Alcool, psychotropes et travail : accompagner les employeurs

octobre 2019

Que faire quand les consommations ont lieu au travail ? Travaillant au quotidien avec des employeurs qui ont franchi le pas de la prévention, le Pélican partage avec nous son expérience, des constats aux pistes de … travail.

LES PRODUITS À L’ORIGINE DE LA DEMANDE

L’alcool, de par son ancrage culturel dans notre société, reste le produit psychotrope le plus consommé et pour lequel nous recevons le plus de demandes.
Selon une enquête menée par Sécurex en 2018, 22% des travailleurs belges ont déclaré boire plus de 2 à 3 verres d’alcool par jour (ils étaient 14% en 2015). Le tabac n’est également pas en reste…

Evolution des consommations dans la population oblige, le monde du travail est de plus en plus confronté à la consommation de cannabis ainsi que de boissons énergisantes. La prise de médicaments psychotropes (notamment somnifères, anxiolytiques, antidépresseurs) est souvent sous-estimée et pourtant en augmentation.

Concernant les drogues illicites, outre le cannabis, la cocaïne est de plus en plus répandue et accessible en Europe. Au niveau professionnel, son usage n’est plus confiné à une catégorie spécifique de la population active ni à un secteur particulier.

Le Pelican asbl

«Agréée par la Cocof, le Pélican est une association spécialisée dans l’aide aux personnes (ainsi qu’à leur entourage) dépendantes à l’alcool, aux médicaments, à une autre drogue, ou aux jeux de hasard et d’argent.

En parallèle au suivi psycho-social, nous proposons également, tant au secteur privé que public, un accompagnement du monde du travail en matière de prévention et de gestion de la problématique alcool, tabac et autres drogues :

  • conseils pour l’élaboration d’une politique globale,
  • animation de séances de sensibilisation ou de formation,
  • mise à disposition d’outils, d’informations ainsi que de références.

CONSOMMATION ET TRAVAIL : QUEL LIEN ?

La consommation constitue, dans certains cas, un moyen de répondre et de s’adapter aux exigences et aux contraintes du travail. C’est ainsi que dans une chaîne de production, le cannabis s’était fait une place parmi l’équipe du soir. D’une part, l’initiation à la consommation de jeunes travailleurs  servait de facteur d’intégration, de reconnaissance et d’appartenance au groupe. D’autre part, le cannabis permettait également « d’arrêter de penser » ainsi que de décompresser.

Le besoin de créer du lien, de maintenir une cohésion sociale peut aussi se traduire par la consommation d’alcool, légitimée ou non par l’employeur : autorisation de consommer ou mise à disposition d’alcool lors de repas, de certaines occasions ou d’événements, consommation « clandestine » au sein d’équipes… Dans l’enquête de la revue Médor en 2018, 1/3 des répondants considérait l’alcool comme un ingrédient indispensable à la réussite sociale. 50 % des répondants déclarant même s’être déjà sentis « obligés de boire de l’alcool pour ne pas avoir l’air rabat-joie », 30% notamment dans un contexte professionnel.

Les types de produits consommés sont aussi divers que les effets recherchés et les contextes.

« Fumer une cigarette me permet à certains moments de faire une pause, de faire le vide et à d’autres moments d’avoir un petit coup de fouet, de pouvoir me concentrer. »

« Prendre des boissons énergisantes me sert  à tenir le coup. »

« A cause de mes horaires décalés, grâce aux somnifères j’arrive à m’endormir une fois rentré chez moi.»

« Les anti-douleurs m’aident à être opérationnelle

« L’ambiance au travail n’est pas top, alors boire un petit verre en rentrant ça me permet de déconnecter et de me détendre. »

« Boire de l’alcool me donnait du courage pour aller donner cours alors que j’avais la boule au ventre. »

Le degré d’exigence et de performance attendu dans notre société joue aussi un rôle. L’utilisation de médicaments à des fins non médicales, en tant que stimulants cognitifs, tendrait à se répandre et à se normaliser tant auprès de travailleurs que d’étudiants (1). Il s’agirait principalement d’amphétamines, du Modafinil (commercialisé en Belgique sous l’appellation Provigil), du méthylphénidate (Rilatine), utilisés initialement pour traiter la narcolepsie ou le trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité (TDAH).

Les principaux effets recherchés sont alors l’amélioration de la productivité, le fait de surmonter la fatigue ou encore d’améliorer l’attention, la concentration et la mémoire.

Dans la majorité des cas, la consommation ne rentre pas dans le cadre d’une prescription ni d’un avis médical et les doses ne sont donc pas soumises à une surveillance médicale.

Par ailleurs, les étudiants ayant déjà consommé ce type de médicaments, seraient plus enclin à continuer leur utilisation après l’obtention de leur diplôme.

Marie-Claire Lambrechts , dans une étude (2)  menée en Belgique  en 2016 auprès de 5700 travailleurs de différents secteurs,  relève notamment que  11.3% rapportent un usage détourné de médicaments psychoactifs. La consommation est significativement moindre chez les travailleurs rapportant une estime de la part de la hiérarchie, une satisfaction au travail et des tâches diversifiées.

Certaines consommations ne sont pas liées au travail mais peuvent néanmoins avoir des répercussions sur celui-ci : lendemain de veille « trop arrosée », somnolence provoquée par la prise d’un sirop, difficultés de concentration, état de confusion voire développement d’une dépendance suite à la prise d’un traitement aux benzodiazépines (Xanax, Lexotan…) … (3)

UNE CONSOMMATION PROBLÉMATIQUE ?

Beaucoup associent encore souvent consommation problématique et dépendance, or la réalité est beaucoup plus complexe et nuancée. Une partie de notre travail consiste à sensibiliser à cette vision réductrice. Les personnes dépendantes à un produit psychotrope représentent la partie émergée de l’iceberg. Certains travailleurs non dépendants peuvent avoir une consommation entraînant des problèmes récurrents au travail, tout comme une consommation pourtant occasionnelle peut avoir des répercussions plus ou moins importantes (malaise, accident, comportement inadéquat…). Une dame m’a confié, lors d’une formation, s’être retrouvée un matin à tituber dans les couloirs de son lieu de travail en raison des effets secondaires d’un nouvel antidépresseur prescrit par son médecin traitant. L’étiquette « alcoolique » a rapidement circulé à son sujet…

Occasionnelles ou récurrentes, liées au travail ou non, les consommations problématiques touchent non seulement le consommateur, mais aussi l’entourage professionnel (collègues, responsables) ainsi que les clients ou bénéficiaires des services.
En termes de conséquences en milieu de travail, les principales plaintes généralement rapportées concernent :

  • des comportements inappropriés (impolitesse, harcèlement, brutalité, agressivité,…) ;
  • des conflits avec des collègues ;
  • des retards ;
  • des absences répétées ;
  • des erreurs dans les tâches effectuées ;
  • des accidents du travail.

Ces situations s’accompagnent souvent d’une augmentation du stress et de la charge de travail.

L’estimation du caractère plus ou moins problématique d’une consommation se fera en fonction du contexte, du produit, des effets perçus. Considérera-t-on de la même façon la situation d’une personne ayant consommé 4 verres d’alcool sur une soirée chez des amis et logeant sur place par rapport à la même personne ayant bu 4 verres d’alcool durant sa pause de midi au travail ?

En sera-t-il aussi de même si l’on remplace, dans ces 2 situations, l’alcool par du cannabis ou du café ? Pas sûr… Certains penseront probablement que, dans le cas de consommation de caféine, il n’y aurait absolument rien de problématique. Or des personnes peuvent être particulièrement sensibles à son action et faire par exemple une crise de tachycardie… Sans diaboliser, il est important de toujours situer une consommation dans toute sa complexité, et en gardant à l’esprit son utilité et sa fonction positive.

« La consommation est significativement moindre chez les travailleurs rapportant une estime de la part de la hiérarchie, une satisfaction au travail et un travail diversifié. »

QUE FAIRE ? PRÉVENTION ET GESTION

Les employeurs nous contactent soit en désarroi à la suite d’expériences négatives, soit pour se mettre en règle avec la législation ou par un intérêt bien légitime pour la prévention.
Nous leur proposons toujours de ne pas céder à l’urgence et à l’improvisation, mais à se rappeler le célèbre adage : mieux vaut prévenir que guérir.

Cependant, l’employeur a certaines obligations, notamment dans le cadre de la CCT n°100 (applicable au secteur privé) et du bien-être au travail. Sa responsabilité peut être engagée en matière de sécurité et d’exécution du travail (tout comme le travailleur, faut-il le rappeler).

On pense souvent à tort qu’il est nécessaire de prouver une consommation, d’établir un diagnostic pour pouvoir intervenir. Or c’est le dysfonctionnement (généré ou non d’ailleurs par une consommation de produit psychotrope) qui constitue le critère central d’intervention. Il est donc important d’être au clair avec les exigences et les attentes de la fonction, ainsi qu’avec ce qui est attendu et d’avoir un règlement de travail bien établi ; disposer de procédures indiquant la marche à suivre pour pouvoir ensuite intervenir en cas de problèmes.

Quelles seront en effet les dispositions à prendre si, occasionnellement, une personne n’est pas en état de travailler et constitue aussi un danger pour elle-même et pour autrui (le cas par exemple de cette dame titubant dans les couloirs) ? Comment intervenir quand quelqu’un présente de manière répétée divers dysfonctionnements (erreurs, retards, absences non justifiées…) ?

Cela étant, penser pouvoir régler le problème en se centrant seulement sur les dysfonctionnements et le volet disciplinaire qui pourrait s’en suivre, serait illusoire. Cela pourrait favoriser le co-alcoolisme/la co-dépendance (voir encadré) . En cas de problèmes récurrents, il conviendra d’assurer un suivi de la situation avec, selon les cas de figure, une fixation d’objectifs et de délais adaptés incluant des procédures avec des mesures graduelles.

Il est aussi important qu’il y ait un accès facile et en toute confidentialité à des références en matière d’aide au sens large et ne relevant pas uniquement du domaine de la consommation de produits psychotropes (exemples : centres de santé mentale, de remédiation de dettes, …).

Enfin, le volet préventif est essentiel, que ce soit par rapport à l’alcool par exemple (établissement d’un cadre concernant la consommation, information/sensibilisation,…) mais aussi en matière de bien-être au travail (organisation du travail, contenu, conditions de vie au travail, relations interpersonnelles).

Face à cette problématique, les médecins du travail ainsi que les conseillers en prévention (sécurité, aspects psycho-sociaux) constituent également des acteurs-clés.

Le co-alcoolisme, ou la co-dépendance, est une attitude de protection adoptée par l’entourage, en l’occurrence ici professionnel, d’une personne ayant une consommation problématique chronique. Il se traduit par le fait de camoufler, de faire le travail à la place, ou de fermer les yeux sur la consommation et les comportements problématiques.

FREINS, LEVIERS ET RESSOURCES…

De telles mesures peuvent apparaître fastidieuses, voire difficilement réalisables. D’autant plus dans les petites structures, où les moyens sont limités et au sein desquelles l’informel tient généralement une grande place.

Or, il ne s’agit pas de s’inscrire dans une formalisation conduisant à une gestion humaine procédurale, mais bien de mettre du formel là où il est nécessaire et fait parfois cruellement défaut. En outre, nous soulignons toujours qu’il n’y a pas une politique toute faite à appliquer, mais une politique adaptée à la culture du milieu de travail, au secteur d’activité, au type de structure existante, etc.

Si l’accompagnement ainsi que l’animation de séances de sensibilisation et de formation via un intervenant extérieur sont un plus, des alternatives existent sous différentes formes: guides, manuels, brochures à destination tant des employeurs que des travailleurs, affiches, questionnaires permettant d’évaluer sa consommation ou la politique en vigueur, etc.

Parmi les difficultés rencontrées, certains objectifs manquent de réalisme : résoudre les problèmes de dépendance, éliminer complètement le co-alcoolisme/la co-dépendance, ne plus avoir de consommation problématique par l’application de la tolérance zéro… Le contexte peut aussi être défavorable à leur réalisation : climat social tendu, autres problèmes perçus comme plus fondamentaux,…

Une politique élaborée dans la concertation a plus de chance d’être bien adaptée, acceptée et de ce fait appliquée, mais cette concertation peut s’avérer compliquée : logiques, priorités et concepts différents, contentieux. La méfiance et la peur peuvent également avoir leur place tant du côté de la direction que du personnel. Dans ces cas de figure, l’appel à un/des tiers (experts, SEPPT, consultant spécialisé dans le domaine par exemple) peut s’avérer particulièrement utile.

La résistance au changement est un autre frein classique, aussi bien chez les consommateurs problématiques (déni, absence de demande d’aide) qu’au sein du milieu de travail.

Le temps est un facteur majeur à prendre en considération : il faut en effet du temps pour penser la politique, la mettre en place et pour apporter des changements durables.

Une certaine chronologie dans les étapes est également nécessaire : organiser de la sensibilisation ou des formations sans un cadre préalablement établi sur cette problématique et, qui plus est, ciblant uniquement certaines catégories du personnel, n’a que peu de sens et d’efficacité.

« C’est le dysfonctionnement (généré ou non d’ailleurs par une consommation de produit psychotrope) qui constitue le critère central d’intervention. »

CONCLUSION

Aborder la consommation de psychotropes est difficile, que ce soit dans la société en général ou en milieu professionnel. Par ailleurs, le milieu du travail constitue un cadre particulier où l’on est est souvent sur le fil rouge entre vie privée et professionnelle…

Dans certains cas, le travail peut constituer un facteur favorisant le recours aux produits psychotropes. Cependant, il serait réducteur et simpliste d’y voir un lien de causalité unique et direct avec une consommation récurrente, qui plus est problématique. La réalité est souvent bien plus complexe. D’autres contextes sont également à prendre en considération (privé, socio-culturel) tout comme les variabilités individuelles (physiologiques, psychologiques).

Il n’en reste pas moins important que l’employeur prenne pleinement en considération le bien-être au travail en lien avec la réalité de travail. Il n’y a pas de solution miracle, mais la solution passera par la mise en place d’une politique globale (si possible concertée) responsabilisant tant l’employeur que les travailleurs, intégrant prévention et gestion, destinée et applicable à l’ensemble du personnel…

Pour aller plus loin

Pensez à recourir ou à orienter vers les services de prévention et de protection au travail, internes ou externes.

Ressources écrites:

  • Le Pélican, Petit guide à l’usage des employeurs. Politique en matière de prévention alcool et autres drogues en milieu de travail.
  • SPF Emploi, Travail et Concertation sociale, Alcool et autres drogues, manuel pour une politique de prévention au travail.
  • Une politique préventive en matière d’alcool et de drogues dans l’entreprise. La concertation au service de la prévention. CCT n°100.

Ressources en ligne:


1. Constat établi en 2015 par l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail.

2. MC Lambrechts, L.Vandersmissen, L. Godderis ; KU Leuven 2017, (N= 5700).

3. Si cet état des lieux peut être perçu comme alarmiste, rappelons que, fort heureusement, la majorité de la population et des travailleurs présente une consommation non problématique.