La prohibition, la RDR et l’apparition des bons usagers

novembre 2017

La prohibition a aussi une histoire et des fondamentaux. La réduction des risques reconfigure les liens qui unissent le thérapeutique et le pénal. Pour Jérôme Poulin, ce changement dans les actes tarde bien trop, au risque de développer quelques leurres, voire quelques effets pervers…

LES FONDEMENTS DU RÉGIME PROHIBITIONNISTE

Au sein de la société occidentale, lors de la majeure partie du 20e siècle, la volonté d’exercer une forme de contrôle envers les usages et les usagers de drogues a essentiellement consisté à traiter pénalement les personnes dont les conduites sont jugées «anormales»1. Au nom de la justice, l’individu criminalisé se voit infliger une sanction qui vise simultanément à le punir pour le ou les comportements incriminés, et à le détourner de sa conduite par la menace de se voir infliger cette sanction. Le principe du régime prohibitionniste est d’une simplicité stupéfiante : la réduction de l’offre par voie d’interdiction généralisée et absolue de tout usage, commerce, production, sous peine de sanctions répressives, avec le droit pénal à la rescousse d’une tentative de réglementation des mœurs et de suppression des vices.

Issu de la morale protestante du 19e siècle, le courant sanitariste voit dans l’abstinence un idéal de vertu. L’abstinent est sage, respectueux des lois, résistant à la tentation, et ne coûte rien à la société. Dès lors, la préoccupation politique n’est pas exclusivement centrée sur le marché noir des drogues et son économie parallèle. Elle cible aussi les fondements sanitaires et sociaux de ce discours moral, justification efficace du maintien de la doctrine prohibitionniste. Un système normatif s’élabore : l’usager de drogue est étiqueté comme un délinquant, mais également comme un malade. Et cette maladie est toujours considérée par certains comme contagieuse : l’initiation aux produits se ferait à cause d’un contact entre l’usager et le novice. Il était – et reste – fréquent d’entendre ce type de discours mêlant usage de drogue, risques d’épidémie (l’usage se répand) et d’escalade (les produits sont diversifiés).

Ce dogme se traduit dans une loi de droit pénal centenaire, plus que jamais d’actualité, la loi du 24 février 1921, appelée communément la loi sur les drogues ou sur les stupéfiants. Cette loi et son arrêté d’exécution interdisent un certain nombre de comportements, sauf autorisation médicale2. Ces instruments ont été modifiés à plusieurs reprises : d’abord, dans le sens d’une répression accrue et, plus récemment, dans le sens d’une dépénalisation partielle des comportements entourant la détention de cannabis pour usage personnel.

Malheureusement, malgré de récentes déclarations politiques sur la volonté de privilégier les aspects curatifs et préventifs, malgré le principe maintes fois répété de soutenir les usagers de drogues plutôt que de les punir, force est de constater, dans les faits, l’inversion des priorités. Une part importante des dépenses publiques est consacrée à la répression, en particulier à la recherche des infractions. La détention de drogues donne encore lieu à une approche policière particulièrement proactive. Et le traitement du contentieux des drogues par les parquets reste largement discriminatoire au regard de l’ensemble des infractions : moins souvent classés sans suite, les dossiers de stupéfiants font également l’objet de plus de poursuites et de mises à l’instruction3. J’en veux pour preuve les statistiques pénitentiaires. Au 1er mars 2012, plus de 3400 détenus étaient en prison pour des infractions en lien avec la matière des stupéfiants, soit environ 30% de la population carcérale. Le recours à la privation de liberté en matière de drogues a non seulement alimenté l’inflation carcérale au cours des dix dernières années, mais il l’a aussi renforcée. Ainsi, en 2012 toujours, 27% des détentions préventives concernent notamment une infraction en matière de drogues, (et deux tiers des 27% sont détenus uniquement sur la base de ce contentieux). Dans 60% des cas, ces détentions ne débouchent pas sur un maintien en prison au-delà du jugement et, dans un cas sur deux, elles se clôturent sans aucune condamnation4. Aucune condamnation, vraiment ? Ces personnes devront néanmoins justifier auprès de la société pourquoi elles ont passé plusieurs mois en prison, parfois sans pouvoir se rendre à leur travail, ni payer leur loyer. Cette mise à l’écart a des conséquences désastreuses pour ceux qui la subissent.

« L’assise légale (…) fut postérieure à la pratique de terrain »

VERS L’ÉCLOSION DE LA FIGURE DU BON USAGER PARMI LES MAUVAIS ?

La Réduction des Risques apparaît comme diamétralement opposée à la prohibition. Le décret Ambulatoire de 2016 voté par l’Assemblée du Parlement francophone bruxellois définit la RDR comme une stratégie de santé publique qui vise à réduire les risques liés à l’utilisation de « drogues » (entendu comme toute substance psychoactive, licite ou illicite). Il n’est donc point question ici de tenter de réduire le nombre de consommateurs, ni même d’induire un changement sanitaire ou psychosocial. Forte de son succès, progressivement, la Réduction des Risques est devenue un objet politique, intégré comme modèle d’intervention, complétant le panel du répressif, du soin, et de la prévention. Même sous-financée, la voici siégeant sous le régime prohibitionniste, qui demeure la coupole surplombant les modèles d’interventions. La RDR réduit les risques, certes, mais sans toucher au cœur de la prohibition. L’abstinence reste, politiquement, l’objectif à atteindre. La RDR est-elle, dès lors, si incompatible avec la prohibition des stupéfiants ? Ne pourrait-on donc pas soutenir qu’elle la renforce, ne serait-ce qu’en contribuant à en atténuer les principaux effets pervers ? En diminuant les risques générés par la prohibition et non par les drogues elles-mêmes ? Ces réflexions sont nécessaires pour les professionnels du secteur que nous sommes, afin de prendre conscience des limites de notre approche.

La marge d’action de la RDR reste, à mon sens, très étroite, depuis son avènement par la délivrance de la méthadone et l’échange de seringues stériles. L’assise légale de ces projets fut d’ailleurs postérieure à la pratique de terrain. Actuellement, certains projets d’action se heurtent à de fortes résistances, provenant en grande partie de la loi de 1921. Le testing des drogues et la délivrance contrôlée d’héroïne témoignent, par exemple, de la persévérance dont il faut faire preuve et de la stratégie dont il faut user pour mettre à disposition du public ces outils…à coup d’auto-support, de désobéissance civile et citoyenne. Ces initiatives font encore polémique, notamment car, au-delà de leur capacité à réduire les risques, elles sont susceptibles de remettre en cause le modèle prohibitionniste et d’ouvrir le débat sur la dépénalisation de l’usage.

Enfin, le mouvement de la réduction des risques contribue malgré lui à l’émergence d’un nouveau personnage sur la scène du contrôle de l’usage des drogues illicites. Comme le souligne Nicolas Carrier dans son ouvrage « Politique de la stupéfaction », il ne s’agit plus de considérer l’in­dividu comme un criminel à punir ou comme un toxicomane à soigner, mais bien comme une personne faisant des choix4. La politisation de la RDR et son instrumentalisation génèrent une forme de chimère : celle du bon usager parmi les mauvais, les malades, les délinquants ; l’image du consommateur rationnel, du client autonome, même dans la dépendance ; l’individu qui utilise les services offerts, et qui ne laisse pas ses seringues à la traîne dans l’espace public. Car la sécurité publique est le deuxième axe autour duquel se structure, avec la santé biocorporelle des usagers, les risques sur lesquels se concentrent les stratégies de RDR. Le mieux-être d’une part, et le mieux paraître d’autre part.

Nous l’avons vu, le droit à la santé de l’usager de drogues reste fortement compromis par la pénalisation de l’usage. Tester des drogues, délivrer de la diacétylmorphine, ouvrir une salle de consommation dans un contexte prohibitionniste relèvent du paradoxe. Ce paradoxe entre loi et santé peut parfois nous pousser, nous, les intervenants, dans une attitude schizophrénique. Sommes-nous, malgré nous, des outils de contrôle social, ou des acteurs de promotion de la santé ? Quels rôles social et professionnel convient-il d’adopter en tant que spécialistes du secteur, face à cette réalité ? Considérer que nous sommes instrumentalisés, que notre marge de manœuvre est limitée n’est-il pas un argument suranné ? Encore des questions, et très peu de réponses. La concertation entre acteurs et actrices de terrain sera primordiale afin d’adapter au mieux nos pratiques, en n’oubliant pas qu’il faudra certainement prendre des risques, comme ce fut le cas par le passé, pour envisager de mieux prévenir.


1. CABALLERO F., BISIOU Y., Droit de la drogue, Paris, Dalloz, 2000.

2. Loi concernant « le trafic des substances vénéneuses, soporifiques, stupéfiantes, psychotropes, désinfectantes ou antiseptiques » (M.B., 6 mars 1921), modifiée à de nombreuses reprises ; Arrêté Royal concernant le trafic des substances soporifiques et stupéfiantes (M.B., 10 janvier 1931), modifié à de nombreuses reprises.

3. Statistiques policières de criminalité, Belgique, 2000-2011, Police Fédérale. Voir aussi GUILLAIN C., DELTENRE S., Politique criminelle en matière de drogues : l’entonnoir pénal, Bruxelles, 2012.

4. CARRIER N., Politique de la stupéfaction. Pérennité de la prohibition des drogues, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008.

AUTEUR.E.S