Les perspectives d’une autre politique en matière de drogues

juin 2015

La légalisation du cannabis en Belgique est-elle en marche ? L’allocution du Premier ministre tenue devant les députés à l’occasion de la déclaration de politique générale ne laisse guère présager une telle évolution. « La consommation de drogues dans l’espace public ne pourra pas faire l’objet d’une tolérance, conformément au prescrit légal » avait alors signifié Charles Michel à l’assemblée parlementaire. Quel sens donner à cette déclaration ?

Décryptage par la Liaison Antiprohibitionniste.

Alors que d’aucuns ont vu dans la déclaration de Charles Michel une volonté explicite d’en finir avec le régime de relative tolérance en vigueur depuis 2003, nous pensons que cette saillie sécuritaire n’avait d’autres motivations que celle du maintien de l’ordre public, de quoi ainsi faire écho à la politique menée à Anvers depuis « l’intronisation » de Bart De Wever aux commandes de la ville. Devenue le fief de la NVA, un parti dont les membres peuvent difficilement être suspectés de vouloir apparaître comme des amis de la défonce, la ville est aussi la terre d’élection de l’association Trekt U Plant (T.U.P.). Depuis 2006, ce cannabis social club est l’un des pionniers de la production et de l’échange de cannabis à des fins d’usage personnel dans un cadre strictement privé. Or, cette forme de coopérative qui a toujours fait le choix politique de la transparence n’est plus inquiétée par les autorités de la ville1. Comme l’explique, Joep Oomen, président de T.U.P., « nous avons à plusieurs reprises rencontré les autorités de la ville, y compris le cabinet de notre bourgmestre Bart De Wever, pour expliquer la raison sociale de notre association. Autant dire que nous travaillons en concertation avec les autorités de la ville. »

A priori paradoxale, la cohabitation d’une politique de répression de l’usage dans l’espace public et d’une politique de tolérance à l’égard de certains comportements de consommation dans l’espace privé démontre bien qu’en matière de cannabis, l’objectif principal des autorités publiques n’est pas tant d’éradiquer sa consommation au sein de la population que, plus modestement, de bannir son usage de l’espace public. Fort de ce constat, il serait peut-être judicieux d’attirer l’attention de nos représentants politiques sur le rôle de levier que pourraient jouer les cannabis social clubs pour assurer la « sortie » du cannabis de l’espace public, notamment en ce qui concerne les opérations de ventes et d’achats.

Mistral gagnant

Il convient toutefois de ne pas se leurrer. En matière de cannabis, la longue liste de nos déconvenues nous interdit de prendre cet exemple de cohabitation comme le gage que d’autres villes belges optent pour une démarche similaire ou que soit élaborée une nouvelle directive annulant les dispositions confuses et faussement progressistes de la directive de 2003², déjà modifiée en 2005 à la suite d’un arrêt de la Cour d’Arbitrage. Cet optimisme prudent a néanmoins quelques raisons de ne pas se muer en défaitisme eu égard au vent nouveau qui, à l’international, commence à souffler, nous conviant à mettre le cap vers une autre approche de la politique des drogues.

En novembre 2012, le Colorado et Washington impulsent le mouvement en devenant les premiers États américains à faire le choix de la légalisation du cannabis à des fins récréatives. Dans la foulée, l’Uruguay vote, en décembre 2013, une loi visant la régulation du marché du cannabis, autrement dit, la prise en charge par l’État de la production et de la vente. Des mesures ambitieuses qui font écho aux préconisations de la très médiatique et influente Global Commission On Drug Policy, à laquelle contribuent quelques figures marquantes de la politique internationale³. En septembre dernier, cette commission publie un rapport enjoignant le personnel politique à « prendre le contrôle », non pas en adoptant des mesures qui intensifieraient encore un peu plus la guerre aux drogues, mais via la mise en place de politiques alternatives à la répression4. En novembre 2013, ce vent nouveau gagne la Belgique, relayé notamment par un plaidoyer signé par trois figures académiques de renom et dans lequel ces derniers recommandent de « mettre fin à la criminalisation, la marginalisation et la stigmatisation des personnes qui consomment du cannabis et qui ne nuisent pas aux autres5 ».


1. Voir l’article de Guillain.

2. Directive commune de la ministre de la Justice et du collège des procureurs généraux relative à la constatation, l’enregistrement et la poursuite des infractions en matière de détention de cannabis.

3. http://www.globalcommissionondrugs. org

4. Prendre le contrôle : Sur la voie de poli- tiques efficaces en matière de (Le rapport est téléchargeable sur le site de la commission.)

5. Decorte , De Grauwe P., TytGat J., Cannabis : bis ? Plaidoyer pour une évaluation critique de la politique belge en matière de cannabis, 2014.

Ce que certains traduisent par la nécessité d’inventer une « troisième voie » en matière de politique cannabis6. Enfin, en novembre 2014, le Vereniging Voor Alcohol en andere Drug problemen (VAD) et les Fédérations des Intervenants en Toxicomanie (FEDITO) wallonnes et bruxelloises publient un communiqué de presse appelant à l’élaboration d’alternatives à la prohibition. Notons que la Fedito bruxelloise va jusqu’à envisager que cette alternative prenne la forme d’une réglementation de la production, de l’importation et de la vente du cannabis en Belgique.

Certes non exhaustive, cette énumération témoigne très clairement d’une propagation des arguments favorables à la « légalisation » des drogues. La volonté de mettre « fin à la guerre aux drogues » n’est plus l’apanage de quelques groupes de militants ou de professionnels qui, à l’instar de la Liaison Antiprohibitionniste, ont porté à l’avant-garde le débat en faveur d’alternatives à l’interdit pénal en matière de drogues. Mais puisqu’il s’agissait le plus souvent d’initiatives citoyennes relativement isolées, bousculant un mode de pensée unique et dominant, leur démarche fut d’emblée considérée comme farfelue, confinée à un statut de discours militant, soit l’argument-massue pour assurer une disqualification à peu de frais, le militant étant généralement considéré comme irresponsable et peu enclin à l’objectivité.

Est-ce à dire qu’usant d’arguments similaires à ceux que nous défendons, des personnalités, des institutions, voire des États à la légitimité jusqu’ici incontestables, sont subitement devenus irresponsables? Non ! Il y a ici et ailleurs un vent nouveau, parce qu’effectivement la prohibition est contre-productive, coûteuse, inefficace et contraire à de nombreux principes logés en bonne place au sein de la Charte universelle des droits de l’homme. Parce qu’aussi, elle constitue un frein à la réalisation d’une politique de promotion de la santé telle que consacrée par la charte d’Ottawa. Alors oui, pour toutes ces raisons la fin de la prohibition semble inéluctable.

Bientôt la légalisation du cannabis ?

De par nos activités, nous constatons que les personnes enclines à sortir le cannabis du régime prohibitionniste sont de plus en plus nombreuses. Parmi elles, nombreuses sont également celles qui nous demandent d’estimer le moment où cette fameuse légalisation sera enfin effective. N’étant pas devins, les optimistes militants que nous sommes, peuvent difficilement répondre autre chose que « bientôt », « c’est imminent, « cela ne pourrait tarder », etc. Une réponse sans grand intérêt qui nous donne toutefois l’occasion d’engager une conversation, voire un débat, sur les différentes formes que pourrait prendre une avancée législative en matière de cannabis, sur les moyens d’y parvenir, sur les résistances aux changements, etc.

Bien qu’infatigable, notre optimisme ne fait pas pour autant de nous des militants crédules. L’absence d’étude sur le nombre de personnes favorables à une abolition de la répression de l’usage du cannabis rend impossible l’objectivation du phénomène. La perception que nous en avons est évidemment conditionnée par la nature de notre objet social et les services que nous rendons à la population. Répondant aux questions relatives aux politiques drogues et proposant de l’information juridique spécialisée sur ces questions, nous recevons nécessairement des témoignages de personnes souhaitant la légalisation du cannabis. Parmi celles-ci, il y a des consommateurs, des parents, des enseignants, des professionnels du secteur associatif, etc. Ces personnes ont en commun d’être toutes concernées, directement ou indirectement par l’usage de drogues et de s’interroger par rapport aux déterminants sociaux, politiques et économiques de cet usage. Partant, elles ne manquent généralement pas de soulever la question de la pertinence de l’interdit pénal en tant qu’instrument adéquat de gestion de ce qu’elles considèrent avant tout comme un phénomène de société.


6. De Ruyver et Fijnaut C., De Derde Weg: een pleidooi voor een evenwichtig can- nabisbeleid, Mortsel, Intersentia, 2014.

Loin de nous donc l’idée de considérer cette réflexion comme représentative de l’ensemble de la population. Il n’empêche que ce débat sur les drogues, trop souvent évité par le politique, se doit d’être porté haut et fort car il constitue un enjeu majeur pour notre société. En effet, la question du cannabis, de sa production, de sa distribution et de sa consommation est omniprésente et s’impose à nous tous, en notre qualité de citoyen.

Par ailleurs, au vu des résultats des multiples études portant sur le phénomène, force est de constater l’importance du nombre de personnes concernées par l’usage du cannabis7. D’autant plus que l’on peut raisonnablement considérer que les études en question sont biaisées par la charge de l’interdit pénal. Rappelons en effet que dans un contexte prohibitionniste le simple fait de reconnaître un usage de drogues peut suffire à s’incriminer. De leur côté et avec les biais qui leur sont propres, les forces de police font état d’une augmentation du nombre de cultures de cannabis au cours des 10 dernières années. Ainsi, tandis qu’en 2003 la police Fédérale découvrait 35 plantations, en 2011, elle mettait la main sur 1 070 sites de production8. Malgré l’interdit, il est donc difficile de ne pas considérer le cannabis comme faisant partie intégrante de notre culture, au sens sociologique du terme. Or, la masse d’individus confrontés aux usages d’une substance visée par un interdit dont l’objet est l’éradication des comportements contraire à la loi9 sont autant de témoins ou d’auteurs d’actes délictueux ou potentiellement répréhensibles. En tant que citoyens criminalisés par une loi en complet décalage avec son époque, ils sont ceux qui courent le risque de voir leur vie basculer, parce que leur choix, ou celui d’un de leurs proches, s’est porté sur la consommation de cannabis plutôt que, par exemple, l’alcool. Ils sont ceux qui aujourd’hui remettent en cause la légitimité de la loi et nous demandent quand le cannabis sera- t-il légalisé ? Ils sont ceux qui s’interrogent sur les formes que pourrait prendre une autre politique en matière de drogues.

Dépénaliser, décriminaliser, réguler, légaliser ?

À l’heure actuelle, ce qui est farfelu et irresponsable c’est bien de s’entêter dans une politique fondée sur une loi dont la portée a perdu toute légitimité aux yeux d’une part importante de la population. Il est temps de légiférer pour faire correspondre « l’esprit de la loi » aux besoins réels de la société. Tel est le sens de l’intérêt général, en tout point opposé à cette morale surannée qui, en pratique, revient à étouffer dans l’œuf toutes les tentatives de démarche positive et efficace de prise en charge de la réalité actuelle des drogues. C’est au nom de la santé, du bien-être et du respect des libertés et de la sécurité de tous que ce virage législatif doit être engagé. Reste à déterminer la forme que pourrait prendre une telle avancée législative.

Deux options sont possibles. D’une part, l’option de la dépénalisation qui consiste à diminuer la sanction liée à un comportement qui reste interdit par la loi pénale. Si cette diminution est telle que plus aucune peine n’est prononcée, on parlera de décriminalisation. D’autre part, l’option de la légalisation qui implique l’absence pure et simple de sanction prévue par la loi pour usage ou détention de stupéfiants. La légalisation peut se limiter à ne rien interdire, bien que cette possibilité soit peu envisageable. L’État peut également prévoir d’adopter une série de mesures afin d’organiser, de réglementer et de réguler le commerce, la culture et la distribution. Notons que certaines de ces mesures peuvent également viser l’interdiction de la publicité ou de la vente aux mineurs d’âge.

Cette dernière option a les faveurs de la Liaison Antiprohibitionniste. Pour autant, nous ne souhaitons pas que cette forme de régulation s’impose à nous de façon monolithique. Il s’agira de l’expérimenter et de la façonner en évaluant constamment sa portée. Il s’agira de faire autrement en évitant les écueils d’une pensée unique où seule prévalait la logique de prohibition. L’histoire de l’interdit pénal en matière de drogues est riche d’enseignements sur ce qu’il ne faut pas faire, sur ce qui ne fonctionne pas et sur les raisons de son échec, mais cette histoire ne nous dit pas comment faire autrement.


7. Pour un aperçu de ces études, voir l’article de Hogge dans le présent numéro.

8. Decorte Tom, Paoli Letizia, Cannabiproduction in Belgium : assesment of the nature and harms, and implications for priority setting, Gent, Academia Press, 2014, p. 19.

9. Loi de 1921 sur les stupéfiants.

Construire une autre politique des drogues

En 25 ans d’existence, nous n’avons eu de cesse de promouvoir les arguments en faveur de l’abolition de la prohibition des drogues. Des articles rédigés par des membres de notre association sont régulièrement publiés par Prospective Jeunesse. La fin de la prohibition étant désormais inéluctable et ne souffrant plus vraiment la critique, il urge de s’atteler à construire l’avenir. User de drogues est un acte éminemment culturel, il ne peut donc pas y avoir une seule politique des drogues telle qu’aujourd’hui émise par les instances internationales de contrôle des stupéfiants. Certes, il doit pouvoir y avoir une ligne directrice internationale dont la régulation peut, par exemple être le principe fondamental, mais il nous semble indispensable de laisser aux États la souveraineté d’entreprendre des politiques adaptées aux us et coutume de leurs populations. Actuellement, l’idéologie politique dominante considère au contraire que chaque pays parties des conventions internationales doit s’y conformer. Cette argumentation n’a jusqu’ici eu d’autres vertus que celle de permettre de justifier l’immobilisme.

Nous le disions en introduction du présent article, Liaison Antiprohibitionniste n’est plus isolé lorsqu’il s’agit de demander une révision de la politique en matière de drogues, du moins pour ce qui concerne le cannabis.

Toutefois, la critique, l’analyse et les objectifs ne sont pas forcément les mêmes pour tous. Nous serons donc très attentifs au système de valeur sur lequel pourrait être fondée la politique de régulation du cannabis. Car la tentation est grande de limiter la réforme à des aménagements de la politique actuelle et ainsi manquer de répondre aux besoins du plus grand nombre des citoyens confrontés à l’usage de produits psychotropes. Nous serons encore présents pour rappeler que l’objectif d’une politique cohérente et responsable en matière de drogues doit viser à donner les moyens à chacun d’être acteur de ses propres choix. Nous entendons par là qu’elle puisse garantir à chaque citoyen les mêmes droits, dont le droit à la santé. Il faut mettre fin à la dérégulation actuelle du marché des drogues illicites parce qu’elle est source de nombreux effets pervers. Enfin, nous serons là pour rappeler que tous les arguments justifiants de la nécessité de changer de politique sont valables pour l’ensemble des drogues illicites. Entreprendre une autre politique dans le champ du cannabis constituera une avancée à la condition qu’elle ne se fasse pas au détriment d’une volonté de sortir les autres substances du champ pénal. Il s’agit de ne pas perdre de vue le constat, largement partagé par les acteurs de santé, selon lequel l’entrave principale à l’émancipation d’une politique cohérente et efficace de santé publique est précisément la prohibition.

AUTEUR.E.S