Quand le jeu entre en école de devoirs secondaire

juillet 2014

> Interview de Laurie Jedwab, coordination edd secondaire à Une maison en plus ASBL. Propos recueillis par Alain Lemaître.

 

Laurie Jedwab anime des ateliers 1 à destination de jeunes adolescents participant à l’école de devoirs de la « Maison en plus », ASBL installée dans un quartier populaire de Forest. L’enjeu de ces « ateliers du mercredi » était de consacrer un moment de la semaine à autre chose que l’école et les devoirs. C’est l’intervention du jeu qui a permis, au cours de l’année scolaire 2013-2014, de surmonter les difficultés initiales et d’installer une dynamique bienveillante, faite de plaisir partagé, bousculant la relation adulte-ado et dévoilant des qualités insoupçonnées chez les participants.


(1) Alain Lemaitre a co-animé ces ateliers pendant le premier semestre de l’année scolaire 2013-2014.

Peux-tu résumer l’ambition initiale de « l’atelier du mercredi » (1)?

Notre volonté de départ était de proposer aux jeunes inscrits en école de devoirs une heure « d’autre chose » que le suivi scolaire. Dans cet « autre chose », nous entendions mettre tout ce que nous désirions vivre et expérimenter avec eux: l’expression orale, le débat politique et philosophique, la prise de parole, l’éveil de la curiosité et l’envie de comprendre/ d’apprendre via la construction d’une dynamique de groupe bienveillante.

Nous concevions l’atelier du mercredi comme un espace de liberté où tester de nouvelles relations adulte-ado, où aborder des questions relatives à l’école, les difficultés rencontrées, le stress en période d’examen, mais aussi des problèmes comme le racisme, l’autorité des profs, la manière dont les jeunes se comportent entre eux, etc. Nous avions comme ambition de définir ensemble ce qu’est « vivre en groupe », de développer l’écoute et d’éveiller l’esprit critique. Nous avions imaginé des animations dynamiques, avec comme volonté de partir du vécu et de la parole des jeunes.

Mais malheureusement, au fil des séances, nous avons assez rapidement constaté que les jeunes ne prenaient pas une part active au dispositif proposé et qu’ils refusaient de s’exprimer, le comble pour nous…

Après quelques séances, nous nous sommes rendu compte que nos objectifs restaient difficiles à atteindre, notamment concernant la relation des jeunes aux adultes et leur adhésion au dispositif proposé.

Effectivement. Sans doute que les jeunes étaient-ils trop imprégnés par le système scolaire, un système vertical de l’adulte autoritaire. Cela nous a relativement surpris, mais après réflexion, une heure par semaine était apparemment insuffisante pour développer une nouvelle dynamique de groupe entre les adultes et les jeunes. Notre dispositif était trop déstabilisant et les jeunes ne disposaient pas d’outils ou de repères pour interagir sur le mode plus « horizontal » que nous leur proposions.

Nous n’avons pas réussi à mettre en place ce que nous désirions, c’est-à-dire une dynamique de groupe bienveillante et des moments de discussion sereins et respectueux sur des sujets d’actualité ou concernant la vie scolaire. Nous en sommes donc venus à repenser nos ambitions de départ.

C’est là que sont intervenus les jeux de société.

Nous avons commencé par un jeu de rôle, le LoupGarou. La dynamique entre les jeunes a alors rapidement changé, en effet, on ne leur demandait plus de parler d’eux, ils endossaient le rôle qui leur était attribué (villageois ou loups-garous), ils devaient discuter non pas pour débattre de sujets comme l’école et l’autorité, mais pour décider qui ils allaient « tuer » et quant à l’adulte, s’il demandait le silence, ce n’était pas par mesure d’ordre, mais simplement en tant que maître du jeu qui annonce que la nuit va tomber. D’autres enjeux menaient au silence, cela nous a soulagés et nous avons commencé à nous amuser ensemble…

Autour des différents jeux de société mis à leur disposition, les jeunes rigolaient et s’écoutaient beaucoup plus facilement. Nous pouvions les laisser jouer entre eux, ou quitter le rôle de maître du jeu pour endosser celui d’un des villageois ou d’un des loups-garous, aller à une autre table de jeux, etc. C’était tout à fait différent des autres fois, nous nous amusions, sans oublier que pour pouvoir fonctionner ensemble dans un jeu il y a évidemment une série de règles auxquelles on ne peut absolument pas déroger. Le temps d’un jeu, le cadre est clairement défini mais à la différence d’avant, c’est le jeu qui l’exige et tout le monde en est garant.

Quel type de jeunes participait à l’atelier ?

Ce sont des jeunes de milieux issus de l’immigration. Beaucoup ne parlent pas le français à la maison, et sont donc souvent en difficulté, voire en souffrance, face à l’usage du français et au niveau de langage exigé à l’école. Notre volonté avec cet espace qu’on imaginait être un espace de liberté d’expression, était justement de développer l’oralité et la langue française afin d’apprendre à mieux s’exprimer et à déstresser par rapport à la prise de parole devant un groupe.

Avec l’atelier tel que nous l’avons imaginé au début, cela restait compliqué. Par contre avec chapi-chapeau par exemple, le fait de devoir faire deviner à son copain un mot avec l’urgence du sablier qui coule a délié les langues et les a obligés à s’écouter. En effet, pour le reste du groupe, l’enjeu était d’écouter celui qui parlait, non pas par politesse mais parce qu’au tour d’après, il faudra pouvoir résumer en deux mots.

Nous avons diversifié les jeux, certains où l’utilisation de la langue française était primordiale, d’autres qui mettaient davantage l’accent sur la dynamique de groupe, où on doit s’écouter, se taire, fermer les yeux, écouter le maître du jeu, mais aussi des jeux de stratégie, où il n’est plus question de parler, mais de calculer, de sentir quelle va être la stratégie de l’autre. Et, encore une fois, il était question de jouer ensemble, l’adulte joue avec les jeunes, les jeunes avec l’adulte. L’adulte n’est pas debout, il est assis à la table. L’adulte peut perdre, il n’est plus le toutpuissant qui donne le mot final. L’adulte peut se tromper autant que le jeune.


(1). Alain Lemaitre a co-animé ces ateliers pendant le premier semestre de l’année scolaire 2013-2014.
(2). Propos recueillis par Alain Lemaitre

La dynamique ludique nous a permis d’assister à de belles révélations…

À l’école tout le monde doit suivre au même rythme. Là, j’ai le sentiment que nous avions créé un dispositif qui permettait d’être davantage à l’écoute du rythme de chacun. Cela a révélé certaines qualités. À mon sens, il y a vraiment eu des moments de grâce, qui m’ont fort touchée.

Par exemple, deux garçons qualifiés d’hyperactifs et difficiles se sont retrouvés à jouer à deux aux dames, pendant 20 minutes, assis, sans bouger, passionnés et attentifs à leur jeu.

Un autre s’est retiré volontairement d’un jeu parce qu’il considérait qu’il était incapable de jouer sans tricher. Pour lui il était impossible de fermer les yeux, il avait trop envie de tricher. Il a donc annoncé : « voilà, moi je ne sais pas jouer sans tricher, alors je ne vais plus jouer et je vais regarder. »

Un autre jeune a épaté tout le monde en faisant un vrai sketch pour faire deviner un mot à son copain. Ce jeune présentait plusieurs lacunes au sein de l’école et ses bulletins étaient relativement mauvais et par conséquent sa confiance en lui n’était pas bonne. Ce jour-là, le voir debout à mimer avec une aisance corporelle nous a tous agréablement surpris. De nouvelles qualités surgissaient, qui ne sont que trop rarement mises en avant au sein de l’école.

En définitive et contre toute attente, la plupart de nos objectifs avaient été atteints, mais par l’intermédiaire du jeu, nous avons réellement expérimenté ce que nous désirions expérimenter. Avec la mise en place du jeu de société, c’est toute la dynamique de groupe qui a été bouleversée. Ce n’était plus l’adulte qui était garant du bon fonctionnement de l’atelier mais l’ensemble du groupe. L’enjeu du jeu est beaucoup moins lourd qu’une animation où tout le monde doit participer et obéir. Là, si le jeune désire juste s’asseoir sur le côté et regarder comment se passe le jeu, il est libre. Cet espace de liberté que nous avions eu envie de développer prenait son sens. Parmi plusieurs tables de jeu, les jeunes pouvaient décider de jouer, de regarder, ou de changer de jeu.

L’adulte ne doit plus obliger le jeune à adhérer à son dispositif, mais plutôt être à l’écoute de sa disponibilité ?

Proposer une animation à laquelle les jeunes sont obligés de participer, c’est se positionner, encore une fois, comme le professeur se positionne face au groupe d’élèves. Il est alors hors de question pour le jeune de remettre l’animation en question, de faire autre chose, ou de paresser. Tous doivent avoir la même énergie au même moment et être disponibles à écouter l’adulte, à s’asseoir, et faire ci ou ça parce que l’animation le demande. Le message que les jeunes nous ont envoyé c’est « OK, pour l’école, on veut bien faire ça, mais pour vos animations, on en a ras-le-bol. Si vous nous parlez de liberté, on n’a pas envie de faire ça. »

Avec les jeux, nous avons exploré une interaction davantage d’égal à égal et où est prise en compte la disponibilité à jouer. C’est à nous, en tant qu’adultes, de créer une dynamique de groupe et de jeu assez attrayante pour mobiliser l’ensemble des jeunes.

Ça voulait dire également faire davantage confiance aux jeunes quant aux apprentissages dans lesquels ils désirent plonger. C’est difficile et délicat, surtout en rapport à toutes nos bonnes intentions en matière de bien-être, d’écoute, de respect mutuel… Ces jeunes n’ont pas les réflexes d’un groupe d’adultes qui a l’habitude de se poser, de dialoguer, où chacun prend part à la discussion quand il le sent, demande la parole et attend que l’autre ait fini sans l’interrompre, cela représente pour eux un apprentissage énorme. C’est se leurrer de vouloir l’attaquer de front, surtout avec cette tranche d’âge. Le jeu nous a permis de travailler ces mêmes objectifs via un tout autre angle.

Ce sont de jeunes adolescents de 12- 15 ans, c’est un âge particulier…

C’est l’âge de l’entrée dans le secondaire et encore le début de l’adolescence, en tout cas pour les plus jeunes. C’est un moment où le regard des autres est vraiment très important, parce qu’on grandit. Des enjeux de séduction apparaissent, on se compare beaucoup entre filles et entre garçons. Sans compter que la publicité matraque particulièrement cette tranche d’âge, qu’elle plonge dans les zones fragiles du rapport au corps, de la beauté, de l’image de soi. Et des phénomènes comme Facebook accentuent encore la dynamique du « t’es mon copain, t’es pas mon copain, je t’aime, je ne t’aime pas, je t’accepte, je t’accepte pas » C’est vraiment une période où ils se posent beaucoup de questions et où ils commencent à se rendre compte qu’ils ne sont pas que les enfants de leurs parents, mais aussi des personnes à part entière. Ils subissent beaucoup d’obligations, mais ils ne baignent pas dans une ambiance particulièrement sécurisante. Cette fragilité est encore accentuée par le feu d’artifice hormonal qui les envahit. Ça pousse à droite, ça descend à gauche, ça tire sur le côté. Pas facile d’être vraiment bien dans sa peau à ce moment-là de sa vie… Et justement, la beauté du jeu est qu’ils peuvent changer de peau et de personnage à travers le rôle endossé le temps de la partie.

La façon dont ils se dévoilent est redéfinie à travers le jeu ?

Notre volonté était de partir de leur vécu et de leur parole, mais c’est quand même encore fort centrer les regards sur eux, face au groupe qui les écoute et les regarde. À cet âge-là, et a fortiori dans le système scolaire actuel, ils n’ont pas l’habitude qu’on leur demande ce qu’ils vivent et ce qu’ils ressentent. Il est d’autant plus difficile pour eux d’y mettre des mots. Quand il s’agit de prendre le rôle du loupgarou, ça n’a plus cette dimension-là.

Finalement l’adulte a vu ses propres tensions et difficultés s’alléger.

Ne fût-ce que sur le plan de l’organisation, il est quand même beaucoup plus simple de mettre sur la table Jungle Speed, Time’s Up, un jeu de devinette, les jeux de dames, Puissance 4, que de créer une animation adaptée de A à Z. L’adulte a également beaucoup plus de liberté, il peut changer de table; changer de jeu, ou laisser les jeunes se débrouiller. Il trouve lui aussi son compte dans la dynamique ludique. J’ai moi-même pris énormément de plaisir à rigoler et à jouer avec eux. Je pense que le jeune qui voit un adulte s’amuser le perçoit très différemment. Le jeune voit l’adulte assis, plus décontracté, il y a moins de pression, le jeune ne doit pas forcé- ment l’écouter. On ne doit demander le silence que quand il va faire nuit dans la partie de Loup-Garou. Et là je prenais une joie folle à annoncer: « Et la nuit tomba sur le village ». C’était une phrase qui suffisait pour que tout le monde se calme. « Il fait nuit, les gens s’endorment dans leur petite maison… » Quel plaisir!