La réglementation des drogues : une nécessité en matière de droits humains

mars 2022

Il aura fallu de nombreuses années pour que le constat de l’échec désastreux de la « guerre contre les drogues », en termes sanitaire, social, sécuritaire et pénal, suscite un changement de vision et des transformations politiques et législatives à travers le monde. Le mouvement est désormais fermement en marche – il serait éminemment regrettable que le législateur belge s’en tienne écarté.

La question du cadre légal approprié à la consommation de drogues se trouve à l’intersection de nombreux droits humains, en ce qu’il touche à la fois au droit à disposer de son corps, à l’égalité des justiciables devant la loi et – dans la vision punitive depuis longtemps dominante – aux conditions de détention des personnes condamnées. Force est de constater que la vision prohibitionniste qui imprègne les conventions internationales et la plupart des législations nationales actuellement en vigueur mène les États à porter atteinte à nombre de ces droits, sans qu’aucun des gains dont elle se prévaut en termes de santé publique n’ait été avéré.

Le constat n’est pas nouveau, les arguments sont connus, mais dans notre pays, à ce stade, c’est toujours la logique prohibitionniste qui prévaut, avec de rares exceptions et innovations à la marge – comme l’ouverture bienvenue d’une salle de consommation à moindre risque à Bruxelles le 5 mai dernier. Ces rares ouvertures demeurent particulièrement timides au vu du déferlement d’avancées sur le plan international. Les exemples de changements de cap sont en effet nombreux outre-Atlantique, de l’Uruguay au Canada en passant par de nombreux États des États-Unis. Ils arrivent avec un peu de retard en Europe : Malte a été le premier État européen à adopter un cadre de réglementation plutôt que de prohibition à l’égard du cannabis, le premier janvier de cette année ; le Luxembourg et l’Allemagne sont occupés à lui emboiter le pas. Sans entrer stricto sensu dans la voie de la réglementation, les expériences beaucoup plus anciennes menées au Portugal et aux Pays-Bas attestent que le statu quo prohibitionniste n’est pas une fatalité et qu’il possible (et nécessaire) d’adopter une autre voie.

Il est inconcevable en termes de respect des droits et de libertés de ne pas se saisir de ces exemples pour avancer un agenda résolument antiprohibitionniste ; il serait politiquement inepte que la Belgique demeure un des rares pays qui restent en dehors de ce débat qui s’ouvre de toutes parts au niveau mondial.

Au-delà de tous les arguments déjà évoqués, il s’agit aussi d’une question d’État de droit et de cohérence de la norme, comme l’a significativement rappelé Barack Obama – significativement parce que telle n’a pas toujours été sa position sur le sujet. Il déclare en effet dans une interview au New Yorker  : « Nous ne devrions pas enfermer des enfants ou des utilisateurs individuels pour de longues périodes de prison alors que certaines des personnes qui rédigent ces lois ont probablement fait la même chose. […] il est important pour la société de ne pas se retrouver dans une situation où une grande partie des gens ont, à un moment ou à un autre, enfreint la loi et que seuls quelques-uns soient punis[1] ».

Le niveau supranational

Les Etats ne sont d’ailleurs pas seuls à évoluer. C’est au cœur même de l’ONU, dont la Convention unique sur les stupéfiants de 1961 constitue pourtant la clé de voûte de la globalisation de la vision prohibitionniste, que les discours et mentalités prennent enfin acte de l’échec de décennies de prohibition.

Ainsi, lors d’un événement organisé en mars de cette année par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, lors de la 65e session de la Commission des stupéfiants des Nations Unies, Elina Steinerte, présidente du Groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire a déclaré : « La dépendance aux drogues et leur usage ne doivent pas être traités comme une question pénale, mais plutôt comme une question de santé[2] ». Le groupe d’experts qu’elle préside a, en outre, demandé l’examen des procédures relatives aux consommateurs de drogues et de la manière dont ceux-ci sont traités, indiquant que les règles actuelles en matière d’arrestation, de dépistage, de détention et de condamnation entraînent souvent des violations des droits humains. Ces déclarations récentes sont consécutives à une étude du même Haut-Commissariat aux droits de l’homme sur les « effets du problème mondial de la drogue sur la jouissance des droits de l’homme[3] ». Présentée en 2015, l’étude rappelle notamment qu’« en cas de conflit entre le régime international de contrôle des drogues et le droit international des droits de l’homme, les obligations en matière de droits de l’homme devraient l’emporter » (§5).

Bref, partout les lignes bougent à une vitesse que personne n’aurait pu prévoir il y a seulement une décennie. De vastes coalitions se créent pour que la question de la consommation de stupéfiants soit appréhendée de manière tout simplement rationnelle et factuelle, en faisant prévaloir les impératifs de respect des droits humains et de santé publique plutôt qu’en cédant à des paniques morales d’un autre âge. La Belgique a déjà pu se montrer pionnière sur des questions de société impliquant d’élargir le spectre des droits en renonçant à des préjugés lourds de discriminations (le droit au mariage pour les personnes de même sexe, par exemple). Il serait regrettable que, sur le sujet des drogues, elle continue à accumuler du retard sur un mouvement global que désormais rien ne peut arrêter.

[1] David Rennick, « Going the Distance », New Yorker, 2014. Disponible sur : https://bit.ly/3OCOLL6. [Notre traduction]

[2] La déclaration est accessible sur le site du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme : https://bit.ly/3R2ISZ3.

[3] L’étude est disponible sur le site du Haut-Commissariat : https://bit.ly/3I8K60V.