Enquête sur les usages de drogue en milieu rural français

mars 2018

Une interview de Agnès Cadet-Taïrou et Michel Gandilhon par Caroline Saal.

Agnès Cadet-Taïrou et Michel Gandilhon font partie du dispositif TREND (Tendances récentes et nouvelles drogues) de l’OFDT (Observatoire français des drogues et des toxicomanies)1.

En 2016, remarquant des phénomènes de consommation spécifiques au milieu rural, l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies décide d’y consacrer une étude. De l’exportation de la précarité urbaine à la consommation autochtone, en passant par les contextes de deal, les chercheurs qui ont dirigé l’enquête nous dressent le portrait des usagers rencontrés.

Qu’est-ce qui a motivé la réalisation de votre étude sur le milieu rural ? Est-ce la nécessité de combler une carence dans les connaissances sur les contextes d’usages ou l’émergence d’une nouvelle problématique dans ce milieu ?

Les deux à la fois. Le dispositif TREND, qui a pour objectif de traiter des tendances que nous observons dans les usages de drogues, a repéré les premiers signaux d’une visibilité nouvelle des consommations de drogues illicites dans les zones rurales aux alentours de 2007. Un phénomène nourri d’une part par la migration d’usagers précarisés hors des métropoles, ainsi que par l’extension du mouvement techno vers l’espace rural, accompagnée d’une multiplication des événements festifs et d’une diffusion de produits psychotropes dans des fêtes de plus en plus diversifiées (pique-niques champêtres, anniversaires…). On constatait en outre, du côté de l’offre, un rôle croissant de « micro-réseaux », assurant l’approvisionnement pour des petits groupes de consommateurs, dans les petites villes et les communes rurales. Parallèlement, en 2012, l’analyse par l’OFDT des données du Baromètre santé de l’INPES (Institut national de prévention et d’éducation pour la santé, devenu Santé publique France) sur les usages de cocaïne montrait un accroissement plus rapide des expérimentations de cette substance dans les communes rurales que dans les grandes villes. Ces dernières conservaient cependant des niveaux de consommation plus élevés. Compte tenu de son implantation essentiellement urbaine, le dispositif TREND ne permettait pas de mener en routine des observations ethnographiques au sein de ces espaces ruraux, en dehors des fêtes techno. L’OFDT a alors souhaité mener un travail spécifique destiné à approfondir et confirmer les éléments dont nous disposions. Plus généralement, ce travail s’inscrit dans un regain d’intérêt de la recherche pour ces territoires considérés comme l’expression des nouvelles « fractures françaises » – symbolisé par les travaux du géographe Christophe Guilluy.

 » Des consommations « autochtones » se sont installées, en particulier chez des jeunes qui fréquentent l’espace festif alternatif techno, mais aussi, de plus en plus, de simples fêtes locales « 

Comment avez-vous procédé méthodologiquement pour réaliser cette étude ? Avez-vous investi plutôt les pratiques festives, les pratiques de rue, les deux ?

Chacun des sites participant (Bordeaux, Marseille, Metz, Rennes et Toulouse) a dû choisir une ou deux zones géographiques où mener des investigations, avec l’objectif de rendre compte de la diversité du monde rural, qui recouvre des dynamiques économiques hétérogènes selon que les communes sont « isolées », polarisées par un centre économique urbain, ou irriguées par des ressources liées à des activités spécifiques (tourisme, viniculture etc.). Les pratiques festives, en particulier centrées sur la musique techno, faisaient déjà l’objet d’observations régulières du dispositif TREND : dans chaque site, un responsable d’observation en espace festif, familier de ces contextes, recrute ce que nous appelons des « informateurs-clés » dans des milieux aussi variés que possible. Ceux-ci rendent compte régulièrement au responsable d’observation, permettant ainsi de multiplier et de croiser les données.

Ces travaux ethnographiques sont de surcroît l’occasion de mener des entretiens informels avec des usagers. Deux des cinq sites participant ont en outre conduit des entretiens plus longs, hors du temps festif, avec des usagers de drogues. Les coordinateurs des sites ont également organisé chacun plusieurs réunions ou entretiens individuels avec des professionnels, afin de réaliser des évaluations de la situation dans le champ sanitaire ou social d’une part (acteur de la réduction des risques pour les usagers de drogues, et selon les opportunités médecins, pharmaciens…), et le champ « Application de la loi » (gendarmerie, police, justice, prévention de la délinquance), d’autre part. Ils ont également interrogé les équipes de structures spécialisées, y compris urbaines, qui témoignaient du passage de certains de ces usagers issus de la ruralité.

Quelles sont les limites de votre enquête, les difficultés que vous avez pu rencontrer dans l’observation ou l’approche des populations concernées ?

Le principal écueil de ce type d’investigations tient à la difficulté de rencontrer les usagers. Plus qu’en milieu urbain, il s’agit d’une population dite « cachée ». À l’exception des fêtes pour lesquelles une certaine publicité, même locale, est réalisée, le trafic comme les consommations se déroulent dans des espaces privés et ne peuvent donc être observés, sauf à mener un travail d’immersion de long terme. La majorité des usagers ruraux disposent en effet d’un logement. Peu d’entre eux fréquentent les structures de soins ou de réduction des risques spécialisées. Enfin, les usages sont le plus souvent tabous et stigmatisés dans des espaces où l’anonymat n’existe pas.

 » L’usager n’a aucun recours s’il se heurte à des professionnels non formés ou aux positionnements idéologiques bloquants. « 

À la suite de cette enquête, quelles problématiques vous semblent-elles devoir être approfondies et davantage appréhendées, ou devoir attirer l’attention des pouvoirs publics ?

La connaissance des pratiques reste très liée à la visibilité des usagers (consommations lors des fêtes, fréquentation occasionnelle des services spécialisés urbains) et fondée sur des données qualitatives. Des travaux plus ambitieux pourraient viser à mieux quantifier les besoins au niveau des territoires géographiques, en prenant mieux en compte les usagers cachés.

Peut-on dresser des profils d’usagers de drogues en milieu rural, en particulier chez les jeunes ? Lesquels ?

Les profils des usagers sont en fait très divers, autant qu’en zones urbaines, s’étendant des milieux socialement insérés (mais pas nécessairement à l’aise financièrement) aux plus précarisés, voire désocialisés. De fait, une part des usagers de drogues est constituée des néo-ruraux qui ont initié leurs consommations avant de s’y implanter. On retrouve alors pratiquement tous les profils d’usagers décrits dans les villes, à l’exception des classes particulièrement aisées et peut-être de certains usagers totalement désocialisés, qui, même chassés des centres-villes, ne peuvent aller plus loin que les marges urbaines.

Cependant, des consommations « autochtones », celles des « gars du coin » pour reprendre l’expression du sociologue Nicolas Ranehy, se sont aussi installées, en particulier chez des jeunes qui fréquentent ou ont fréquenté l’espace festif alternatif techno, mais aussi, de plus en plus, de simples fêtes locales où certains produits sont présents. Des consommations peuvent s’enraciner, notamment chez des jeunes qui subissent durement les évolutions à l’œuvre dans une partie des zones rurales françaises, marquées par la désindustrialisation, l’abandon des pouvoirs publics et finalement le manque de perspectives professionnelles et personnelles. C’est le cas notamment dans certaines régions de la Meuse, à proximité de la Belgique, où subsiste une population qui a subi notamment de plein fouet, à l’instar de la Wallonie, la fermeture de la métallurgie, et dont certains membres connaissent un processus de « quart-mondisation » depuis une génération au moins. On y observe de fortes consommations d’héroïne et d’alcool dans un contexte où la réponse publique est faible, voire inexistante.

 » Des usagers, en grande précarité socio-économique, ont été chassés des centres-villes suite aux politiques de démantèlements des squats et de sécurisation. « 

Vous relevez un phénomène « d’exportation » de la précarité métropolitaine dans le milieu rural. Pouvez-vous expliquer ?

En effet, en premier lieu, il en va des usagers de drogues comme de l’ensemble de la population. Les plus fragiles économiquement, compte tenu de l’inflation de l’immobilier, partent dans les zones de plus en plus éloignées des centres-villes. Les usages problématiques de drogues – on l’a constaté pour la génération des héroïnomanes des années 80-90 et on le voit aujourd’hui pour des usagers aux carrières moins longues – restent le plus souvent associés à une vulnérabilité socio-économique marquée et des ressources souvent limitées aux aides sociales. D’autres usagers, quant à eux en grande précarité socio-économique, ont été chassés des centres-villes suite aux politiques de démantèlements itératifs des squats et de sécurisation menées dans nombre de municipalités. Un autre profil d’usagers revendique un mode de vie alternatif, plus communautaire et moins consumériste que celui porté par la culture dominante : qu’ils vivent en squats, en locations collectives ou en « camions », ceux-là trouvent à la campagne des conditions de vie compatibles avec cette contre-culture, mais aussi avec leurs faibles ressources. Enfin, d’autres populations mobiles, en général peu qualifiées, et sans insertion professionnelle stable, suivent les zones de travail saisonnier.

Une étude de l’ULB sur les différences entre précarité en milieu urbain et en milieu rural relève que les précarités les plus fortes sont visibles en milieu urbain mais que l’isolement géographique, social, est plus important en milieu rural. Cela fait-il écho à votre recherche ?

Absolument. En milieu urbain, l’extrême précarité se voit dans la rue ou dans les squats insalubres occupés par les usagers sans domicile. En milieu rural, la majorité des personnes en grande précarité sociale et économique continuent de disposer d’un lieu d’habitation, d’où l’invisibilité. Les solidarités familiales jouent beaucoup sur ce plan, mais aussi la volonté des maires de redynamiser démographiquement les petites communes. Par contre, un contrôle social plus fort et les tabous liés aux drogues ne laissent parfois que peu de recours aux usagers pour évoquer leurs difficultés.

Vous écrivez dans votre recherche que l’initiation aux usages de drogues est vraisemblablement plus facile en milieu rural, notamment auprès des jeunes. Quelles en sont les raisons ?

On ne peut pas vraiment dire que l’initiation est plus facile en milieu rural. Elle est particulièrement fréquente au cours des fêtes électro qui ont lieu dans l’espace rural, du fait de la disponibilité importante des produits lors de ces événements. Mais ces derniers sont aussi fréquentés par les jeunes urbains. Il existe cependant des zones comme celle qui a été étudiée dans le département de la Meuse, en Lorraine, marquées par une forte présence de l’héroïne où des initiations peuvent avoir lieu directement dans le cadre même de certaines familles en grande difficulté sociale.

« Il existe des zones marquées par une forte présence de l’héroïne (…) où des initiations peuvent avoir lieu directement dans le cadre même de certaines familles »

Quels produits sont disponibles ou recherchés ?

À l’exception du cannabis et de l’alcool très largement consommés, la quête des autres produits va dépendre à la fois du mode d’entrée dans la consommation, mais aussi des capacités d’approvisionnement de l’usager, même s’il est clair que l’héroïne apparaît comme un produit central, du moins recherché par beaucoup d’usagers ruraux. La gamme de produits consommés pourra être plus variée si l’usage a débuté dans les fêtes techno avec une présence particulière des substances stimulantes comme la cocaïne ou la MDMA, voire des hallucinogènes. On retrouve ce même phénomène chez d’anciens citadins déjà polyusagers.

L’accessibilité des produits joue un rôle primordial également. Les opiacés consommés sont ainsi très dépendants de leur rapport qualité / accessibilité. Si l’héroïne est particulièrement consommée dans la partie nord-est de la France, du fait de la proximité des Pays-Bas, véritable plateforme de redistribution de l’héroïne en Europe occidentale, elle est largement remplacée, dans les zones où elle est jugée trop chère ou trop coupée, par les sulfates de morphine commercialisées principalement sous le nom de Skénan®, ou par les médicaments de substitution aux opiacés comme le Subutex®.

Comment ces produits sont-ils disponibles ?

La facilité de l’approvisionnement est le plus souvent liée à l’intégration de l’usager dans un petit réseau de consommateurs locaux, ce qui permet de mutualiser l’approvisionnement. Ainsi, un groupe peut s’organiser pour s’approvisionner collectivement directement chez les semi-grossistes, dans les grandes métropoles ou même au-delà des frontières. La pratique de l’usage-revente est également devenue très fréquente, comme solution de survie économique. Dans les zones rurales dites « polarisées » par la proximité d’une ville, certains usagers, mobiles, s’approvisionnent auprès des marchés urbains, qui se sont aussi établis dans les villes moyennes pendant la dernière décennie. Toutefois, l’acquisition du produit peut être assez complexe pour l’usager isolé sans moyens de locomotion privés, amené à faire de longs trajets en transports en commun. Précisons que le cannabis sous forme d’herbe, quant à lui, est de plus en plus cultivé localement.

« Plusieurs associations ont lancé des programmes d’échange de seringues par voie postale »

Une stigmatisation forte envers les usagers de drogues est souvent relevée par des acteurs de terrain en milieu rural comme un frein important à l’accès aux structures pour les publics. Votre étude corrobore-t-elle ce ressenti ?

Absolument. L’entre-soi, l’absence d’anonymat garant d’une certaine intimité et les interrelations qui prévalent dans les zones rurales constituent un frein certain à la demande d’aide aux professionnels de santé ou au recours au matériel de réduction des risques, souvent uniquement disponible dans les pharmacies de village. Les acteurs concernés, qu’il s’agisse du soin ou de la sécurité publique ou des familles, sont peu nombreux et se connaissent. L’usager n’a aucun recours s’il se heurte à des professionnels non formés ou aux positionnements idéologiques bloquants. Ainsi, certains usagers ne peuvent pas accéder à un traitement de substitution aux opiacés, suite au refus du médecin ou du pharmacien. En outre, certaines familles portent déjà le poids d’une stigmatisation collective liée à leur pauvreté économique ou culturelle, de même qu’à des usages déjà problématiques (il peut s’agir d’alcool, mais pas seulement) de certains de leurs membres. Quant aux usagers les mieux insérés socialement, ils craignent, comme en milieu urbain, de se voir coller l’étiquette de « toxicomanes » associée à la fréquentation de structures spécialisées.

D’autres spécificités du milieu rural semblent-elles avoir de l’impact sur les pratiques professionnelles des acteurs de la santé, qu’il s’agisse de la prévention, de la RDR² ou des soins ?

En effet, le frein majeur à l’accès aux structures, essentiellement implantées dans les communes urbaines, est leur éloignement géographique – souvent plusieurs dizaines de kilomètres – aggravé par l’absence fréquente de moyens de locomotion personnels et par un maillage territorial limité en termes de transport public. Les efforts de certaines structures pour ouvrir des antennes ou des unités mobiles restent contraints par leurs moyens et l’étendue des territoires à couvrir, ces relais restant souvent loin de certains usagers et fonctionnant sur des temps d’ouverture réduits. À la suite de l’association Safe, plusieurs associations ont lancé des programmes d’échange de seringues par voie postale. En Lorraine, certaines structures de prise en charge installent des permanences décentralisées et organisent des visites à domicile à destination des usagers du rural.

Quels vous semblent, à l’heure actuelle, les enjeux principaux de l’intervention psycho-socio-sanitaire en lien avec les usages de drogues en milieu rural français ?

Nous ne sommes pas spécialistes de l’intervention. Cependant, il apparaît nécessaire de prendre en compte dans l’organisation et la dotation des dispositifs, notamment de réduction des risques, les spécificités de la démarche « d’aller vers » (les usagers) en zone rurale, à savoir la dissémination des usagers et la difficulté de garantir l’anonymat. Outre les interventions à distance, tels les programmes d’échange par voie postale, il semblerait important de former et d’accompagner les acteurs locaux dans tous les champs concernés (sanitaire, sécuritaire, scolaire…) pour qu’ils puissent offrir des réponses pragmatiques et bienveillantes en dehors de toute considération idéologique.

Bibliographie

  • François Beck (sous la direction de), Jeunes et addiction, OFDT, 2016.
  • Michel Gandilhon, Agnès Cadet-Taïrou, et al., « Les usages de dogues en espace rural, populations, marchés, réponse publiques », Tendances, n° 104, OFDT, 2015.
  • Christophe Guilluy, Fractures françaises, Flammarion, 2013.
  • Nicolas Renahy, Les gars du coin, enquête sur une jeunesse rurale, La Découverte, 2010.
  • Fabienne Bailly, Aurélien de Marne, Tendances récentes et nouvelles drogues, synthèse des résultats 2016 du site de Metz, OFDT, 2017 : https://www.ofdt.fr/ofdt/fr/trend/syntheseTREND2016_Metz.pdf
  • « Usagers de drogues en milieu rural », Swaps, n° 82, 2016 : http://vih.org/revue/swaps-82-usagers-drogues-en-milieu-rural

1. Interview par Caroline Saal.

2. Réduction des risques