Quelle place pour les usagers dans une RDR institutionnalisée?

novembre 2017

La charte de la Réduction des Risques portée en Belgique francophone mentionne clairement le rôle prioritaire donné à l’usager de drogues dans la RDR, comme acteur social à part entière et comme détenteur de savoirs². Comment conjuguer des usagers visibles et militants à la pénalisation de la consommation de drogues, sans mettre en dangers les premiers? Aude Lalande rappelle leurs apports fondamentaux et donne quelques pistes.

En 1986, la Charte d’Ottawa inscrivait au titre des « Actions pour promouvoir la santé » un « renforcement de l’action communautaire » et soulignait l’importance de la participation des groupes concernés par des actions de santé à leur mise en œuvre³, du début à la fin du processus : définition des priorités, choix des stratégies adoptées, élaboration concrète des réponses, mise en œuvre sur le terrain.

Vingt ans plus tard, l’évidence de cette alliance n’est plus acquise, et la place des usagers dans le dispositif paraît en souffrance. Pourtant, la place des usagers est et reste déterminante dans la réduction des risques.

POURQUOI CETTE PLACE RESTE-T-ELLE DÉTERMINANTE ?

Les consommateurs et ex-consommateurs sont d’abord pour le dispositif une force d’innovation et de proposition. Mais ils y jouent aussi d’autres rôles essentiels, qui découlent de leur connaissance des mondes de la consommation et des conditions concrètes de l’usage, comme de leur capacité à accéder aux réseaux de consommateurs : un rôle d’expertise critique, qui va de la contribution à la mise au point de nouveaux outils de réduction des risques (pipe à crack, filtre toupie4, etc.) à la co-élaboration des programmes ou de leurs orientations ; un rôle de diffusion des informations, des nouveaux matériels ou des normes d’usages à moindre risque dans les milieux de consommateurs, exercé tantôt sur le terrain, tantôt au travers des outils d’information dont disposent leurs associations : flyers, journaux, sites internet ; ainsi qu’un rôle d’accompagnement et de renforcement des capacités d’action (empowerment) de leurs pairs, exercé tant au plan individuel, sous la forme de conseils sur les consommations (counselling), d’aide à l’orientation dans le monde socio-sanitaire, ou de partage d’expériences de la domination et du « savoir-y-faire » avec les institutions (du soin, de l’accompagnement social, judiciaires ou policières) (Demailly, 2014) ; qu’au plan collectif, les associations d’auto-support fournissant le point d’appui d’une culture commune et d’un travail identitaire renforçant les capacités des individus5 autant que des revendications collectives.

LA PLACE DES USAGERS EST-ELLE ANTINOMIQUE DE SON INSTITUTIONNALISATION ?

Si la « place originelle » des usagers reste bien « déterminante » dans le dispositif de la Réduction des Risques, elle n’y est plus soutenue aujourd’hui que partiellement, et si l’on peut dire, « du bout des doigts ». Est-ce une fatalité, et y a-t-il à cela des raisons structurelles ?

« Est-il possible d’institutionnaliser un rôle en grande partie critique et/ou perçu comme subversif ? », pourrait être une première question à se poser. La réticence procède bien souvent de l’image négative dont souffrent les consommateurs de drogues, et la question doit être posée en premier lieu sur le plan légal. En effet, il semble que la tentation reste grande de limiter sans cesse le périmètre de leur rôle, en leur rappelant les interdictions qui leur sont faites. Outre les distorsions qu’inflige ce cadre d’interdiction légale au suivi thérapeutique et/ou social, l’histoire de la Réduction des Risques est émaillée de mesures de désaveu des associations d’auto-support – procès, retrait de subventions publiques, campagnes de dénigrement – qui ne cessent de les fragiliser, au détriment de l’ensemble du secteur.

Mais la question excède celle des interdits légaux. Capacité à innover et fonction critique ne tendent-elles pas à s’épuiser dans leur institutionnalisation, comme le veulent les jeux de pouvoirs internes aux institutions et comme le laissent penser les difficultés rencontrées par les usagers salariés quand ils cherchent à faire valoir logiques et point de vue de l’usager, dans des univers fortement médicalisés ? Aussi convaincante qu’elle soit, la question est pourtant peut-être mal posée, et on gagnerait sans doute à penser l’institutionnalisation de la place des usagers dans le dispositif en élargissant l’usage du terme à celui d’un soutien institutionnel à l’ensemble des lieux de leur représentation et de leurs initiatives. Un chantier de réflexion collectif serait plus qu’utile sur ces questions débattues de plus en plus souvent sur le terrain. Parmi les pistes qui peuvent être proposées, un soutien devrait être apporté aux usagers professionnalisés, qui leur permette d’exercer leur difficile rôle de « pair » au sein des structures ; l’ensemble du secteur gagnerait à voir renforcer l’aide aux associations communautaires et/ou d’auto-support, aujourd’hui fragilisées par le manque de moyens ; et jeter des ponts entre les deux pourrait contribuer à consolider les deux parties.

« La question excède celle des interdits légaux »

CONCLUSION

Les consommations se développent et se sont toujours développées en lien avec les évolutions sociales et culturelles, mutant et se diversifiant sans cesse. Le champ de la réduction des risques ne peut rester en phase avec les pratiques émergentes qu’en plaçant au centre du dispositif les consommateurs eux-mêmes. Mais les progrès de l’addictologie d’une part, l’institutionnalisation du dispositif d’autre part, en contribuant à la médicalisation croissante du champ, ont progressivement marginalisé leur voix. Quelques salariés usagers ou ex-usagers ont certes été intégrés dans les structures médico-sociales, mais en position marginale et souvent peu audibles. Des collectifs de consommateurs continuent de se mobiliser spontanément pour faire face aux problèmes qu’ils voient surgir, mais au prix d’énergies bénévoles, et d’un faible soutien. Comment faire en sorte qu’ils retrouvent dans le champ un espace qui les mette en position d’initiative et d’impulsion, et permette en retour au dispositif de renforcer ses liens avec les pratiques émergentes ? Le soutien à leurs associations doit a minima être renforcé, et la place des salariés consommateurs ou ex-consommateurs réaffirmée et soutenue.

Certes, les « usagers », en tant qu’usagers des services et en tant que consommateurs de drogues, ne peuvent que venir questionner et bousculer les systèmes de pensée dominants. Mais leur présence dans le dispositif offre la garantie que le paradigme de la « réduction des risques », défendu par ses acteurs comme une pragmatique d’action capable de se redéfinir sans cesse et de prendre en compte les parcours les plus divers et les plus « a-normaux », ne reste pas un vain mot et se maintienne actif et vivant.

Pour aller plus loin

BELLOT Céline, RIVARD Jacinthe & GREISSLER Elisabeth, « L’intervention par les pairs : un outil pour soutenir la sortie de rue », Criminologie (Presses de l’université de Montréal), volume 43, numéro 1, printemps-été 2010, 171-198.

DECORTE Tom, « Les effets adverses des politiques officielles en matière de drogue sur les mécanismes d’autorégulation des consommateurs de drogues illicites », Drogues, santé et société 2010 ; 9 ; 1 : 295-333.

DEMAILLY Lise, « Les médiateurs pairs en santé mentale », La nouvelle revue du travail [En ligne], 5 | 2014, mis en ligne le 11 novembre 2014, consulté le 17 février 2016. http://nrt.revues.org/1952

JAUFFRET-ROUSTIDE Marie, « L’auto-support des usagers de drogues : concepts et applications », Rhizome, n°40, novembre 2010.

LALANDE Aude, « Savoirs  »profanes » et savoirs  »savants » : jeux de miroir dans le cabinet médical », Nouvelle revue de psychosociologie, Erès, 2016, n°21.


1. L’usage de la littérature disponible et des publications du secteur (Asud Journal, Swaps) a été complété par celui de notes de terrain (observation de débats consacrés à ces questions) et d’échanges avec des acteurs de terrain. NDLR : les propos ont été résumés par Bruno Valkeneers, avec l’aimable accord de l’autrice.

2. https://reductiondesrisques.be/charte-de-la-reduction-des-risques/

3. Sans entrer dans le difficile débat sur ce qui fait communauté ou pas et suscite l’organisation collective, la définition de l’« action communautaire » qui sera adoptée sera celle qu’en donne la Charte d’Ottawa, reprise par de nombreux acteurs de la Réduction des Risques, et il sera considéré qu’en relève toute démarche « qui engage l’implication de la cible des actions dans la création et la définition de ces actions » (BENSO V., ICI. Identifier, Comprendre et Intervenir dans les espaces sociaux numériques en lien avec les drogues, rapport de recherche, AFR, 2015). Par ailleurs, les « associations communautaires » seront entendues comme les associations dont le conseil d’administration est « composé majoritairement d’utilisateurs des services de l’organisme ou de membres de la communauté qu’il dessert », comme l’entend l’article 334 de la Loi sur la santé et les services sociaux québécoise, définition utilisée elle aussi dans certains milieux de l’autosupport et du travail social français.

4. Le filtre toupie est un filtre pour seringues. Il permet d’éliminer presque toutes les impuretés et des micro-organismes du produit avant son injection.

5. Sur le travail identitaire et la capacité à élaborer et dépasser le stigmate, voir Pollack : plus les personnes sont à même d’assumer leur identité, plus elles sont à même de se protéger et de diffuser des messages de protection.