Éduquer aux écrans pour prévenir leurs dangers Les balises 3-6-9-12

avril 2014

Selon Serge Tisseron, la prévention est avant tout l’encouragement des bonnes pratiques. C’est en ce sens qu’il nous propose des balises d’âge pour une véritable « diététique des écrans » favorisant la construction des repères temporels prévenant les consommations excessives et les troubles de l’attention. Il encourage la construction d’un environnement qui donne les armes à l’enfant pour en définitive être capable de gérer les écrans de façon autonome. C’est aussi via les pratiques créatrices et la liberté de parole que pourra se déployer une véritable éducation aux médias.

Alors que les dix dernières années ont souvent assimilé les abus d’écrans à des formes d’addiction sans substance, les progrès actuels dans leur compréhension tendent à montrer que ce modèle est peu pertinent. Pire encore, il nous ferait courir le risque de nous empêcher de comprendre leur spécificité, en particulier à l’adolescence. C’est pourquoi ni le DSM5 (2), ni la CIMM (3) n’ont introduit « l’addiction aux écrans » dans la liste des pathologies reconnues. Pour la même raison, en France, l’Académie de médecine en 2012, puis l’Académie des sciences en 2013, ont tenu à affirmer qu’aucune étude à ce jour ne permet de valider le modèle des addictions comme pertinent pour rendre compte des pratiques pathologiques d’écran. Mais renoncer à utiliser le mot « addiction » ne veut pas dire qu’il n’existe pas de pratique pathologique des technologies numériques, et que cette pathologie ne soit pas un problème de santé publique. C’est pourquoi leur prévention doit être au centre des programmes de santé. Mais, du fait de la particularité des technologies numériques, cette prévention doit être au moins autant axée sur l’encouragement des bonnes pratiques que sur la dissuasion des pratiques problématiques.

Pour répondre à cette double préoccupation, j’ai proposé en 2008, puis en 2012, quelques repères organisés autour de quatre chiffres, 3-6-9-12. Ils correspondent à quatre étapes essentielles de la vie des enfants: 3 ans, c’est l’admission en maternelle; 6 ans, l’entrée en CP; 9 ans, l’accès à la maîtrise de la lecture et de l’écriture; et 11-12 ans le passage en collège. En effet, de la même façon qu’il existe des repères d’âge pour l’introduction des laitages, des légumes et des viandes dans l’alimentation d’un enfant, il est possible de concevoir une diététique des écrans. Afin d’apprendre à les utiliser pour le meilleur de ce qu’ils peuvent apporter, exactement comme on apprend à bien se nourrir en évitant ce qui peut nuire à la santé (4). Ces balises sont bien entendu destinées à permettre à nos enfants, plus tard, de s’autodiriger et de s’autoprotéger dans le monde des écrans. Mais il est tout aussi important de leur permettre, le plus tôt possible, de construire les repères temporels absents des écrans, et de leur donner le désir d’entreprendre, avec ces technologies, quelque chose de neuf que nous n’avions pas forcément prévu. Cela passe par l’encouragement de toutes les pratiques créatrices dès la petite enfance… avec ou sans écrans.

Une nouvelle culture

La culture du livre et la culture numérique, que tant de points opposent, sont pourtant absolument complémentaires. Elles font en effet appel à deux modes de fonctionnement cérébral et psychique différents. La culture du livre stimule l’intelligence narrative et la construction des articulations logiques, tandis que les espaces numériques stimulent l’interactivité, l’innovation, et favorisent la capacité de faire face à l’imprévisible. Mais les deux ont aussi leurs dangers. La culture du livre favorise l’ultra spécialisation et risque de réduire les compétences aux apprentissages par cœur en inhibant la créativité. En privilégiant les relations de proximité, elle éloigne également d’une conscience mondialisée. Quant aux dangers des écrans, c’est bien sûr les consommations excessives, la dispersion (pensée zapping), les troubles de l’attention et de la concentration, la fuite de la pensée et de la subjectivation par une immersion dans chaque situation nouvelle, sans recul cognitif ni temporel, et donc sans conscience de soi, et enfin le fait de privilégier les relations virtuelles sur les relations réelles, autrement dit de fuir la réalité.

Le temps passé à utiliser ces technologies est évidemment le signe le plus évident du risque d’une utilisation pathologique. Mais ce critère n’est pas suffisant à lui seul. Il faut distinguer les pratiques excessives qui contribuent à enrichir la vie et qui sont de l’ordre de la passion, et les pratiques pathologiques qui appauvrissent la vie. Leur but n’est plus de trouver du plaisir, mais de fuir un déplaisir. Ces pratiques deviennent un refuge.

Cela peut se produire dans deux séries de situations. La première résulte de l’introduction trop précoce et trop massive des écrans, à un moment où l’enfant n’a pas encore construit ses repères personnels, notamment temporels. La seconde est ponctuelle, et liée à la tentation de fuir des situations de stress et/ou de traumatismes jugés insurmontables.

Favoriser la construction des repères temporels

Le jeune enfant a besoin d’un environnement qui lui donne des armes pour savoir gérer, plus tard, les écrans. Et pour cela, il a besoin d’un environnement qui favorise la construction de ses repères internes. Les repères spatiaux d’abord. Un bébé a besoin d’activités qui impliquent tous ses sens, et pas seulement la vue et l’ouïe, comme le fait la télévision. De ce point de vue, le fait que la tablette tactile ajoute le toucher fin ne change pas grand-chose. Il y manque toujours la préhension, la gustation, l’odorat, et la perception de sa position dans l’espace. Mais les repères les plus importants pour savoir plus tard gérer les écrans concernent la temporalité. Dans le monde des écrans il n’y a pas d’avant et pas d’après, et pas non plus de relation de cause à effet. C’est un monde du présent éternel, celui que l’écran met en scène à chaque instant et auquel nous sommes invités à adhérer sans recul. C’est pourquoi, malgré tout ce que les écrans peuvent apporter, ils ne permettent pas la construction des repères temporels, et donc pas non plus des repères logiques qui leur sont liés. Comment l’enfant construit-il ces repères? D’abord dans sa relation à un environnement stable et récurrent. La régularité des horaires de repas, de coucher, les rituels de la toilette, du brossage des dents… tout cela lui permet de construire un rapport à la durée structuré et structurant. Hélas, dans beaucoup de familles, les repas ne sont plus ritualisés, les adultes mangent debout ou sur le canapé du salon, sans horaire fixe, tout en parlant au téléphone ou en regardant la télévision.

Pour permettre à l’enfant d’intérioriser les repères temporels, il est également préférable de ne jamais le laisser devant un écran, mais devant un programme, dont on connaît de préférence la durée. C’est aussi une bonne raison pour préférer installer l’enfant devant un DVD que devant le défilement ininterrompu des programmes télévisés. De façon générale, il est toujours plus structurant de laisser l’enfant s’installer devant un écran en lui disant pour combien de temps. Dire par exemple à l’enfant « Tu as droit à une demi-heure d’écran, est-ce que tu préfères regarder maintenant ou plus tard? » l’incite à exercer sa capacité de choix, donc de liberté. Bien sûr, un enfant de trois ans ne comprend pas la notion des heures et des minutes. Mais on ne parle pas à un enfant parce qu’il comprend tout ce qu’on lui dit, mais pour l’introduire à cette compréhension.

En outre, dès que l’enfant sait parler, il faut l’inviter à raconter ce qu’il a vu sur les écrans, comme on l’invite à raconter ce qui lui est arrivé dans sa vie, parce que les écrans font partie de sa vie. Aidé par l’adulte, il apprend à construire le récit de ce qu’il a vu, avec un avant, un pendant et un après, et il inscrit ces repères en lui d’une façon qui lui permettra, plus tard, de se constituer en narrateur de sa propre vie.


(2) NDLR: Cinquième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM, de l’anglais Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) de l’Association américaine de psychiatrie (APA).
(3) NDLR: Classification internationale des maladies mentales
(4) Les conseils qui suivent sont extraits de l’ouvrage de Serge Tisseron, 3-6-9-12, Apprivoiser les écrans et grandir, Toulouse, Éres, 2013.

Fuir une situation jugée insurmontable

Si l’installation des repères temporels permet de réduire les dangers d’une immersion sans recul dans les mondes numériques, ils ne sont pas suffisants à eux seuls pour protéger de ce risque. Les espaces numériques peuvent en effet être sollicités pour fuir les situations stressantes et/ou traumatiques, exactement comme on utilise l’alcool ou les médicaments psychotropes: comme une potion d’oubli, même si ses conséquences sont très différentes de celles qu’on observe en cas de substances toxiques, car il ne semble y avoir ni syndrome de sevrage ni risque de rechute en cas d’arrêt.

Cette utilisation des technologies numériques pour oublier peut se produire dans trois séries de situations. La première est la fuite devant une réalité extérieure vécue comme persécutrice. Il peut s’agir d’un évènement douloureux de la vie personnelle (comme une rupture sentimentale, un échec scolaire ou une situation de harcèlement scolaire) ou de la vie familiale (comme l’annonce de la séparation des parents ou d’une maladie de l’un d’entre eux). Mais il peut s’agir aussi d’une quête de l’estime de soi chez des enfants lents qui ne réussissent pas à l’école. À force de répéter les mêmes épreuves, l’enfant lent devient aussi performant que les enfants plus habiles et plus rapides, mais qui jouent moins.

Le joueur qui est dans cette situation peut commencer à jouer pour oublier un traumatisme, mais il finit par tout oublier. Un état d’esprit semblable se rencontrait avant l’invention d’Internet, mais celui-ci l’a incontestablement favorisé en lui donnant un prolongement interactif. Avant l’invention des jeux vidéo, celui qui était dans cet état psychique pouvait être dérangé: son cerveau était rendu disponible par son interpellation. Aujourd’hui, le joueur de jeu vidéo proteste quand on lui parle: il est « occupé ».

La seconde forme de fuite concerne les pathologies mentales au début. Celui qui se sent de plus en plus menacé intérieurement dans ses possibilités d’établir un contact satisfaisant avec son entourage peut être tenté de se replier dans les mondes numériques. La pathologie en cause peut être une psychose, une dépression, une phobie, mais aussi accompagner des formes de retrait social encore mal connues apparues dans les années 1990 au Japon qu’on appelle le phénomène Hikikomori. Il s’agit de jeunes personnes qui passent la majeure partie de leur temps au domicile. Ils ne peuvent pas ou ne veulent pas avoir de vie sociale, comme aller à l’école ou travailler, et ils sont dans cette situation depuis plus de six mois. Ils n’ont pas non plus d’amis proches. Ce syndrome est parfois lié à une pathologie mentale identifiée, telle que schizophrénie, trouble affectif, trouble de la personnalité, phobie, ou troubles envahissants du développement. Mais il peut aussi ne s’accompagner d’aucune pathologie mentale reconnue, et on parle de « Hikikomori primaire ». En France, le terme est volontiers mis en relation avec un usage excessif et pathologique des écrans, mais c’est loin d’être toujours le cas. Et, lorsqu’un tel usage existe, il est plus souvent la conséquence du retrait social que sa cause.

Enfin, et c’est heureusement le cas le plus fréquent, l’engagement excessif dans les technologies numé- riques est une fuite provisoire devant l’angoisse associée à la crise d’adolescence et à l’entrée imminente dans la vie adulte. C’est notamment le cas des pratiques excessives du jeu vidéo. Mais ce diagnostic ne doit être porté qu’après que les situations décrites précédemment aient été écartées.

Les balises « 3-6-9-12 »

Elles nous offrent des repères de portée générale et d’autres plus spécifiques. Les conseils généraux portent sur le fait que les parents doivent limiter le temps d’écrans de leurs enfants à tout âge, leur apprendre à s’autoréguler, soutenir la sélection et a qualité des programmes qu’ils regardent et les inviter à en parler. Quant aux conseils spécifiques, ils concernent les cinq tranches d’âge définies par les chiffres 3-6-9-12.

Avant trois ans, tout d’abord, l’enfant a essentiellement besoin d’interagir avec son environnement en utilisant ses cinq sens. Beaucoup d’études montrent aujourd’hui que la télévision nuit au développement des bébés, et cela même quand ils semblent jouer sans la regarder alors qu’elle fonctionne dans la pièce où ils se trouvent. Or la très grande majorité des jeunes enfants sont déjà confrontés trop longtemps à la télévision tout simplement parce qu’ils grandissent dans de familles où elle reste allumée. Le but est que l’écran ne soit à cet âge qu’un support de communication avec l’enfant, complémentairement à d’autres supports traditionnels.

Entre trois et six ans, on conseille d’offrir à l’enfant du temps pour imaginer, jouer, bricoler avec son environnement, penser avec ses dix doigts. Il vaut donc mieux éviter les consoles de jeu personnelles: l’enfant qui ne sait pas encore lire risquerait de développer un jeu centré sur la répétition mécanique de gestes simples qui lui ferait rapidement oublier beaucoup d’autres activités nécessaires à son âge. L’usage des écrans non interactifs, comme des écrans interactifs, reste à tout moment soumis à la décision du parent.

Entre six et neuf ans, l’enfant découvre les règles du jeu social. Il peut le faire en jouant à des jeux partagés avec ses camarades, et pourquoi pas avec une console, mais à condition que ce soit en présence réelle. Bien sûr, il devient curieux d’Internet, et il est important de lui expliquer comment fonctionne cet espace. Mais cela ne nécessite pas forcément de l’y introduire.

À partir de neuf ans, l’enfant découvre Internet en le pratiquant, mais il vaut mieux l’y accompagner pour que cet apprentissage se fasse en toute sécurité. Il doit en effet prendre conscience de trois règles de base qui le régissent: tout ce que l›on y met peut tomber dans le domaine public et y restera éternellement, et tout ce que l’on y trouve est sujet à caution, c’est-à-dire qu’il ne faut jamais le croire avant d’en avoir la confirmation par d’autres sources.

Enfin, à partir de 12 ans, l’enfant peut surfer seul sur Internet, mais les parents doivent convenir avec lui d’horaires de navigation, mettre en place un contrôle parental, et ne pas le laisser avoir une connexion illimitée la nuit. Mais, au-delà de ces « accords », ils doivent lui faire confiance. La meilleure des préventions, c’est la liberté de parole de l’enfant.

Éduquer aux médias et encourager les pratiques de création

Si limiter le temps d’écrans à tout âge est nécessaire, donner ce conseil seul est dangereux. Il pourrait même être préjudiciable à la découverte par l’enfant de tout ce que les écrans peuvent lui apporter. Mieux vaut, à tout âge, choisir les programmes, inviter l’enfant à parler de ce qu’il a regardé, et encourager les pratiques créatrices. C’est possible dès cinq ans, quand l’enfant commence à comprendre que son point de vue sur le monde lui est personnel et qu’il est différent de celui des autres.

Parallèlement, une éducation aux médias est indispensable dans deux domaines au moins. D’abord, parce que les jeunes omettent totalement le fait qu’Internet est un gigantesque marché, âprement disputé, dans lequel ils représentent, en tant qu’utilisateurs, une source de revenus dont on cherche à tirer parti par des moyens parfois douteux. Et ensuite, beaucoup ne savent pas quelles conséquences peuvent avoir la publication sur YouTube de petits films tournés avec le téléphone portable, lors de la recherche d’une place d’apprentissage par exemple.

Enfin, créer ses propres images encourage la confiance de l’enfant en lui-même et dans les adultes qui l’entourent, en même temps qu’elle développe son esprit critique. Plus tard, à l’adolescence, c’est encore la création qui est le meilleur moyen de sensibiliser les jeunes à la responsabilité et à la citoyenneté. La création a toujours été importante, mais elle l’est encore plus avec les médias numériques. Elle est rendue encore plus nécessaire par le très fort pouvoir de fascination des images proposées à la consommation, et en plus, l’encouragement des pratiques créatrices partagées est la meilleure façon de s’opposer aux pratiques solitaires problématiques.