Traiter soi-même son addiction

décembre 2017

Au rayon « bonnes nouvelles », voilà une réalité qui vient narguer le stigmate du toxico malade et/ou délinquant, toujours à surveiller : l’auto-guérison des addictions fonctionne. Grégory Lambrette fait le point sur les connaissances de la rémission naturelle des dépendances.

Faire confiance aux addicts pour savoir ce qui, en termes de processus de changement, leur est le plus utile, voilà une position qui, à la première impression, peut paraître audacieuse. Et pourtant, force est de le constater, nombre de personnes aux prises avec une consommation problématique ne passeront probablement jamais le seuil d’un centre d’accueil, d’un hôpital, ni même celui d’un cabinet de thérapeute. Ils trouveront eux-mêmes, aidés par leur entourage, par des personnes de confiance, ou encore par le biais d’autres ressources issues de leur environnement, les clés menant à l’abstinence ou à une gestion contrôlée de leur usage.
La littérature scientifique qualifie habituellement de « rémission naturelle », de rémission spontanée, ou encore d’auto-guérison une amélioration de l’état du patient en l’absence de tout traitement effectif2 ou encore lorsque la personne quitte, interrompt ou réduit sa carrière d’usager de drogues en-dehors de toute intervention formelle ; autrement dit, hors de toute intervention professionnelle directe. De manière plus fine encore, on parle de rémission naturelle lorsque l’on peut observer les trois conditions suivantes:
•    Une situation de consommation problématique devient non problématique ;
•    Sans aide ni traitement professionnel, les groupes d’entraide y compris;
•    Sur une période s’étendant dans le temps d’un mois à cinq ans, selon les références et théories3.
Considérons dès lors la chose suivante. Le taux de prévalence attribué aux addictions liées aux substances psychotropes apparaît relativement élevé au sein de la population générale de la communauté européenne4. Il nous semble dès lors pertinent de développer cet axe – trop souvent négligé – participant à la rémission naturelle, et ce pour deux raisons principales. Si la première consiste à accroître nos connaissances en matière de processus de changement et de facteurs de résilience à ce sujet ; la seconde, plus essentielle encore à nos yeux, est de permettre aux personnes ne pouvant ou ne voulant fréquenter les structures spécialisées – ou plus largement le réseau officiel de soin – d’accéder à des outils simples et pratiques relatifs à leur usage et aux objectifs qu’elles se sont fixés à son sujet.

« Une grande majorité des personnes aux prises avec des substances psychoactives ne sollicite pas les aides professionnelles »

LES DONNÉES EMPIRIQUES

Nous l’avons évoqué, et différentes  études l’ont démontré, une grande majorité des personnes aux prises avec des substances psychoactives ne sollicitent pas les aides professionnelles que les autorités mettent à leur disposition5. Pour le dire de manière prosaïque, l’offre socio-sanitaire des pays occidentaux en matière d’addiction ne parvient pas à toucher l’ensemble du public potentiellement concerné. Cette difficulté tient principalement à la grande hétérogénéité de celui-ci ainsi qu’à une accessibilité parfois complexe de ce même public (e.g. : milieu dispersé, stigmatisation liée à la consultation et/ou méfiance vis-à-vis des professionnels, accessibilité géographique ou liée aux horaires des services, influence de la question de l’âge et/ou du genre, etc.). Notons par ailleurs qu’une grande partie des programmes socio-sanitaires se concentre sur les situations les plus aiguës et néglige le plus souvent les cas moins sévères, qui vivent cependant aussi des conséquences négatives liées à la consommation de substances psychoactives.

Bien que la littérature scientifique ait souligné l’efficacité des traitements en matière d’addiction, la reprise de contrôle ou la sortie de l’addiction sans participation à un traitement formel semble également pouvoir atteindre un taux de réussite non négligeable. En effet, même si les chiffres avancés doivent être pris avec précaution, ce taux se situerait entre 40 et 70% – sans toutefois que les études ne précisent toujours le profil exact du public évalué6. Soutenir ce processus semble toutefois pertinent et prometteur. Les données collectées corroborent en tout cas ce constat, largement partagé, montrant que l’addiction n’engage pas des processus progressifs et irréversibles. Elles ont ainsi mis au jour que l’addiction peut se modifier par d’autres types d’interventions que le traitement néphaliste et/ou biomédical classique.

Il est par ailleurs intéressant de noter que la perception de l’addiction est fortement décourageante pour le groupe cible et pour leurs proches : comment réagir, rester motivé face à un comportement caractérisé par une perte de contrôle contre laquelle l’abstinence paraît le seul objectif possible ? Cette lecture, empruntée au paradigme biomédical, a tendance à rendre l’usager et son entourage extrêmement passifs en proposant un traitement focalisé sur un « mal » à soigner plus que sur des compétences et des ressources personnelles à développer ou renforcer.

« Carnet d’observation, recours à l’environnement, mise en place d’indicateurs d’alertes et d’actions face à la consommation excessive sont quelques unes des stratégies proposées »

UNE NOUVELLE VOIE À DÉVELOPPER ?

Les programmes d’auto-changement (Self-change), tels que nous les entendons ici, visent la modification des habitudes liées à l’usage de substances psychoactives (opiacés, cocaïne, cannabis, alcool, tabac, etc.) sans recours direct à une aide professionnelle ou à un groupe d’entraide. Ils sont encore trop sous-utilisés en Europe comme dans le reste des pays occidentaux. Ils sont pourtant supportés empiriquement et ont démontré leur efficacité thérapeutique7.

Afin de s’aider dans son entreprise, l’usager de drogues se tourne vers une série d’outils. Il peut s’agir de questionnaires d’auto-observation, d’auto-évaluation, témoignages, mais aussi de supports didactiques, des manuels pratiques, des conseils devant favoriser le changement. Carnet d’observation, recours à l’environnement, mise en place d’indicateurs d’alertes et d’actions face à la consommation excessive sont quelques-unes des stratégies proposées. Produit par d’anciens usagers (une sorte d’auto-support à distance) ou par des professionnels des assuétudes, ce type de « traitement » informel (nous pourrions parler de « assisted self-change ») se positionne de manière complémentaire face aux réseaux existants – qui ont par ailleurs toute leur raison d’être. Il a démontré son impact tant pour ce qui concerne l’usage récréatif que l’usage excessif, en montrant la reprise de contrôle ou la réduction de la consommation ainsi que l’augmentation de la qualité de vie des personnes.

L’usage du web est aujourd’hui la voie privilégiée. Il permet aux outils de toucher un grand nombre de personnes en toute confidentialité et, pour les usagers en demande, de développer une activité de recherche portant entre autres sur les usages et les mécanismes de changement. L’efficacité des interventions électroniques a été démontrée, et ce même si elles ne remplacent pas l’intervention humaine dans le cas de troubles sévères8.

Se plaçant aussi bien du côté des traitements informels de l’abus de substances psychotropes que des programmes de sensibilisation visant à la modification des conduites de consommation, les programmes d’accompagnement à l’auto-guérison doivent aujourd’hui se développer afin de prévenir, aider et sensibiliser la population. Un double enjeu réside dans leur complémentarité, à la fois vis-à-vis de l’offre externe et de l’offre interne. Ces programmes sont complémentaires aux services existants, et gagnent à être eux-mêmes suffisamment diversifiés dans leur contenu, leur approche, leur type de vocabulaire, etc. Car la nécessité est grande de maintenir une diversité d’options thérapeutiques et de conserver un réseau différencié, afin de toucher le plus largement possible la population concernée.

En offrant une aide informelle à travers la mise à disposition de manuels, notamment téléchargeables, permettant l’auto-observation et l’auto-évaluation des conduites favorisant la stabilisation voire la sortie de l’addiction, les programmes d’auto-guérison aujourd’hui actifs reposent à la fois sur le savoir des experts, mais également sur l’expérience des (ex)usagers eux-mêmes. Ce savoir, trop souvent négligé, est le ferment d’un processus de changement que les professionnels peuvent initier et/ou accompagner au même titre que des programmes externes plus informels (sachant que les uns ne remplaceront jamais les autres) et qui permettent de toucher un public rétif à fréquenter les structures officielles. C’est là un sillon peut-être à creuser…

Les facteurs supportant la rémission naturelle

•    Croyances positives, amplifiées quand partagées par l’entourage ou la société

« C’est un problème réversible
Je suis/Il.elle est capable de changer
Je ne culpabilise pas, je me responsabilise »

•    Motivations

•    Ressources face aux facteurs de stress

•    Soutien de l’entourage

•    Environnement favorable et premiers besoins remplis (accès au logement, stabilité financière…)

CAROLINE SAAL, à partir de Kingemann & Kingemann (2008)

Guide de self help : quel contenu ?

Le guide de self help peut remplir différentes fonctions : informer, évaluer la consommation, outiller l’usager. Les informations généralement reprises portent sur le fonctionnement du produit, les conséquences de sa consommation, mais aussi sur le processus de changement ou d’arrêt de la consommation. Les facteurs de reconsommation, les difficultés contextuelles, les ressentis et les stratégies pour y faire face gagnent à y être abordés. L’évaluation prend la forme d’un questionnaire à choix multiples, d’une liste de comportements à cocher, permettant de rapporter l’usage décrit sur une échelle de risques. Enfin, des exercices, inspirés des méthodes de psychologie cognitivo-comportementale, peuvent être proposés à l’usager : écrire ses motivations à consommer, écrire ses motivations à diminuer la consommation ou à l’arrêter ; lister les pour et les contre de l’arrêt ; dresser le profil de ses habitudes de consommation ; se fixer des objectifs concrets et réalisables, élaborer des plans d’urgence en cas de situations à risques ou en cas de reconsommation ; travailler ses cognitions dysfonctionnelles…


1. Grégory Lambrette travaille actuellement au sein d’un centre de consultation relatif aux addictions au Grand‐duché de Luxembourg (Quai 57‐Suchtberondungsstell – arcus asbl).

2. KLINGEMANN H., L’autoguérison au quotidien, Lausanne, Editions Favre, 2014 ; KLINGEMANN H., Klingemann J.(2008), « L’intervention thérapeutique est‐elle nécessaire ? La rémission naturelle et les systèmes de traitement », in Psychotropes, vol. 14, n° 3‐4, p. 111‐126 ; KLINGEMANN H., SOBELL L.C., « Introduction: Natural Recovery Research Across Substance Use », in Substance Use & Misuse, 36 (11), p. 1409‐1416, 2001a ; KLINGEMANN H., SOBELL L.C. & al., «Alcohol and Drug Abusers perceived Reasons for Self‐Change in Canada and Switzerland», in Substance Use & Misuse, 36 (11), p. 1467‐1500, 2001b ; KLINGEMANN H., SOBELL M.B., SOBELL L.C., « Continuities and changes in self‐change research », in Addiction, 105, p. 1510‐1518, 2010.

3. SOBELL L.C., ELLINGSTAD T.P., SOBELL M.B., « Natural recovery from alcohol and drug problems: methodological review of the research with suggestions for future directions », in Addiction, 95, p. 749‐764, 2000 ; ACIER D., NADEAU L., LANDRY M., « La rémission sans traitement : état de la question pour une consommation problématique d’alcool », in Annales Médico Psychologiques, 166, p. 727‐734, 2008.

4. European Monitoring Centre for Drugs and Drug Addiction, European Drug Report, 2015.

5. Voir les références précédemment citées.

6. MOOS R.H., MOOS B.S., « Rates and predictors of relapse after natural and treated remission form alcohol use disorders », in Addict, Abingdon Engl., 101(2), p. 212‐222, 2006 ; RUMPF H.J., MEYER C., HAPKE U., BISCHOF G., JOHN,U., « Utilization of professional help of individuals with alcohol dependence or abuse: Findinds from the TACOS population study », in Sucht, 46, p. 9‐17, 2000.

7. ANDRÉASSON S., HANSAGI H. and OESTERLUND, B., « Short‐term treatment for alcohol‐related problems: Four‐session guided self‐change versus one session of advice–A randomized, controlled trial », in Alcohol, 28 (1), p. 57‐62, 2002 ; KLINGEMANN et al., op. cit., 2010.

8. DEDERT E.A., MCDUFFIE J.R., STEIN R., « Electronic Interventions for Alcohol Misuse and Alcohol Use Disorders : A Systematic Review », in Ann,Inter. Med, 163, p. 205‐214, 2015.