Ce que le confinement a fait aux usagers de drogues en grande précarité et aux professionnels qui les accompagnent

octobre 2020

Enquête

Cet article revient sur les conséquences de l’épidémie de COVID-19 et des mesures de confinement en France sur les conditions de vie des usagers de produits psychoactifs les plus précaires et sur les conditions de travail des professionnels du secteur médico-social qui les accompagnent. Il s’appuie sur des données collectées auprès d’usagers et de professionnels par le dispositif Tendances récentes et nouvelles drogues (TREND) piloté par l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT)[1]. La première partie de l’article montre que les mesures de confinement ont particulièrement éprouvé les usagers de drogue en grande précarité en dégradant leurs conditions de vie et leur état psychique et moral. Dans un second temps, il s’agira de voir en quoi l’exacerbation des difficultés rencontrées par ces usagers s’est également répercutée sur les professionnels des structures de soins et de réduction des risques et des dommages (RdRD).

Incertitude sur les moyens de subsistance et souffrance psychique pour les usagers en grande précarité

La mise en œuvre des restrictions de déplacement à la mi-mars 2020 a diminué immédiatement et drastiquement l’une des principales sources de revenu des usagers de drogues les plus précaires : la mendicité. Délocalisée devant les rares commerces encore ouverts (pharmacies et magasins alimentaires ou gares), la manche ne « marche plus » ou si peu. Une manche qu’il s’agit de surcroît d’effectuer plus « activement », en allant au contact des rares passants et donneurs potentiels, ce que certains usagers ont beaucoup de mal à faire, et qui les met particulièrement mal à l’aise : “on doit demander, alpaguer les gens, alors que moi je ne fais pas ça d’habitude, je déteste faire ça” (usager lyonnais). La baisse radicale des ressources économiques a diminué les possibilités d’achat de tabac, d’alcool, de cocaïne et d’opioïdes, dont les usagers ont parfois un besoin impérieux et cela alors même que le prix des produits illicites a tendance à augmenter. Certains ont ainsi subi des symptômes de manque liés à des sevrages forcés.

 

À ces difficultés s’ajoutent les contrôles de police récurrents, parfois suivis d’expulsions des lieux de manche et de vie (campement, abris de fortune, parking) dans plusieurs agglomérations françaises. Dans certains cas, des verbalisations pour non-respect du confinement[2] ont été rapportées, malgré l’absence de domicile des usagers et alors que les possibilités d’hébergement d’urgence n’ont vu le jours qu’après plusieurs semaines, et étaient parfois inadaptées (hébergements collectifs excentrés du centre-ville et des lieux de manche, n’acceptant pas les animaux, et dans une promiscuité bien plus importante que d’ordinaire avec un risques accru de contamination au COVID-19). La crainte des contrôles policiers a également contraint certains usagers à déserter les centres-villes pour se confiner en zone semi rurale et à limiter leur fréquentation des CAARUD (Centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction de risques pour usagers de drogues) et la prise de matériel, faisant redouter aux professionnels la réutilisation de celui-ci.

Parallèlement, la suspension des activités de la plupart des structures associatives (notamment parce que leur fonctionnement reposait sur des bénévoles « âgés » et/ou qu’elles n’étaient pas en mesure d’accueillir le public dans des conditions sanitaires satisfaisantes) et la fermeture des toilettes et fontaines publics a compliqué l’accès à des services d’hygiène élémentaire ainsi qu’à de la nourriture[3]. Dans plusieurs grandes agglomérations françaises, il était devenu presque impossible pour les usagers sans abri de se laver, de laver son linge, voire d’avoir accès à de l’eau ou de déféquer ailleurs que dans l’espace public. Un usager lyonnais ironise amèrement, se demandant si, au vu des difficultés d’accès aux services d’hygiène dans l’agglomération, les autorités socio-sanitaires ne font pas l’hypothèse que « la crasse protège du virus ».

Les difficultés d’accès à l’hygiène ont considérablement accru les risques infectieux (notamment pour les usagers injecteurs contraints de consommer dans l’espace public) et de transmission du COVID-19. Les intervenants en RdRD de plusieurs agglomérations décrivent ainsi des injections réalisées dans des conditions d’hygiène délétères par des usagers qui, faute d’accès à l’eau, ne peuvent se laver ni le corps ni les mains. Une salariée de CAARUD et responsable d’observation pour le dispositif TREND à Lyon en témoigne : « Z se fait injecter en jugulaire par G. Tous deux ne se sont pas lavés depuis plusieurs jours, les mains (extrêmement) noires, le tout sur des escaliers cachés à la gare Part-Dieu, à côté de déjections humaines et animales ».

L’incertitude quant aux moyens de subsistance, et les difficultés accrues pour organiser la survie amplifient également l’angoisse générée par les mesures de confinement (ennui et sentiment d’isolement liés à la diminution des relations sociales) et la peur de la contagion. Dans ce contexte, le recours aux produits psychoactifs revêt, davantage encore qu’en temps normal, une fonction d’automédication qui vise à réguler les émotions. Deux catégories de produits semblent avoir particulièrement fait l’objet de consommation plus importante qu’en temps normal. Du fait de son statut légal et de son accessibilité aisée, l’alcool a souvent permis de compenser les difficultés en matière d’approvisionnement, ces dernières pouvant découler d’une baisse des revenus, d’une pénurie ou d’une augmentation des prix des produits, ou encore des risques encourus en cas de déplacement. Afin d’anticiper ces mêmes difficultés d’approvisionnement en héroïne, Subutex®, Méthadone® ou Skénan® sur le marché noir, des usagers ont formulé des demandes de mise sous traitement de substitution aux opioïdes (TSO) dans des CSAPA (Centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie) qu’ils ne fréquentaient pas (ou plus).

« Les professionnels ont dû composer avec une baisse parfois très importante de leur effectif ainsi qu’avec un manque d’équipement pour se protéger du virus. »

Les professionnels de la réduction des risques : entre adaptations et usure et innovations

La pandémie de COVID-19 a également eu de profondes conséquences sur l’activité des structures de soin et de réduction des risques. Les professionnels ont dû composer avec une baisse parfois très importante de leur effectif[4] ainsi qu’avec un manque d’équipement pour se protéger du virus (masques, gants, gel hydroalcoolique), notamment au cours des deux premières semaines de confinement. Ces carences d’équipement ont suscité de nombreuses craintes de transmettre le virus à des usagers fréquemment porteurs de pathologies chroniques[5] qui constituent des facteurs de risques supplémentaires de développer une forme grave d’infection au COVID-19.

L’aggravation des états sanitaires et l’exacerbation des souffrances psychiques des usagers se sont largement répercutées sur le moral des professionnels qui passent de longues heures à écouter et tenter de rassurer et de réconforter des usagers. À cette charge de travail génératrice d’usure et de fatigue s’ajoutent l’impossibilité d’organiser des réunions d’équipe, la diminution des contacts entre collègues et la perte de nombreux temps d’échange interstitiels contribuant à la régulation de l’activité. Autant d’éléments qui sont venus accroître le sentiment d’isolement des professionnels. Les contraintes liées à la distanciation physique imposée par l’épidémie entrent par ailleurs en tension avec la proximité exigée par la relation d’accompagnement des usagers. Cette proximité, particulièrement propice au travail de RdRD et d’accompagnement des usages, devient difficile à instaurer quand les « gestes barrières » impliquent la mise à distance du corps de l’autre alors qu’il s’agissait d’ordinaire de travailler à son approche. « On n’a pas de manuel d’éthique de l’accompagnement social en temps de pandémie » dit une professionnelle d’un CAARUD.

L’accompagnement en RdRD dans les CAARUD fut souvent réduit à son minimum[6] : la délivrance de matériel dans les locaux ou en maraudes, des conseils adaptés à la situation épidémique[7], la plupart des autres des services ayant été fermés au moins pendant les premières semaines de confinement (douches, machines à laver, collation, dépistage, AERLI (Accompagnement et Éducation aux Risques Liés à l’Injection)…), mettant à mal à la fois l’accès à divers besoins pour les usagers, et les supports de travail et de relation pour les professionnels. Ces derniers regrettent ainsi la perte partielle de liens avec les usagers non précaires, qui ne viennent plus nécessairement chercher de matériel au vu des risques liés aux déplacements et la perte totale de contact avec les usagers non-injecteurs qui n’ont plus de raison de venir au CAARUD puisqu’ils n’y trouveront aucune prestation autre que la délivrance de matériel dont ils estiment souvent ne pas avoir besoin[8].

« L’aggravation des états sanitaires et l’exacerbation des souffrances psychiques des usagers se sont largement répercutées sur le moral des professionnels. »

Seuls points positifs dans ce contexte, la situation d’urgence sanitaire a pu favoriser des collaborations inédites entre différents professionnels, mais aussi l’émergence et/ou le déploiement de pratiques permettant de répondre à des enjeux qui dépassent le contexte de l’épidémie, et notamment la mise en place de mesure de RdRD (qui sommeillaient parfois jusque-là) et qui se sont révélées particulièrement opportunes ici. Ainsi, différents acteurs du soin et de l’urgence sociale ont mis en œuvre des systèmes de communication sur leurs activités respectives et initié des collaborations sur le terrain (équipes mixtes de maraude, permanences spécifiques, etc.), qui ont permis de pallier les restrictions d’accès aux prestations sanitaires et sociales pour les usagers. Certains CSAPA ont mis en place un accès bas-seuil à la méthadone afin de répondre à un besoin urgent de prise en charge pour des usagers d’opiacés en situation de manque. D’autres CSAPA ont élargi les temps d’accompagnement pour les sortants de prison dont la situation de précarité, fréquente en temps normal, a été redoublée par les portes closes de certaines associations, mais aussi par des « sorties sèches » (non préparées en termes d’accès au logement et de suivi de soin par exemple) suite aux remises de peine exceptionnelles prononcées dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire[9]. Des Centres d’hébergement et de réinsertion sociales (CHRS) ont élaboré des protocoles de délivrance d’alcool afin d’éviter les syndromes de sevrage liés à l’impossibilité de se déplacer pour s’en procurer. La situation a ainsi pu conduire à la diffusion de conseils et de pratiques de réduction des risques et de gestion des consommations, notamment au sein des structures d’hébergement et des hôtels où ont été mis à l’abri les usages de drogues. Des demandes d’accompagnement à la gestion des consommations ont aussi pu voir le jour pour des usagers qui n’avaient jamais rencontré de professionnels de l’addictologie (soit du fait que les professionnels ont particulièrement amplifié leurs actions « d’aller-vers », soit que les usagers se trouvaient plus souvent présents dans les locaux des CHRS où interviennent ces professionnels, du fait du confinement).

De nouvelles proximités qui émergent, des liens qui se tissent, renforçant l’accès aux soins d’usagers inconnus des dispositifs, pour de nombreux professionnels, ces actions mériteraient d’être pérennisées au-delà des circonstances exceptionnelles de l’épidémie.

[1] Depuis sa création en 1999, TREND documente les évolutions en matière d’usages de drogues, assure une veille sur les phénomènes émergents et documente les évolutions en matière d’usages de drogues. Il se focalise sur des populations particulièrement consommatrices de produits psychoactifs et s’appuie sur des données qualitatives collectées via des observations ethnographiques et des entretiens par des coordinations locales implantées dans huit agglomérations métropolitaines (Paris, Lille, Rennes, Toulouse, Bordeaux, Marseille, Lyon et Metz). Une place particulière est donnée dans l’article à la situation au sein de l’agglomération lyonnaise.

[2] Des verbalisations de personnes SDF ont été rapportées dans plusieurs métropoles comme Lyon, Toulouse ou Metz, ainsi que dans des villes de plus petite importance.

[3] Ces difficultés d’accès aux biens et services de première nécessité concernent plus largement l’ensemble des personnes sans-abri, lesquelles ne sont pas toutes usagères de drogues, et inversement.

[4] Beaucoup d’entre eux étant en arrêt de travail pour garde d’enfants ou en maladie lorsqu’ils sont eux-mêmes (suspectés d’être) porteurs du virus.

[5] Dépressions respiratoires provoquées par la consommation d’opioïdes, de benzodiazépines d’alcool, de cannabis et crack, infections au VIH et hépatites virales affaiblissant le système immunitaire, etc.

[6] À l’instar des professionnels de l’urgence sociale qui ont du se retreindre à « faire de l’humanitaire » (c’est-à-dire à fournir des prestation de première nécessité) ayant perdu toutes opportunité d’accompagnement vers les dispositifs de logement et d’hébergement d’insertion et de droit commun (accès à une couverture maladie, aux minima sociaux, etc.).

[7] Les associations ont ainsi communiqué, par voie d’affichage dans les locaux ou sur leurs sites Internet et réseaux sociaux respectifs, des conseils spécifiques liés aux risques de contamination à l’aune de la contagion du COVID-19 : étendre le non-partage à l’ensemble du matériel de consommation et des contenants (ne pas partager de cigarettes, de joints, de canettes, ne pas partager les supports sur lesquels les traces sont faites, etc.). Mais aussi, informer sur les risques de surdose et promouvoir la Naloxone est également devenu plus nécessaire que jamais, en prévision des reprises ou des hausses de consommations à la fin de la période de confinement.

[8] Les kit-base, roule ta paille et autres matériels servant à consommer par sniff ou fume ne constituent souvent pas un matériel jugé suffisamment essentiel par les usagers pour prendre le risque d’être verbalisé en cas de déplacement.

[9] Ces mesures, prises pour limiter la propagation du COVID-19 en détention, ont concerné des détenus aux reliquats de peine inférieurs à deux mois qui n’avaient pas été condamnés pour un crime, des actes liés au terrorisme ou des violences conjugales.