’utilitarisme cacher l’humanitaire ; l’efficacité occulter la compassion. Une éthique de RDR doit dépasser le souci des payeurs de taxe ou la volonté de diminuer les statistiques de morbidité.

Le second axe de défense de la RDR considère fondamental de proposer un cadre moral explicite. À l’intolérance du discours prohibitionniste, il oppose des valeurs ancrées dans les grands courants éthiques (bienfaisance, tolérance, empathie, solidarité, liberté). Celles-ci défendent la RDR bien mieux que l’invocation d’une illusoire suspension de tout jugement moral – d’ailleurs inexistante en dehors des cercles qui la promeuvent – ou par des considérations d’utilité pratique. La RDR se justifie par une éthique profondément ancrée dans la solidarité et la justice et devrait l’assumer pleinement5.

« Une éthique de RDR doit dépasser le souci des payeurs de taxe ou la volonté de diminuer les statistiques de morbidité. »

PROMOUVOIR UNE FORME ÉLARGIE DE JUSTICE SOCIALE

La justice sociale est l’une des valeurs phares de cette vision de la RDR. Au-delà de la simple « justice redistributive », celle qui assure un revenu minimal ou l’accès aux soins, la notion est élargie à la pleine réalisation des compétences psychosociales des bénéficiaires (réflexion critique, identification de ses besoins, maîtrise du stress, prise de décision, recherche d’information, communication…). Le champ de la santé est fondamentalement relié avec l’accès à l’éducation et aux possibilités d’emploi car « les inégalités (…) peuvent combiner leurs influences pour créer des effets adverses plus importants que la somme des effets adverses individuels6 ». En outre, la justice interpelle fondamentalement les rapports sociaux interpersonnels qui peuvent prendre la forme de rapports de subordination, de stigmatisation sociale, de manque de respect, d’intolérance par rapport à certaines pratiques sociales. Ceux-ci limitent les capacités d’attachement, la compassion et la solidarité sociale.

Powers et Faden proposent ainsi une éthique conciliant respect de la justice sociale et respect des finalités humaines fondamentales. Ces finalités se rapportent aux six dimensions suivantes du bien-être global :

« le respect des autres, la sécurité personnelle, la santé, le développement des capacités de raisonnement et les capacités d’attachement aux autres et les compétences pour déterminer pour soi-même certaines dimensions de notre propre destinée […] Obtenir le respect des autres en tant qu’égaux sociaux, avoir des rapports personnels d’affection et avoir les compétences pour conduire une vie autodéterminée sont des éléments essentiels […] qui ne peuvent être garantis simplement par une juste distribution des ressources7 ».

Une éthique de la RDR doit intégrer les responsabilités individuelles et collectives en lien avec la promotion des compétences et de l’action moralement responsable de l’individu vulnérable (agentivité morale). Les capabilities sont alors associées à la capacité d’action et à la liberté effective, réelle (et non seulement formelle) d’accomplir une vie bonne telle que la conçoit l’individu, soit-il consommateur de drogues.

L’ajout de la promotion des compétences aux fondements éthiques de la RDR demande toutefois un minimum de recul critique. Il faut éviter de limiter ces compétences aux seules habiletés des individus et rechercher le développement d’un environnement social favorable au développement du capital social, culturel et économique. Deuxièmement, l’approche n’est pas exempte d’un biais de rationalité : elle suppose un individu en mesure de faire un choix éclairé parmi l’éventail des possibilités8. Or il faut interroger ces préférences. Loin d’être purement individuelles, les conceptions de la « vie bonne » sont des constructions sociales et politiques souvent imposées ou endossées par les processus de socialisation et d’enculturation. En RDR, s’il est fondamental de respecter les conceptions des individus concernés, la santé publique ne doit pas être dupe des pressions du milieu social. En fait, les approches de RDR doivent miser sur une éthique de la responsabilité.

LES RETOMBÉES POSITIVES DE LA PRÉVENTION

« [Les valeurs] défendent la RDR bien mieux que l’invocation d’une illusoire suspension de tout jugement moral »

Sans la réduire à cette seule dimension, la santé publique peut se voir comme une entreprise d’acculturation des masses aux valeurs promues par la médecine préventive. Les professionnels qui y œuvrent ont alors pu être vus, métaphoriquement, comme des missionnaires mandatés pour la promotion du salut sanitaire.

Or, la santé publique, et tout particulièrement la RDR, ne constitueraient-elles pas un nouveau lieu de réappropriation de la liberté et de la responsabilité citoyenne, voire un nouveau lieu d’affranchissement de l’individu face aux déterminismes sociaux, religieux ou physiques qui ont traditionnellement modelé son rapport à la santé ? Ne peut-on y voir un nouveau lieu d’offres et de partage de valeurs fondamentales9 ? Soulignons le caractère subversif, mais tout autant constructif, des interventions préventives, RDR y compris.

  • En tant que définisseur de comportements à proscrire et de saines habitudes de vie, la santé publique n’offre-t-elle pas de nouvelles voies de participation sociale? L’une d’entre elles est l’engagement militant de personnes vulnérables dans des groupes communautaires (ex : associations de défense de droits des séropositifs, personnes âgées, citoyens exposés aux environnements pollués).
  • L’entreprise normative de prévention et de promotion de la santé peut-elle être un nouveau champ d’expression de la maîtrise sur soi et sur son destin sanitaire, soit un outil de contrôle sur la maladie et la mort prématurée ? Le sanitarisme serait-il alors une opportunité d’émancipation, d’autonomie de pensée et d’action de la personne dans ses pratiques reliées à la santé ? Plus encore, cet individualisme engagé ne serait-il pas un nouveau lieu d’exercice de la liberté ?
  • La santé publique contribuerait-elle au développement d’une « responsabilité individuelle engagée » face à un individualisme axé sur le chacun-pour-soi ? L’individualisation de la morale ne signifie pas automatiquement la dilution de la responsabilité. L’individu responsable, terrain fertile et réceptif pour les prescriptions et proscriptions de la santé publique, peut-il développer une éthique sociale ? Une autre question émerge alors : n’assistons-nous pas à une redéfinition de la responsabilité citoyenne et à l’émergence de nouvelles conditions de son expression, comme dans les interventions invitant à la protection de l’environnement, à la prévention de la transmission des infections sexuelles…?
  • L’entreprise normative de santé publique ne serait-elle pas un lieu de reconstruction du sens de la vie dans des sociétés qui vivraient une crise des valeurs ? Alors que les discours déplorant la « perte des repères » sont largement battus en brèche, la santé publique peut être vue comme un lieu de promotion de valeurs dans les sociétés pluralistes modernes, comme la prudence, une autonomie pratique, la solidarité citoyenne, l’engagement communautaire, le respect de la vie en santé, la protection de l’environnement, sans oublier la justice sociale10.
  • Dans sa lutte aux comportements à risque et à la promotion de saines habitudes, la santé publique mise sur une « moralité séculière » et se soustrait en bonne partie aux approches moralisantes, religieuses ou politiques. Ainsi, dans les programmes d’éducation à la sexualité responsable, le mal ne réside plus dans les relations sexuelles hors mariage ou homosexuelles, mais dans l’ignorance face à la transmission de maladies évitables.
  • Ayant identifié la pauvreté et l’exclusion sociale comme principaux facteurs influant négativement sur la santé des populations, la santé publique peut aussi être considérée comme l’un des nouveaux bastions de la défense contre les injustices économiques.
  • Ne peut-on voir dans la santé publique, un acteur social qui encourage une participation du public dans les politiques de santé ? Par exemple, le droit à la prévention face aux maladies ou aux accidents fait désormais partie du discours populaire, même dans les sociétés les plus libérales. Mais ce droit s’assortit-il de certains devoirs ou de certaines responsabilités, entre autres un devoir de réceptivité minimale à ces messages de prévention?
  • Tout processus d’éducation transmet un pouvoir aux citoyens, en les outillant pour critiquer les politiques, et en les « rendant capables de ». Or « l’on sait bien qu’éclairer, c’est aller vers la remise en cause des systèmes11 ». L’éducation à la santé est susceptible de générer autant une conscience politique qu’une conscience de soi et de potentiellement devenir une « arme de résistance ou de changement12 ».

« Il faut éviter de limiter ces compétences aux seules habiletés des individus et rechercher le développement d’un environnement social favorable »

SANTÉ PUBLIQUE : ENTRE COERCITION ET RÉSISTANCE

Pour David Buchanan, travailler au développement d’un citoyen responsable, soucieux de son bien-être et de celui de sa communauté, est le devoir de la santé publique. Pouvoir et liberté, coercition et résistance, asservissement et affranchissement constituent probablement des dimensions inséparables des rapports qu’entretient le citoyen avec ces approches. Les programmes en RDR devront donc aborder l’adhésion aux interventions, à la fois comme un acte de soumission au pouvoir de la médecine sociale et préventive, mais aussi, de façon hypothétique (et provocatrice), comme des lieux et des modes d’intégration sociale.

Les interventions en RDR, porteuses d’un potentiel de résistance, font la promotion d’une éthique de la responsabilité. Elles devront cependant rester prudentes face au risque de devenir de simples solutions palliatives d’urgence pour des toxicomanes en crises, face à un désengagement de l’État dans la justice sociale et ne pas alimenter une illusion de rupture totale d’avec le système normatif que demeurera toujours la santé publique.


1. Le titre original de cette présentation était De la fonction normative de la santé publique au pouvoir subversif de l’éducation à la santé. Le propos a été résumé par Caroline Saal, avec l’aimable accord de l’auteur.

2. KEANE H., «Critiques of harm reduction, morality and the promise of human rights», in International journal of Drug policy, 14, 2003, p. 228.

3. COMMISSION MONDIALE POUR LA POLITIQUE DES DROGUES, La guerre aux drogues. Version française du rapport, [En ligne], juin 2011. http://www.globalcommissionondrugs.org/wp-content/themes/gcdp_v1/pdf/Global_Commission_Report_French.pdf

4. KLEINIG J., «Thinking ethically about needle and syringe programs», in Substance Use and Misuse, vol. 41(6-7), 2006, p. 815-825. Du même auteur, voir aussi : «The ethics or harm reduction», Substance Use and Misuse, 43 (1-1), 2008 ; KLEINIG J., « Ethical Issues in substance use intervention », in Substance use and misuse, vol. 39(3), 2004, p. 369-398.

5. MASSÉ R. et MONDOU I., Réduction des méfaits et tolérance en santé publique, Québec, Presses de l’Université de Laval, 2013.

6. POWERS M. et FADEN R., Social justice. The moral foundations of public health and health policy, Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 5.

7. Idem, p. 191.

8. SEN Amartya, Development as freedom,.New York, Random House, 1999.

9. MASSÉ R., « Le risque en santé publique. Pistes pour un élargissement de la théorie sociale », in Sociologie et Sociétés, Vol. 39(1), 2007, p. 13-27.

10. BUCHANAN D. R., An ethic of health promotion : rethinking the source of human well-being. Oxford : Oxford University Press, 2000.

11. LAZARUS A. 2001. « Éthique, éducation pour la santé et exercice du pouvoir », in Fournier C., Ferron C., Tessier S., Sandrin Berthon B., et Roussille B., (dir.), Éducation pour la santé et éthique, Paris, Éditions du Comité français pour l’éducation à la santé, p. 56.

12. Idem, p. 57.