Réguler le cannabis au Luxembourg : 2023 comme délai

mars 2020

Enquête

Assumant le constat d’échec des politiques prohibitionnistes, le nouveau gouvernement luxembourgeois s’est donné pour objectif d’être le premier pays européen à légaliser le cannabis récréatif pour ses habitants – et uniquement pour ses habitants. Préférant les modèles américains à la politique hollandaise, il planche sur la régulation du marché. Grégory Lambrette nous esquisse les premiers contours d’une décision qui pourrait enclencher un effet domino en Europe.

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Liminaires

« Dépénaliser, voire (…) légaliser sous des conditions à définir, la production sur le territoire national de même que l’achat, la possession et la consommation de cannabis récréatif pour les besoins personnels des résidents majeurs, (…) éloigner les consommateurs du marché illicite, (…) réduire de façon déterminée les dangers psychiques et physiques y liés et (…) combattre la criminalité au niveau de l’approvisionnement. À cette fin, il s’agira d’instaurer sous le contrôle de l’État une chaîne de production et de vente nationale et de garantir ainsi la qualité du produit. Les recettes provenant de la vente du cannabis seront investies prioritairement dans la prévention, la sensibilisation et la prise en charge dans le vaste domaine de la dépendance[1] ».

Tel était « gravé dans le texte » le projet relatif au cannabis à usage non médical du programme gouvernemental de la nouvelle coalition politique ayant gagné les élections en 2018 au Grand-duché de Luxembourg[2]. Fort cette annonce, le gouvernement grand-ducal s’est engagé depuis dans un vaste chantier visant à remplir la page blanche face à laquelle se trouvaient les Ministres de la santé et de la Justice chargés de piloter ce projet. Une Task force interministérielle s’est ainsi constituée afin de préparer le terrain à une future légalisation du cannabis à usage récréatif. Celle-ci doit aboutir avant la fin de la législature, soit avant 2023. Ces travaux furent précédés par la loi du 20 juillet 2018 ouvrant la voie à un usage thérapeutique de ladite substance pour toute personne souscrivant au Centre Commun de la Sécurité Sociale, soit aussi bien pour les nationaux, les résidents que pour les travailleurs frontaliers et leurs familles. Comme pour nombre d’autres États, ce passage par un usage cadré de cannabis thérapeutique a participé de cet infléchissement d’une politique répressive dans laquelle s’est inscrit le Grand-duché depuis plusieurs décennies maintenant. Une politique dont les limites ne sont désormais plus à démontrer et qui appelle de nouveaux modèles balisant la production, la vente, l’achat, la possession et la consommation du cannabis à usage récréatif.

 

 

« Il y a tout lieu de penser que l’État interdira tout installation de coffee shop version luxembourgeoise. »

« Tout laisse à penser que le Grand-duché ne pourra respecter ses engagements face aux conventions [internationales] de 1961, 1971 et 1988 ».

Quel modèle pour le Luxembourg ?

Si elle est pour l’heure toujours en gestation, la future loi ne devrait être effective qu’à l’horizon 2023, et ce après être passée au tamis du processus législatif. C’est qu’il y a nécessité de penser à la chaîne menant de la production à la consommation tout en inscrivant celle-ci dans un système économique, fiscal et juridique à construire et/ou à adapter aux conventions internationales dont le Luxembourg est signataire. Voilà un écheveau inextricable ! Tout laisse à penser que le Grand-duché ne pourra respecter ses engagements face aux conventions de 1961, 1971 et 1988 – pour ne citer que les principales. Mais qu’importe, d’autres États ont déjà tracé le sillon et devraient avoir à répondre, avant le Luxembourg lui-même, de ces nouvelles politiques légalisant le cannabis. D’ailleurs, l’argumentaire est simple : ces trente dernières années, l’offre comme la demande en matière de cannabis n’ont fait qu’augmenter. Il faut donc choisir : continuer à faire « toujours plus de la même choses » ou opérer un véritable changement de cap.

Plusieurs voyages d’études et conférences de presse des principaux ministères engagés laissent à penser que la principale source d’inspiration sera le modèle actuellement adopté au Canada. L’esprit de ce modèle peut se résumer grossièrement à un accès interdit pour les mineurs et contrôlé pour les adultes[3] (Obradovic, 2018). Il s’agira donc tout à la fois de :

  • Produire le cannabis ;
  • Réglementer la possession, les échanges, les achats, la vente, la culture (en ce y compris l’auto-culture) et la fabrication de cannabis ;
  • Protéger la jeunesse ;
  • Protéger et favoriser la santé publique ;
  • Réduire les activités criminelles.

L’ambition est grande, mais les écueils risquent d’être nombreux dans l’élaboration du projet de loi. Car le Luxembourg ne souhaite en aucun cas voir se développer sur son territoire un « tourisme » des drogues. Cette législation du cannabis non médical ne « bénéficiera » dès lors qu’aux nationaux et aux autres résidents, pour exclure les frontaliers. La pression des pays voisins (Allemagne, Belgique et France) pourrait en effet être importante, leurs gouvernements visant à limiter une « contagion » redoutée mais bien rarement constatée empiriquement. En outre, la question de l’auto-culture risque d’être épineuse, en raison des possibilités de revente. Plusieurs scénarios sont actuellement à l’étude à ce sujet.

Quel visage possible pour cette nouvelle législation ?

À la lecture des informations dont nous disposons aujourd’hui, il apparaît que le cannabis à usage récréatif sera accessible au Luxembourg à partir de l’âge de 18 ans[4], de manière contrôlée et limitée pour les nationaux, les résidents, mais nullement pour les frontaliers.

Si l’ambition est de lutter contre le marché noir, il est impératif pour le gouvernement d’appréhender les besoins des clients pour y adapter le marché légal. Ainsi, la question de la disponibilité, de l’accessibilité, de la variété des produits mais aussi – et surtout – du ou des taux de THC doivent être minutieusement étudiés afin d’attirer le consommateur vers le marché licite. S’il veut « prendre des parts de marché » au circuit illégal, il doit se montrer concurrentiel et performant – tout en visant d’abord et surtout la santé publique.

À l’instar du projet canadien, le Luxembourg devrait proscrire toute incitation et promotion pouvant générer un attrait pour le cannabis à usage récréatif et par là-même encourager la consommation. On ne change pas une politique prohibitionniste en un jour. La prévention au sens large et plus spécifiquement à l’égard du cannabis et des autres substances associées (par exemple, le tabac) devraient être l’un des axes appelés à se développer de manière anticipée, et ce afin de préparer la future légalisation.

La consommation se fera, quant à elle, uniquement dans un cadre privé (« pas dans la rue, ni dans les bistrots et cafés », annonce-t-on). Il y a tout lieu de penser que l’État interdira tout installation de coffee shop version luxembourgeoise.  La principale ligne directrice est de réduire autant que faire se peut tout contact du cannabis avec les plus jeunes. Toute consommation en présence de mineurs sera dès lors punie, comme cela est déjà le cas aujourd’hui.

Quelles étapes maintenant ?

Afin de baliser de manière opérationnelle et détaillée la déclaration d’intention, un concept sera rédigé afin de servir de base à la future proposition de loi. Devraient y être précisées les différentes modalités et procédures envisagées en matière de production, de vente, de possession et de consommation. Tout laisse à penser que ce projet de loi en devenir devrait se faire en plusieurs étapes et que l’auto-culture ne serait pas envisagée dans un premier temps. Conjointement se développeraient également des offres de services anticipant et/ou accompagnant cette légalisation dans le secteur de la santé mais également de la recherche.

Ce projet de loi finalisé, celui-ci devra être soumis au débat avant de pouvoir être voté par la Chambre des députés. Vu l’importance du sujet et l’enjeu politique qu’il recouvre, on peut raisonnablement estimer ce parcours législatif à deux années avant que la loi et sa mise en application ne voient le jour. Il s’agira alors de mettre sur le marché une production qui se veut nationale et strictement contrôlée à destination des majeurs résidents (depuis au moins six mois) ou nationaux.

Le virage qu’est occupé d’amorcer le Grand-duché de Luxembourg pourrait constituer une expérience pilote pour la plupart des pays européens. Un échec de cette nouvelle politique risquerait de grever toute autre initiative sur le vieux continent. La prudence est donc de mise. Le gouvernement grand-ducal joue gros, mais le risque n’est pas moins grand du côté des partisans du tournant antiprohibitionniste ou légaliste.

Comment la régulation du cannabis s’est retrouvée dans le projet de coalition

La régulation du cannabis à usage récréatif s’est introduite au sein des projets des différents partis politiques aujourd’hui au pouvoir. Le changement d’opinion au sein de la société civile, et par ricochet au sein du corps politique, à l’égard du cannabis ne fut pas négligeable. Par ailleurs, une grande majorité d’experts et de professionnels de terrain ont largement décrié ces dernières années le modèle répressif et ont appelé de leurs vœux un nouveau modèle visant la protection de la jeunesse et un meilleur contrôle en termes de santé publique.

[1] Accord de la coalition 2018-2023 (Luxembourg), p. 105.

[2] La coalition gouvernementale réunit le DP (parti libéral), le LSAP (parti social-démocrate) et Déi gréng (parti écologiste).

[3] OBRADOVIC, I. (2018). La légalisation du cannabis au Canada. Observatoire Français des Drogues et des Toxicomanies, Note n°2018-04.

[4] L’âge est fixé selon la Constitution du Grand-duché.