Les pratiques thérapeutiques d’hier à aujourd’hui

juin 2017

> Entretien avec Micheline Roelandt et Serge Zombek. Propos recueillis par Véronique Decarpenterie.

 

D’une vision moraliste et normalisante de la dépendance « à la Drogue », l’expérience du terrain et la rencontre avec les usagers, nous a appris à changer notre regard, à balayer nos certitudes et à élargir le champ de la prise en charge thérapeutique. De cette rencontre est né un territoire où les valeurs de respect, de choix et de responsabilité sociétale se sont redéfinies.  Au « tout ou rien » du modèle binaire de l’abstinence, s’est développé un entre-deux, où la relation thérapeutique devient l’enjeu d’une véritable éthique de la complexité et du « mieux-être ». Rencontre avec Micheline Roelandt (1) et Serge Zombek (2) qui nous racontent cette évolution des pratiques thérapeutiques (3).

Serge Zombek

Du temps de l’abstinence, c’était du tout ou rien : « Tu es libre de vouloir arrêter ou non la consommation, mais dans le cas où tu décides de continuer, j’abandonne toute aide ». Et le thérapeutique abandonnait effectivement tous ceux qui n’avaient pas encore décidé d’aller vers un projet d’arrêt. Un bon exemple est « le rendez-vous » : « Je te reçois à l’heure et ne t’accepte plus si tu as raté ton rendez-vous. Tu peux revenir, mais, moi, je décide que c’est maintenant, et donc la prescription sera pour le prochain rendez-vous. T’es en sevrage, tu n’as pas ta méthadone, eh bien tu te démerdes ! ». Et ça a fait des injections sceptiques pendant longtemps, dont des hépatites C etc. Le changement a été de vouloir offrir les moyens qui permettent de diminuer la souffrance de l’usager, d’augmenter son bien-être, sa qualité de vie et sa longévité. La définition de l’objectif de « guérison » ne devait plus être un préalable incontournable à la prise en charge, mais devenait un objectif différé à construire, tout en gardant à l’esprit que l’alliance se faisait sur le très court terme, en autorisant l’imprévu. Donc, on a mis en place des dispositifs pour pouvoir accueillir cette navigation à vue. En tout cas, c’est comme ça que je le vois et ce vers quoi j’ai évolué. J’ai vu vraiment ma pratique aller de la méfiance vers la confiance vis-à-vis de la demande (en tant que médecin qui pose un diagnostic et à partir de cela, indique un traitement). Quand un patient vient dire qu’il voudrait 120 mg de méthadone parce qu’il a déjà utilisé de la méthadone de rue, et qu’en-dessous de 90 mg, ça ne lui fait rien, on est dans le contraire du modèle médical formaté où le médecin agit en fonction de ses propres connaissances et observations. Aujourd’hui, quand un collègue assistant social ou éducateur me dit : « tel patient est arrivé, il a surconsommé son traitement, n’a plus rien et son prochain rendez-vous est dans trois jours », je ne vois pas le patient, je lui fais confiance et je lui fais l’ordonnance. On est là dans quelque chose qui pour moi a grandement évolué.

Micheline Roelandt

Il faut néanmoins nuancer le modèle d’abstinence promu par une société hygiéniste et moraliste où « la drogue, c’est mal car Dieu nous a fait sans drogue », et l’abstinence revendiquée par les alcooliques anonymes, qui a un sens.

« Je suis quelqu’un qui ne parvient pas à gérer ma consommation d’alcool. La seule façon d’être certaine de m’en sortir, c’est de ne plus boire le premier verre », ça tient la route !  Tout comme si j’étais cocaïnomane, et que je ne parvenais pas à gérer ma consommation de cocaïne, je serais peut-être bien obligée de passer par l’apprentissage de l’abstinence. Mais ça, c’est pour une question de survie et pas parce que la société me l’impose. Ce sont deux notions qui sont quand même très différentes.

Serge Zombek

Effectivement, un discours sur l’abstinence joue aussi son importance face à un tout jeune consommateur en plein développement cérébral. Ce qui a changé, c’est que nous sommes sortis de cette vision naturelle de se dire que, quand on se drogue, on vit à la rue et donc, si on ne se drogue plus, on ne vit plus à la rue. C’est un raisonnement linéaire et binaire. La normalité, c’est un réflexe. Est-ce naturel ou culturel, Micheline?

Micheline Roelandt

C’est le problème du naturel-culturel. Ça devient naturel, puisque c’est imposé culturellement. Ça s’auto-renforce.

Serge Zombek

Effectivement, on a dû lutter contre ce « naturel ». Avec le modèle de l’abstinence, tu es soi-disant libre de te soigner ou pas, mais on ne te donne pas « les conditions du chemin » entre « je me drogue » et « je suis abstinent ». A l’époque, on demandait aux personnes de signer un contrat avant d’entrer en hospitalisation. Ça revenait à dire : « dès que vous avez mis les pieds ici, vous n’avez plus le moindre symptôme ! ». Comme si on demandait aux psychotiques de ne plus délirer dès qu’ils entrent en hospitalisation, sous prétexte qu’on ne délire pas. S’il y a bien quelque chose qui est le symptôme de la maladie addictive, c’est la consommation, la rechute, le caractère incoercible. Contrairement aux autres pathologies, la toxicomanie était une maladie honteuse, jugée immorale car associée au plaisir et à la transgression, alors qu’avoir une maladie associée à un comportement alimentaire, tel que l’excès de cholestérol par exemple, était socialement accepté par le grand public et par le public médical.


1. Figure emblématique du mouvement de réforme des institutions psychiatriques à partir des années 70.
2. Psychiatre au CHU St Pierre ; Président de la FEDITO BXL asbl.
3. Propos recueillis par Véronique Decarpentrie.

Micheline Roelandt

A présent, les patients sont respectés. Ils ne sont plus traités différemment parce qu’ils sont toxicomanes. J’ai passé une semaine entière alitée à Saint-Pierre dans une chambre de deux personnes à côté d’une toxicomane sous méthadone d’une cinquantaine d’années, donc une vieille, une ex-toxico. C’était une femme insupportable et charmante à la fois, car elle faisait toujours l’inverse de ce que le personnel attendait d’elle. Mais, à aucun moment, elle n’a été traitée comme « toxico ». Au contraire, tous sont restés respectueux et amicaux avec elle.

Serge Zombek

Ce qui a changé encore, je trouve, c’est que le secteur de la réduction des risques est celui du « bas seuil », c’est-à-dire celui de l’ambition différée. On interagit sur le mode : « comment ça va et est-ce qu’on peut faire quelque chose pour toi aujourd’hui ? » plutôt que « tu as une maladie qui s’appelle la toxicomanie et on va te soigner ». Pour reprendre les mots d’un auteur dont je ne me rappelle plus le nom, il y a la déesse de la guérison, Panacée, et Hygie, celle qui prévient la maladie. Entre les deux, il en manque une, celle du palliatif et qui est essentiellement liée à la question du « comment vit-on avec une affection en attendant qu’elle soit guérie ». Politiquement, c’est un mot absolument inenvisageable, associé à la mort et à une abdication face à l’espoir de « Guérison ». Or il s’agit justement de confiance en la possibilité qu’il y ait d’autres moyens de réaliser un projet, et qu’en attendant, de grâce, la vie soit la plus douce possible.

Micheline Roelandt

Oui ! Comment vit-on avec ses limites, ses besoins et surtout avec soi-même ? Mais je pense que tu omets quelque chose d’important quand tu dis que la relation thérapeutique a changé. C’est le cas ! Mais à mon avis, tu oublies de signaler que nous, le corps médical, étions sous surveillance permanente. Toutes les trois lunes, il fallait que je me présente à l’Ordre des médecins pour expliquer pourquoi je n’avais pas encore diminué la méthadone de ce patient ; pourquoi on avait commencé à 60 mg alors que 40 selon eux, qui devaient certainement le  savoir, devait suffire. On ne faisait absolument pas ce qu’on voulait et il n’était pas question de faire alliance avec le patient.

Le patient suivait les instructions du médecin qui suivait celles de l’Ordre des médecins, du procureur du roi et du juge. Sinon, le médecin risquait la taule.

Serge Zombek

Ça revient! Au mois de juin, le Conseil National de l’Ordre des Médecins a rappelé que le patient devait être enregistré. Les Arrêtés royaux qui autorisaient les traitements de substitution sous certaines conditions n’ont jamais été votés car il y a un dissensus entre le Nord et le Sud. Le Nord accepterait les contrats et notamment que les médecins privés soient inféodés aux centres spécialisés. Ce que la Wallonie, la francophonie, a toujours refusé, d’où la non application de ces règles. On est toujours dans un no man’s land législatif, même si on est plus cool sur le terrain. Pour le moment du moins, car à partir de janvier 2018, nous allons devoir prescrire électroniquement. On n’a pas encore de vision exacte de ce que cela impliquera pour les personnes qui ne sont pas en ordre de mutuelle, ou sans statut légal. Ils seront probablement exclus par omission.

Micheline Roelandt

Je ne pense pas que cela soit par omission et que les politiciens soient à ce point loin du monde. Lorsque je me balade, je suis obligée de constater que le nombre de gens qui dorment dans la rue est en croissance exponentielle. Il faut vraiment être aveugle pour ne pas les voir.

Serge Zombek

Il est vrai que les poseurs de rustines que nous sommes, font face à de nouveaux défis, dus à une précarisation de plus en plus importante. Les exigences d’ « activation » imposée à tous sans nuance et parfois de manière absurde (le handicapé est sommé de faire des efforts pour travailler), ainsi que les politiques migratoires, fabriquent toujours plus de désaffiliés et de clandestinité, avec pour conséquence une saturation des services à tous niveaux. C’est pour cette raison qu’il faut continuer à faire entendre la voix du terrain et il y aura toujours des politiques plus sensibles sur lesquelles on peut espérer des sursauts de clairvoyance, tout comme il y a 20 ans.