Le jeu, un espace social

juillet 2014

Les activités ludiques représentent un champ encore peu exploré par les sciences sociales. Or, nous démontre Jean-Emmanuel Barbier, le jeu est une expérience sociale extrêmement riche. À travers son analyse de la partie et de la table comme espaces de sociabilité, cet anthropologue nous guide également vers une autre question: ne serait-il pas temps de reconnaître le jeu dans toute son importance culturelle, au même titre que d’autres formes artistiques ?

Il est presque étrange que les jeux aient été pendant longtemps si peu étudiés par les sciences sociales. Que l’on songe seulement aux nombres de métaphores et autres analogies utilisées (de façon profane ou scientifique) pour expliquer tel ou tel comportement ou processus qui se base sur une comparaison avec le jeu. Jeux de pouvoirs, théorie des jeux en économie, etc. Quelques auteurs classiques de ces disciplines l’ont d’ailleurs perçu. Erving Goffman1 (et Bateson2 avant lui) notamment s’intéressera de près aux jeux pour en retirer une analyse étendue des interactions sociales. Situation ambiguë d’un objet qui permet d’en expliquer d’autres sans pour autant avoir lui-même été suffisamment étudié.

La faiblesse des recherches dans ce domaine s’est longtemps justifiée par le fait que le jeu semblait alors un objet trop peu sérieux pour justifier une démarche de recherche. Mais l’importance que ce type d’activité a conservée dans l’explication de phénomènes sociaux autres nous montre bien qu’il s’agit là d’un espace de sociabilité suffisamment riche pour en tirer de nombreuses comparaisons. C’est cette richesse que je vous propose d’explorer. Tout d’abord en nous intéressant à ce qui se déroule lors d’une situation ludique, puis en nous intéressant aux différentes formes de sociabilité qui en dé- coulent. Cela nous permettra de questionner la place que possèdent les jeux dans notre société.

Deux niveaux d’interaction

Le premier point à prendre en compte lorsque l’on aborde une situation ludique, c’est qu’elle possède au moins deux niveaux, ou plus exactement deux espaces d’engagement – nous reviendrons là-dessus. Le premier est celui propre au jeu, celui des règles, des tactiques, des choix à faire pour réussir à gagner, je l’appellerais ici la partie. De l’autre, nous avons celui que je nommerais ici la table, qui regroupe tous les principes de sociabilité que l’on retrouve dans nombre des interactions sociales usuelles : politesse, respect de l’autre, volonté de préserver l’intégrité sociale. Ce second niveau déborde ou est débordé par d’autres sphères de sociabilité (famille, amis, relation de travail, etc.) qui peuvent avoir un impact tant sur le contenu que sur la forme des échanges.

Pour éclaircir un peu ces points, un exemple issu de mon terrain d’enquête: les jeux de société. Un premier élément vous a sans doute déjà mis sur la voie: le nom de ces différents niveaux d’interaction: la partie et la table. La partie représente ici tout ce qui se déroule sur le plateau de jeu, ou a minima via le matériel ludique. Les interactions ne sont possibles que selon les termes prédéfinis par les règles et ont principalement trait à de la manipulation du matériel (déplacer un pion, piocher des cartes, accumuler/ dépenser des ressources de jeu, etc.), il en va de même pour les rôles, objectifs et positions des joueurs qui sont prédéfinis par le jeu et que l’on pourrait le plus souvent résumer comme le font parfois avec amusement les joueurs lorsqu’ils expliquent les règles d’un jeu: « le but du jeu, c›est de gagner ». À l’intérieur de ce cadre, prédéfini, les joueurs possèdent toute une gamme de choix dont les conséquences seront immédiatement sanctionnées (positivement ou négativement) par les mécaniques du jeu. Cet espace n’existe que le temps de la partie et si le déroulement est visible par tous, seuls sont acceptés dans l’interaction les membres participant à l’activité.

Ce qui se déroule autour de la table est autrement plus varié. D’une façon générale, on y trouve principalement les joueurs, qui le plus souvent se sont regroupés pour partager une activité plaisante et le plus souvent choisie. Chaque individu apporte ses intérêts et objectifs propres (passer un bon moment, ressortir victorieux, séduire quelqu’un, s’échapper de la vie courante, tester un nouveau jeu, etc.). Les interactions y sont aussi riches et variées qu’autour de n’importe quelle autre activité, mais portent principalement sur la partie en cours. Ce cadre n’est pas strictement limité à la table où se déroule le jeu. Le plus souvent il commence tandis que les joueurs cherchent un jeu à jouer, et ne se termine qu’une fois le groupe dispersé (ainsi, une interaction du niveau de la table peut comporter plusieurs parties de jeux différents), en outre, ce cadre peut aussi ratifier dans l’interaction des personnes extérieures au jeu. Comme ceux qui, intrigués, veulent assister au déroulement de la partie, ou qui viennent s’ajouter en cours de route (voire remplacer un joueur qui s’absente).

On le voit très vite, ces deux cadres obéissent à des règles différentes. On les retrouve du reste dans nombre d’autres activités ludiques, mais à des échelles et des formes quelque peu variées. Par exemple pour le jeu vidéo, s’il est en ligne, la table passera principalement par les échanges sur le Tchat avec le (ou les) groupe(s) dont fait partie l’acteur (groupe de raid, guilde, groupe d’amis…), ils sont généralement moins denses, plus ouverts, et tout aussi persistants que l’univers du jeu proposé. On les retrouve ainsi parfois étendus sous la forme de forum. L’importance de ce second espace d’interaction et l’engagement collectif qu’il génère n’ont pas manqué d’intéresser les créateurs de jeux vidéo, souvent aidés sur ce point par les joueurs euxmêmes, demandeurs et initiateurs de ce genre d’échange. Les nouvelles formes de communications permettent même d’échanger sur les jeux vidéo solitaires, comme on pouvait parfois le voir lorsque plusieurs amis jouaient ensemble, mais ici étendu à toute personne ratifiée par l’émetteur de sa partie (Twitch (3) en est un exemple). D’autres formes de partage différé existent aussi comme les « succès », sortes de médailles gagnées lors de la réussite d’exploits prédéfinis dans le jeu et que l’on peut afficher sur certains réseaux sociaux.

Différentes formes de sociabilité

Ces deux espaces définissent une sociabilité et des échanges particuliers à chacun, mais néanmoins indissociables. C’est pour cette raison que le jeu a souvent et historiquement souvent fait figure de lieu d’échange et de rencontre (je songe notamment aux jeux lors des mariages ou des festivités diverses, qui permettaient aux gens de se rapprocher, de se rencontrer, et peut-être de s’apprécier). Je n’irais pas jusqu’à dire que c’est là la fonction des jeux, mais que bien souvent ce type d’activité a été choisi dans ces moments clefs justement pour l’importante sociabilité que les jeux génèrent. Au point qu’on a même prêté à Platon la citation suivante: « On peut en savoir plus sur quelqu’un en une heure de jeu qu’en une année de conversation. » Si la citation n’est sans doute pas de lui, son succès et le rattachement entre le philosophe et la citation montrent bien que le jeu est communément admis comme vecteur de sociabilité. Mais comme nous l’avons souligné, il y a deux espaces de sociabilité, différents en objets comme en nature. Intéressonsnous à chacun de ces cadres plus longuement.

La table est un lieu d’échange. En ce sens, la table ne se distingue pas tant des autres situations d’échange que l’on peut avoir autour d’une activité partagée. Ce qui s’y est dit concerne principalement ce qui se passe sur la table, que ce soit pour en réguler le déroulement, pour en commenter les événements (avec humour, ou avec grand sérieux) et sanctionner socialement les coups qui vont y être portés (apprécier le joli coup d’un adversaire, ou faire remarquer qu’il s’agissait sans doute d’une erreur tactique), ou bien le jeu en lui-même (en définir les qualités et les défauts de façon collective). Mais c’est aussi un lieu d’échange entre les joueurs, souvent amis, ou inconnus bien amenés à se connaître durant la partie, l’occasion de se présenter, d’apprendre à se connaître, de développer des connivences, bref socialiser. On y échangera les dernières nouvelles, des opinions en tous genres. Surtout, c’est là que l’on partagera une culture ludique qui va se constituer au fil des parties pour un groupe donné. C’est là que les règles propres au groupe de joueurs vont se développer, là où l’on va créer cette séparation « nous/eux » qui peut certes être problématique lorsqu’elle est excessivement fermée, mais qui est aussi vecteur d’un sentiment d’appartenance à son groupe de pairs. C’est là aussi que vont se créer les valeurs du groupe et où se déroule l’essentiel des débats pour les structurer (car, comme toujours avec l’humain, rien n’est jamais définitivement arrêté, tout est toujours en constante négociation). Dans certains cas, c’est là aussi que se transmettent règles (4) ou tactiques (5) précises d’un jeu, les joueurs de jeux vidéo en ligne insistent d’ailleurs beaucoup sur l’importance de la recherche d’informations partagées en ligne et reposent bien souvent sur un jargon empli d’acronymes qui permet de faire la différence entre un bon joueur, et un débutant (ou un joueur occasionnel). Les jeux solitaires pourraient faire ici exception, mais comme nous l’avons souligné, l’expérience ludique se retrouve alors souvent discutée après le jeu parmi la communauté de pairs ou de joueurs. Et il reste a minima la question de la transmission du jeu pour ceux traditionnels, et des spectateurs lorsqu’il y en a, qui s’ils ne jouent pas et sont exclus de la partie, font bel et bien partie de la table.

La partie de son côté ne tolère que les échanges médiatisés par elle. C’est l’espace du jeu, le lieu où l’action de chaque joueur s’écrit temporairement le temps du jeu. Les joueurs n’interagissent jamais directement, mais au travers des éléments de jeux. Ces éléments sont le plus souvent physiques (balles, plateau de jeu, carte, figurine, programmes informatiques et le dispositif qui va avec, etc.), mais peuvent être aussi tout à fait uniquement mentaux, basés sur les règles. Règles mentales qui vont définir ce qui fait partie prenante du jeu, ce qui en est exclu (et qui par conséquent seront considérées dans le jeu comme non avenues), ce qui va à l’encontre des règles (considérées dans le jeu comme nulles) etc. Toutefois, si l’interaction de la partie ne passe qu’au travers du jeu de son matériel et de ses règles, il ne faut pas oublier qu’il s’agit bel et bien d’une interaction. Les joueurs y sont opposés, sanctionnés (positivement ou négativement) dans leurs actes en vue de la victoire (qu’elle soit coopérative ou compétitive).

Les joueurs sont mis en interaction et d’ailleurs il est intéressant de noter que dans les jeux vidéo solitaires, l’enjeu essentiel pour les créateurs est justement de proposer une intelligence artificielle suffisamment crédible pour justement maintenir l’intérêt d’une interaction (cette fois-ci non pas avec un autre joueur, mais avec le jeu lui-même). Ce qui nous amène au dernier point. En plus des joueurs, il existe au moins une autre personne interagissant avec eux: le(s) créateur(s) du jeu. Puisque tout passe au travers des règles, du game design, le jeu ne peut exister sans l’intervention de celui qui l’a conçu. Comme pour un livre ou un film, quelque chose de l’auteur du jeu est donnée aux joueurs. Car oui, le jeu est un média. Ne reste à considérer que le cas du jeu spontané et solitaire d’un enfant, mais n’est-ce pas là aussi une forme de dialogue ? Entre le joueur et lui-même, mais aussi entre le joueur et les éléments de sa culture qu’il va mettre… en jeu ?


(3). www.twitch.tv il s’agit d’une plateforme de partage et de diffusion de sessions de jeu (le plus souvent en direct) qui peuvent être complétés par des discussions via tchat ou vidéoconférence en direct.
(4). Comme le cas des jeux traditionnels tels que définis par Gilles Brougère dans Brougère G., « Du jouet industriel au jouet rationalisé », in Jaulin R. (textes réunis par), Jeux et jouets, Essai d’ethno-technologie, Paris, Aubier, 1979, p. 200 à 201.
(5). Que ce soit pour les échecs où un joueur avancé pourra enseigner à un débutant différents coups et leurs noms en cours de partie. Ou que ce soit pour les jeux vidéo où tout un vocabulaire spécifique à chaque jeu ou type de jeux va s’échang

Jeu t’aime, la campagne de Yapaka. be

Jouer fait grandir. Or, le jeu occupe parfois trop peu de place dans l’esprit des adultes préoccupés par tout un tas d’autres choses. Comment redonner le goût du jeu, à cette activité gratuite, sans intention pédagogique?

La campagne « Jeu t’aime » a pour objectif de valoriser le jeu et d’inviter les parents à jouer avec leurs enfants.

Elle se décline de plusieurs manières:

  • Un livre disponible gratuitement.
  • Des capsules vidéos « Jeu t’aime ».
  • Les rencontres « Jeu t’aime » organisées le 30 novembre 2014.
  • Un livre Temps d’arrêt: « Jouer pour grandir ».

Mais aussi:

  • Des interviews vidéo de professionnels
  • Des exemples d’initiatives de professionnels
  • Un spot tv
  • Des conseils pour organiser une journée autour du jeu ou pour organiser un marché gratuit du jouet
  • Du matériel mis à disposition tel qu’une affiche, des cartes postales, des autocollants, des bâches et un trombinoscope
  • Une formation à destination des enseignants maternels pour détoxifier les images vues par les enfants grâce à la pratique régulière de jeux de rôles

Toutes les infos sur www.yapaka.be

Conclusion

Je l’ai rapidement évoqué, le jeu fut souvent associé dans notre culture à des événements de rencontre, en particulier entre différents groupes (on pourrait donner en exemple encore si nécessaire, les fêtes organisées par les écoliers à l’occasion d’échanges scolaires, etc.). La dimension sociale du jeu est, nous l’avons vu, importante, et c’est ce qui est mis en avant et recherché intuitivement dans ces situations. Mais en dehors de cela, quelle place le social laisset-il au jeu ?

Paradoxalement, pas grand-chose, souvent opposé au sérieux, le jeu a souvent été associé au futile, à l’accessoire, au superficiel et en raison de ça, à l’oisiveté dans tout ce qu’elle peut avoir de connotation négative. Et pourtant… nous continuons à les transmettre, à les créer, ces jeux, ils font partie intégrante de notre société au point qu’il s’est très rapidement adapté à ses modes de production, tout en conservant les anciens. Les jeux de tarots sont maintenant vendus en boite, avec leurs règles, comme n’importe quel autre jeu de cartes, mais font toujours l’objet d’une transmission par le groupe, que ce soit par les pairs ou la famille. En outre, avec l’arrivée des jeux vidéo, le jeu a connu un retour en force ces dernières décennies. Accessible (il n’est pas nécessairement utile d’apprendre ou de maîtriser les règles au préalable), jouable seul ou en groupe, aisément partageable, varié, à portée de main et disponible à tout moment de creux, toutes les qualités nécessaires à l’épanchement d’une pratique, qui si elle est quelque peu teintée de crainte (on ne compte plus les marronniers journalistiques parlant du danger des jeux vidéo, ou de certains en particulier), reste aussi hors de portée de toute critique du joueur. Puisque le jeu se joue seul ou avec ceux qui en partagent l’attrait, il est facile de passer entre les gouttes de la sanction sociale. Est-ce là un drame? Depuis, tous les jeux bénéficient de cet essor, l’étude de ces pratiques (« virtuelles » ou non) se développe, l’essor des jeux vidéo bénéficie à l›essor d›autres jeux, comme ceux de plateau ou de jeu de rôle. Un véritable discours et réseau d›acteurs du jeu commence (enfin, depuis une vingtaine d›années reconnaissons-le) à revendiquer une reconnaissance culturelle de la pratique qui se montre difficile à dénier.

Une chose est sûre, de nos jours il s’agit d’un fait culturel (autant dans la définition sociétale qu’esthé- tique que peut avoir ce mot) d’importance, et qu’il serait délicat de mettre de côté. Certains y voient là une menace envers certaines valeurs de contrainte, ou le risque d’un isolement des joueurs qui ne feraient alors plus face qu’à des écrans. Or le jeu, quelle qu’en soit sa forme, possède, apporte, une importante sociabilité et par là même, il apporte son lot de valeurs culturelles, à l’instar des livres, des films, ou d’autres formes d’art.