20 ans de décriminalisation des drogues au Portugal : quelles leçons en tirer ?

mars 2022

Le modèle de décriminalisation portugais célèbre ses 20 ans cette année, une opportunité de réfléchir sur cette politique et de tirer des leçons sur son efficacité et sur la possibilité pour d’autres nations d’adapter un modèle similaire au sein de leurs frontières.

Un peu d’histoire…

Dans les années 1990, le Portugal a vu une propagation très préoccupante du VIH et des taux de mortalité parmi les personnes usagères de drogues. Un large pourcentage de prisonniers étaient incarcérés pour délits de drogue sans que cela n’endigue les problèmes de santé liés à la consommation. À cette époque, toute famille connaissait au moins une personne usagère de drogues séropositive ou ayant souffert d’une overdose. La population demandait des résultats, et surtout un changement politique : clairement, la prohibition ne fonctionnait pas.

Face à la crise, une commission d’experts de différentes couleurs politiques a été constituée afin de rédiger une nouvelle stratégie nationale en matière de drogues. Approuvé en avril 1999, le document appelait à une approche fondée sur l’humanisme, le pragmatisme, l’innovation et l’importance de se centrer sur des preuves scientifiques. Au cœur de cette stratégie : la décriminalisation de toutes les drogues.

Comment la décriminalisation fonctionne-t-elle ?

Le modèle de décriminalisation a été officiellement adopté en 2001 avec la Loi 30/2000. En parallèle, le gouvernement portugais a investi considérablement de ressources dans les services de réduction des risques et de traitement.

La nouvelle loi a introduit un système administratif complexe reposant sur des « Commissions pour la Dissuasion des Addictions à la Drogue » chargées de rencontrer toute personne interpellée par la police en possession d’une certaine quantité de drogues, fixée à 10 jours de consommation. Chaque Commission est composée de trois personnes : un travailleur social, un professionnel de santé et un avocat, soutenus par une équipe technique.

Les Commissions ont la possibilité d’orienter la personne vers des services de réduction des risques, de traitement et d’assistance sociale. Elles peuvent aussi imposer des sanctions administratives telles que des amendes, la nécessité de se présenter régulièrement à un hôpital ou un commissariat de police, ou d’effectuer un travail communautaire. La décision est prise au cas par cas.

Pourquoi une telle renommée ?

Le modèle de décriminalisation portugais est sans doute l’un des plus connus au monde. Pourtant, ce n’est pas le premier pays à avoir adopté une telle approche (les Pays-Bas ont décriminalisé toutes les drogues dès 1976), ni le seul à l’avoir fait : plus de 50 juridictions dans 30 pays à travers le monde ont adopté un tel modèle. Pourquoi, alors, une telle renommée ?

Cela peut être expliqué par le fait que le modèle portugais est unique en son genre dans sa complexité et sa volonté de répondre aux problèmes liés à la drogue avec une approche sanitaire et sociale, au cas par cas.

Le gouvernement portugais a par ailleurs subi de nombreuses pressions diplomatiques suite à la réforme, tant par le système onusien (en particulier l’Organe international de contrôle des stupéfiants qui a depuis revu sa copie et explicitement soutenu la politique portugaise [1]) que par d’autres gouvernements. Cette situation a poussé le Portugal à se lancer dans un effort d’éducation à l’échelle mondiale afin d’apaiser les craintes liées à sa politique de décriminalisation, mais aussi pour démontrer les nombreux bénéfices d’une telle approche. De nombreux pays ont d’ailleurs étudié de près la politique portugaise, organisant des visites d’étude et des réunions avec l’agence sur les addictions du pays et des membres des Commissions de dissuasion, notamment la Norvège, l’Irlande, la France et la Malaisie, parmi beaucoup d’autres.

Quels ont été les résultats ?

L’une des plus grosses craintes émises par les critiques du modèle portugais était que la décriminalisation allait conduire à une explosion des niveaux de consommation de drogues et à un flux de touristes visitant le Portugal dans le seul but de consommer. Les données rapportées par l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies[2] (OEDT) ont clairement démontré que ces craintes ne s’étaient pas matérialisées. La consommation de drogues n’a ni fortement augmenté, ni fortement diminué depuis 2001, restant en dessous de la moyenne européenne.

Par ailleurs, le fort investissement dans les services de réduction des risques, de traitement et d’assistance sociale auxquels les personnes usagères de drogues pouvaient enfin accéder sans crainte d’être incarcérées, discriminées ou stigmatisées, ont eu un effet radical sur la santé. En effet, le nombre de décès liés à la consommation de drogues au Portugal reste bien en dessous de la moyenne européenne, à 6 décès par million de personnes âgées de 15 à 64 ans comparé à 23,7 par million en 2019 [3].

Enfin, a décriminalisation a permis de réduire considérablement le nombre de personnes en contact avec le système de justice pénale, selon l’Indice mondial sur les politiques des drogues [4] publié le mois dernier. En effet, alors que plus de 40% des personnes condamnées étaient en prison pour délit de drogues en 2001, seules 15,7% l’étaient en 2019, un chiffre bien en dessous de la moyenne européenne [5] et mondiale [6].

Et pourtant…

Et pourtant, le modèle portugais de décriminalisation est imparfait et critiqué [7]. Ce modèle reste tout d’abord ancré dans une approche prohibitionniste vis-à-vis des drogues et donc bien que les personnes consommatrices ne soient plus criminalisées, la consommation reste illégale, les Commissions peuvent imposer des sanctions et le système reste relativement intrusif dans la vie des consommateurs, la substance est confisquée (une sanction en elle-même) et cette substance continue d’être achetée sur marché noir, où aucun contrôle de qualité du produit ne peut être effectué.

De plus, bien que les personnes consommatrices ne soient plus considérées comme des « criminels », elles sont libellées comme étant « malades ». Cela reste problématique et stigmatisant, car toute personne consommatrice de drogues n’est pas forcément dépendante et n’a pas nécessairement besoin d’une intervention médicale. Certaines critiques ont aussi été émises vis-à-vis des seuils de quantité établis au Portugal pour définir si la possession de drogues est pour usage personnel ou pour vendre à profit. Ces seuils ont été décrits par certaines personnes consommatrices portugaises comme étant « inadéquats » et « trop bas [8] ».

Par ailleurs, même si les relations avec la police se sont largement améliorées suite à la décriminalisation, les personnes usagères de drogues, en particulier les plus pauvres, restent victimes [9] de violences policières fréquentes [10].

Enfin, même si le Portugal continue d’investir dans les services de réduction des risques et de traitement, le pays a eu des difficultés à s’adapter aux nouveaux modes et types de consommation de drogues et donc certaines interventions telles que les salles de consommation à moindre risque ou les services d’analyse des drogues sont souvent indisponibles. Le Portugal est enfin à la traîne dans la mise à disposition de services adaptés aux femmes et à la communauté LGBTQ+ [11].

Leçons et un œil vers le futur

Malgré les divers problèmes liés au modèle de décriminalisation portugais, celui-ci reste l’un des plus connus et, il est important de le reconnaitre, l’un des modèles les plus positifs, en comparaison à d’autres pays. En effet, bien que 30 pays aient décriminalisé la consommation et la possession de (certaines) drogues pour usage personnel, ces politiques restent souvent incomplètes (beaucoup ne ciblent que le cannabis) et très punitives.

Plusieurs leçons, donc, peuvent être tirées de la politique portugaise de décriminalisation. Premièrement, le Portugal a été l’un des premiers pays à spécifier explicitement que sa politique des drogues ne visait plus à réduire les niveaux de consommation, mais à gérer les problèmes connexes : niveaux d’infection du VIH, de l’hépatite C, de décès liés aux overdoses, etc. Cela a permis au gouvernement d’adopter une réponse pragmatique et fondée sur les droits humains.

Deuxièmement, malgré les critiques, le modèle portugais fonctionne parce que les Commissions de dissuasion imposent très rarement des sanctions, et cherchent plutôt à soutenir et accompagner les personnes consommatrices. Si les Commissions imposaient systématiquement des amendes ou autres sanctions, il est fort possible que le modèle eût été beaucoup moins efficace et respectueux des droits humains. Enfin, le succès de la décriminalisation au Portugal est largement dû aux investissements soutenus dans les services de réduction des risques et de traitement.

Alors que de plus en plus d’États se tournent vers la décriminalisation, il est essentiel de revenir à l’objectif de base de la décriminalisation : c’est-à-dire d’arrêter de criminaliser et de sanctionner les personnes pour simple usage de drogues. Il est grand temps d’établir des modèles de décriminalisation qui n’imposent plus aucune sanction, qui ciblent toutes les drogues (et pas uniquement le cannabis), qui offrent un soutien tant médical que social, au cas par cas et sur la base du volontariat, et qui soient les moins intrusifs possibles dans la vie des personnes usagères de drogues.

Enfin, la décriminalisation ne réglera pas tous les problèmes liés à la criminalisation et au marché noir. Il est donc urgent de considérer sérieusement une politique de réglementation légale et responsable des substances, qui soit fondée sur la santé, la qualité du produit, les droits humains, la justice sociale et l’égalité des sexes.

[1] International Drug Policy Consortium, INCB President Werner Sipp speaks at CND side event on Portuguese drug policy, 18 janvier 2016. Disponible sur : https://bit.ly/3tBADtc.

[2] Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, Statistical Bulletin 2021. Disponible sur : https://www.emcdda.europa.eu/data/stats2021_en

[3] Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, European Drug Report 2020, Office des publications de l’Union européenne, 2020. Disponible sur : https://www.emcdda.europa.eu/edr2020_en.

[4] Voir The Global Drug Policy Index : https://globaldrugpolicyindex.net/country-profile/portugal/.

[5] Voir Aebi, M. F., Cocco, E., Molnar, L. et Tiago, M. M., SPACE I – 2021 – Council of Europe Annual Penal Statistics : Prison populations, Council of Europe, 2022. Disponible sur : https://wp.unil.ch/space/space-i/annual-reports/.

[6] UN system coordination Task Team on the Implementation of the UN System Common Position on drug-related matters, What we have learned over the last ten years : A summary of knowledge acquired and produced by the UN system on drug-related matters, mars 2019. Disponible sur : https://bit.ly/2TAVzQJ.

[7] International Network of People who Use Drugs, Drug Decriminalisation : Progress or Political red Herring – Assessing the Impact of Current Models of Decriminalisation on People who Use Drugs, 2021. Disponible sur : https://inpud.net/drug-decriminalisation-progress-or-political-red-herring-2/.

[8] International Network of People who Use Drugs, op. cit.

[9] International Network of People who Use Drugs, op. cit.

[10] Voir The Global Drug Policy Index : https://globaldrugpolicyindex.net/country-profile/portugal/.

[11] Voir The Global Drug Policy Index : https://globaldrugpolicyindex.net/country-profile/portugal/.