Dorian Gray centenaire

mars 2021

Le centenaire d’une loi, c’est aussi l’occasion de constater qu’elle a sans doute aussi bien vieilli que Dorian Gray…

La lecture de l’ouvrage de Marie-Claire Frédéric, Pourri[1], a rendu encore plus agréable quelques jours de retrait champêtre fort nécessaire. Des amis chers, les enfants qui jouent, de la raclette à foison, de nombreuses bouteilles de bières fort différentes à déguster : le cadre idéal pour écrire quelques lignes.

Avec moult exemples, Frédéric défend en substance l’idée que « l’acceptable est culturel ». De par mes orientations professionnelles, je suis singulièrement touché par la puissance de cette conception[2]. Et à quel point, plus jeune, en professant sentencieusement que la fermentation était le fruit du travail des levures et le pourrissement des bactéries, je ne me rendais pas compte de l’aveuglement culturel dans lequel j’étais embourbé à mon insu. C’est donc à cet endroit que l’assertion de la pluralité comme mère de la richesse se veut providentielle dans la relativisation de tout savoir, et dans sa relation à tout savoir. En soi : affirmer que la fermentation est le fruit du travail des bactéries peut être à la fois la signature d’une bêtise ânonnée (où « bactérie » désigne toute bestiole microscopique) et de l’étude approfondie de la catalyse naturelle des sucres fermentescibles. Une position identique qui pourtant est investie fondamentalement différemment. Une sorte de circuit en 8 replié sur lui-même, qui illustre que revenir à une même position n’implique pas nécessairement que l’on y revient de la même manière, ni dans le même état.

 

Cette figure nous servira plus tard.

Nous fêtons cette année le centenaire de la loi dite de 1921. De quoi s’agit-il ? Pour répondre à cette question nous devons d’abord faire un petit retour sur le contexte historique de ce texte.

Prémisse 1

La drogue – ou « des substances vénéneuses, soporifiques, stupéfiantes, désinfectantes ou antiseptiques ; psychotropes[3] » – ne laisse personne indifférent. Ce texte légal – en deux mots – criminalise quiconque est, ou a été en contact avec une substance stupéfiante. Et depuis lors, bien que raturé, rafistolé, nuancé (bref : amendé de nombreuses fois), il maintient une position univoque, conforme à une certaine position morale de bon aloi, de bon ton : « la drogue c’est mal, et en avoir fait de vous un criminel ». Bon. Maintenant que tout le monde a opiné du chef, je propose d’aller un petit peu plus loin.

L’élévation de ce texte à la dignité d’une loi se produit dans le contexte d’une Europe qui globalement tente de restreindre radicalement la consommation de produits psychotropes, et ce dès la moitié du 19e siècle[4]. Progressivement dans l’histoire, plusieurs produits sont passés d’un statut tout à fait honorable à celui de l’objet honni, à bannir absolument. Je propose de synthétiser cela à l’aide d’une illustration, en forme de croix :

 

 

Cette distribution spatiale et temporelle semble contre-intuitive a priori. D’aucuns s’attendraient à ce que l’on considère tout produit comme le produit « g » dans cette représentation : faiblement fluctuant dans le temps. Pourtant l’histoire tant subjective que de l’humanité présente des exemples des deux profils (« g » et « x ») : constants et fluctuants[5].

Prémisse 2

L’objet de ce texte est une loi. Un texte de régulation, d’encadrement, de civilisation. Les règles d’élaboration et de rédaction d’une loi (âge, éducation, moyens financiers, orientations politiques, etc.) font que rarement les restrictions qui y siègent s’appliquent aux législateurs. Ils n’en demeurent pas moins des humains avec un vécu, des aspirations, des contraintes et des frustrations. Ces règles peuvent-elles être considérées comme exemptes de morale ou de passion ? Jusqu’à quel point ces dernières teintent ces lois ?

La loi, c’est la transcription de la morale de l’électeur moyen.

Florian Degornet, 2019

Une loi

Cette citation n’est pas qu’une opinion. En effet se trouvent en position de rédiger des textes de références des individus qui ne sont plus en position de subir l’impétuosité du désir[6] ou les affres d’un corps dont ils découvrent le fonctionnement[7], et y substituent la persévérance de l’entêtement et de la certitude.

Si jeunesse savait

Si vieillesse pouvait

Dicton.

Il y a dès lors un décalage entre morale moyenne d’une société et la loi. Décalage chronologique, et décalage de vécu. Les faiseurs ne sont pas les législateurs, ce n’est pas nouveau. Mais que diraient les usagers s’ils étaient en position de légiférer ? À quoi ressemblerait un texte de loi sur la consommation si elle tenait compte des travailleurs de terrain ?

Revenons-en à l’objet du travail : ici la loi (en tant que texte régulateur) peut être prise au centre de plusieurs échanges. J’en noterai ici trois :

 

 

Toute culture implique pour chacun de ses membres admis le sacrifice d’une partie de ses libertés comme le prix de son appartenance[8]. Il n’est donc pas surprenant d’imaginer la codépendance entre culture et loi.

Le lien entre cette dernière et le désir[9] est au moins aussi organique que le précédent : c’est parce qu’il y a une interdiction que le désir (non pas le besoin ou le manque) émerge. Et vice-versa. Ce sont les deux faces d’une même pièce.

Qu’en est-il de la morale ?

Juste, bon ou bien : la morale reste toujours active, présente. C’est l’idée de base du contrat social, c’est elle qui interdit. Elle fait partie des fondements sur lesquels l’accord est consensuel. La loi est alors la transcription de la morale moyenne de l’époque[10]. Elle vient jouer le rôle de l’arbitre sur ce qui est acceptable ou pas. Parmi les critères de détermination de cette acceptabilité se trouvent être la dimension hédonique ; l’autre : l’altération des sens. S’il n’y avait aucune de ces deux dimensions, il n’y aurait aucune consommation.

À se demander si la loi n’est jamais amorale, et à la morale de quelle question elle répond.

Parce qu’elle est par nature humaine (de perception ou de génération), la loi ne peut s’extirper de la tentation moraliste.

Nous pouvons aisément nous rendre compte du confort d’avoir de son côté la morale[11] ; voyons ici par exemple comme ceci fonctionne pour la consommation de vin rouge, un moment considérée comme excellente pour la santé. Cette idée persiste, bien qu’elle ait été largement démentie depuis lors.

Cette morale a donc une certaine influence dans les considérations que nous portons sur le monde. Elle joue même le rôle d’arbitrage sous certaines conditions, de faire savoir ce qu’elle réprouve. Et loin d’être universelle, elle-même est également fluctuante, parfois très rapidement.

Et en effet, de l’avis de tous : si « la drogue doit être condamnée », est-elle pourtant condamnable ?

Le texte de 1921 nous indique qu’il s’agit de toute substance qui altère perception, jugement ou performance[12]. Il y a là un paradoxe, puisque cette seule explication fait tomber toute connotation morale. Il doit y avoir autre chose, non ?

Les frontières entre « drogues », « poisons » et « remèdes » restent particulièrement fluctuantes en fonction des contextes sociohistoriques. Les désignations de certaines substances appelées tantôt « substances vénéneuses », « toxiques », « stupéfiants », « poisons », « drogues » sont significatives et révélatrices non seulement de la nature et des effets de ces produits et des pratiques qui les entourent, mais également d’un ensemble de jugements de valeur.[13]

Jean-Bernard Wojciechowski, 2005.

On pourrait en arriver à se demander ce qui légitime le repérage d’une loi s’il y a tant d’exceptions. Celles-ci ne portent pas que sur une catégorie définie comme problématique[14]. De là, une autre question émerge, sur ce qui de notre fonctionnement provoque la consommation. À son horizon on trouve ce qui de notre physiologie constitue notre nature : le désir[15].

Le huit intérieur

Pourquoi consommer ? On le dit depuis le début de l’article : l’une des pistes à envisager est la modification de perception du monde. Un traitement du monde et de sa perception. Peut-être qu’il y a quelque chose à traiter de ce monde pour qu’il faille en médier la perception, l’omniprésence, la violence, l’insupportable. Au fond il n’y a de cette perspective qu’un constat d’évidence, et l’on fait pareil de toute consommation médicamenteuse : on tâche de traiter une (toute petite) partie du monde qui ne convient pas, ou pas suffisamment.

De nombreux exemples de transitions réussies existent. À titre d’exemple, je propose de schématiser la situation du Colorado[16] à propos du cannabis.

C’est ici que les approches historiques, subjectives et politiques se rejoignent :

  • Temps 0 : on interdit ;
  • Temps 1 : on autorise, uniquement à usage thérapeutique ;
  • Temps 2 : on autorise l’usage récréatif ;
  • Temps 3 : l’usage thérapeutique se généralise.

Or : le texte de loi de loi de 1921 émerge d’un contexte antérieur à ce temps 0.

Temps -1 : on règle, après avoir considéré des vertus thérapeutiques

Un constat s’impose à l’étude de l’histoire de l’humanité : si la morale et les lois fluctuent, la consommation, elle, est universelle[17]. Elle est même constitutive du fonctionnement de certaines espèces, humaine entre autres.

La proposition serait un changement radical de paradigme : décriminaliser pour accompagner, éduquer plutôt que surveiller, écouter plutôt qu’asséner. Ce modèle existe déjà : le Portugal[18].

S’il fallait illustrer la pertinence de cette fameuse loi après un siècle d’application plus ou moins rigoureuse, je choisirais cette image :

Autant dire qu’il est tout à fait possible de très mal s’y prendre, a fortiori lorsqu’on n’y comprend pas grand-chose.

En tout cas une chose est sûre : la criminalisation d’une pratique de soutien ne l’a jamais fait disparaître.

Et si une autre voie que celle de la coercition existait ? Light : la Hollande, avec une consommation légale de cannabis récréatif qui ne génère aucun débordement. Ou plus roborative, le Portugal[19] et sa déculpabilisation-décriminalisation.

Hypothèse conclusive

Mon hypothèse finale à ce sujet : le maintien de cette loi se fait à contre-courant du bon sens, simplement pour satisfaire la possibilité (voire la nécessité) de répudier une partie de la population sur la base d’un argument de confort. Et de satisfaire d’un même mouvement l’illusion d’une culture moralement la plus irréprochable possible. « Don’t do drugs » couvrirait alors un « we’re good people hence we don’t do drugs ». Tiens, ça me fait penser à Dorian Gray cette histoire.

Si jeunesse pouvait

Si vieillesse savait

Contre-dicton.

[1] FRÉDÉRIC, M.-C., Pourri, Paris, Les ateliers d’argol, 2019.

[2] Et certainement parce que cette puissance, cette efficacité découle directement de sa simplicité. Ainsi en est-il de l’étayage de Freud, ou plus généralement du principe d’émergence que l’on retrouve applicable dans un grand nombre de disciplines. Cf. CROMMELINCK, M., LEBRUN, J.-P., Un Cerveau pensant. Entre plasticité et stabilité, 2017, notam. chap. 2, « Le concept d’émergence ». Du simple peut générer du complexe, et si cette assertion est massivement vraie, pour autant le retour d’explicabilité (donner du sens au complexe par le simple) ne nous semble pas accessible, du moins pour l’instant. En effet : impossible aujourd’hui de justifier la vie psychique, voire simplement l’activité cérébrale uniquement par le truchement de la neurophysiologie par exemple.

[3] Loi du 24 février 1921, texte à trouver ici : https://cutt.ly/SbEvmHS

[4] Le projet de loi à la racine du premier texte définitif de 1921 trouve quelque justification dans le projet de loi motivé dès 1920, lui-même adossé à une législation datant de 1818. Un survol historique qui force la consternation est proposé par DECOURRIERE, A., Le toxicomane. Criminel et malade ?, Ed. Decourrière, Bruxelles. À y trouver : aux origines de ce travail de fond une certaine volonté d’embrayer le pas à une politique d’endiguement de la consommation d’opium (pourtant anecdotique) en Europe, pour ensuite accentuer la condamnation morale d’une telle consommation (le produit faisant alors le marqueur sûr d’un stigmate social chargé) tout en diminuant les possibilités d’accompagnement thérapeutique, ce dès les années septante.

[5] À titre d’exemple : l’usage de l’hydrochlorate de cocaïne, passé de l’anesthésiant local révolutionnaire de la fin du dix-neuvième siècle à un symbole de mode, puis de déchéance sociale, en l’espace d’un petit siècle et demi. Ou l’héroïne, préconisée pour soigner la tuberculose.

[6] Ainsi en est-il du Pape, qui ne peut être recruté que parmi une population d’hommes ayant dépassé l’âge de la retraite.

[7] Je serais assez intéressé de comparer des encadrements légaux de sujets tels que celui-ci dans des ensembles culturels ayant une moyenne d’âge moins élevée.

[8] FREUD, S., Le Malaise dans la culture, 2010, Paris, Flammarion.

[9] Que nous enseigne la psychanalyse à ce sujet : désir et loi sont une seule et même chose, les deux faces d’une même médaille. Par le truchement de l’immixtion du langage dans le corps, le désir évolue du besoin, s’en fait la métonymie.

[10] Ce que cette situation révèle également, c’est la récurrence de ce paradoxe : les législateurs ne sollicitent pas l’avis des personnes concernées, ni des professionnels du terrain qui les accompagnent. La connaissance se fait alors l’adversaire du fantasme, de la morale, de l’idéal et de la politique.

Nous voilà donc en présence d’un paradoxe déchirant : cette morale – au centre même de la constitution de toute culture – en devient l’un des principaux freins d’évolution.

[11] Ce qui peut d’ailleurs se retrouver déployé à d’autres endroits, comme la question de l’acceptation de signes d’appartenance religieuse dans la fonction ou l’espace publics : notre propension à la tolérance dépend pas mal de notre point de vue, notamment lorsque ceux-ci correspondent à une certaine tradition de laquelle l’observateur se revendique.

[12] Toute ? Oui enfin non. Parce que si la cigarette n’a plus la cote dont elle jouissait pourtant dans les années 50, le cigare reste un symbole de réussite sociale. Si l’alcool est un produit dont le sevrage brutal peut provoquer la mort, le vin reste un marqueur de raffinement et de culture. Et plus fondamentalement : si la dite « addiction » est pointée comme une faiblesse de caractère, elle est pourtant massivement utilisée comme argument de vente (un jeu, une série, une pratique sportive sont jugés excellents s’ils sont qualifiés d’« addictifs »). Au-delà de la galvaude de l’argument de la biunivocité du pharmakon, on sent assez rapidement que la condamnation se fait conditionnelle. Du produit, de la quantité, du contexte de consommation, de la compagnie, de l’effet recherché, de la culture, de l’époque… voire de l’instant T de la vie d’un sujet, de son rapport à un certain produit, etc.

[13] Wojciechowski, J.-B., « Pratiques médicales et usages de drogues : linéaments de la construction d’un champ », in Psychotropes, 2005/3-4 (vol. 11), https://cutt.ly/lbEvSvZ

[14] Que l’on parle de nature du produit, ou de ses effets. À titre d’illustration : ce qu’on ressent lorsqu’on boit une dizaine de tasses de café, ou quand on passe une journée entière en état d’hypoglycémie. Des produits de consommation quotidienne, d’un accès pourtant massivement facilité par la grande distribution, qui pourtant ont des effets notoires et sensibles lorsqu’on en dérégule la consommation.

[15] Ce qui s’étaye du besoin et s’en dégage complètement. Quelle qu’en soit la forme ou l’objet, il est ce qui maintient tout sujet en mouvement, en vie.

[16] Un exemple contemporain d’ouverture et d’acceptation de la consommation : le cannabis au Colorado.

– Persécution : interdiction et criminalisation. Le fantasme de la responsabilité et de la maîtrise individuelle en plein.

– Autorisation du cannabis médical (2000)

– Autorisation du cannabis « récréatif » (2012)

Aujourd’hui le Colorado ne sait que faire des taxes perçues grâce à la légalisation de la consommation de ce produit.

https://cutt.ly/ubEvHys.

[17] Pour en savoir davantage : SZASZ, T., La persécution rituelle des drogués, 1974 ; 1994, Paris, les Éditions du Lézard.

[18] Les résultats sont… stupéfiants : baisse de la consommation, éducation et sensibilisation au centre de la politique autour de la consommation, etc. Et alors que les politiques répressives coûtent et ne produisent que peu de résultats : la politique de légalisation rapporte (sans parler des effets subjectifs d’accompagnement, plutôt que de culpabilisation). Il faut et il suffit de changer de perspective pour que les ressources investies dans la répression et la criminalisation le soient dans la prévention, l’éducation et l’accompagnement thérapeutique ; les rentrées fiscales pourraient alors être investies dans l’éducation, le travail social, l’environnement, etc.

[19] https://cutt.ly/XbEvXz9