Cannabis : bis ? Plaidoyer pour une évaluation critique de la politique belge en matière de cannabis

juin 2015

Fin 2013, les professeurs Decorte (Université de Gand), De Grauwe (London School of Economics) et Tytgat (Université Catholique de Louvain) ont publié une évaluation pour le moins critique de la politique belge en matière de cannabis1. Leur constat de départ est sans appel : établis il y a plus de quinze ans dans la note fédérale du 19 janvier 2001 sur recommandations du groupe de travail parlementaire de 1997, les objectifs² de la politique actuelle sont loin d’avoir été atteints.

Les auteurs expliquent cet échec par un paradoxe fondamental lié à la répression : plus une politique est répressive à l’égard d’un produit, mieux elle réussit à en limiter l’offre et à créer une pénurie, plus les prix de ce produit augmentent, rendant ainsi sa production et sa distribution particulièrement rentables. Et au plus ces activités sont lucratives, au plus elles attirent du monde. Celles-ci ont beau être risquées, les profits élevés qu’elles génèrent n’en exercent pas moins un pouvoir d’attraction majeur sur les personnes qui, pour une raison ou une autre, sont prêtes à prendre des risques.

Force est de constater qu’après trente ans de politique répressive, nous ne sommes toujours pas parvenus à influencer de manière significative l’offre de cannabis en Belgique, ni l’accès au produit. Au contraire, les mesures actuelles s’enlisent dans la lutte contre des symptômes et ne conduisent, au mieux, qu’à des déplacements géographiques ou de simples métamorphoses du phénomène cannabis.

Les derniers chiffres disponibles en matière de dépenses publiques belges liées aux drogues sont issus de l’étude « Drogues en chiffres III³ » menée par Brice de Ruyver et al. Il apparaît que les montants consacrés par la Belgique à la politique « sécurité », c’est-à-dire les dépenses visant à réduire la distribution et la production de drogues par des mesures répressives s’élèvent à 186 millions d’euros en 2004 et à 243 millions d’euros en 2008, soit respective- ment 56 % et 62 % des dépenses totales du gouvernement liées aux drogues illicites.

Le pilier « sécurité » comprend essentiellement la détection, la poursuite et le traitement des infractions par la police et le système judiciaire. Une critique importante formulée par Decorte et al. est que les indicateurs utilisés pour mesurer l’efficacité de la politique drogue actuelle relèvent plus des indicateurs d’activités que de résultats. En effet, la plupart des chiffres disponibles concernent le nombre d’amendes, d’arrestations, de condamnations, le nombre de plantations découvertes ou les quantités de cannabis saisies… De tels indicateurs permettent sans doute de rendre compte de tous les efforts que la police déploie, mais n’illustrent certainement pas la réalisation des objectifs de la politique cannabis belge, ni les éventuelles avancées en matière de promotion de la santé ou de bien-être de la population.

Aborder un problème de santé comme la dépendance par le droit pénal est illogique, rajoutent- ils. Quel autre problème de santé mentale ou de comportement autodestructeur est-il réglementé par le droit pénal? Lorsque nous faisons le parallèle avec l’alcool, nous constatons que l’attitude du gouvernement est déjà plus cohérente. En effet, la réglementation en matière de qualité, de quantité et d’étiquetage permet aux citoyens de savoir exactement ce qu’ils achètent. Quand une personne achète de l’alcool, elle sait qu’elle va obtenir de l’alcool sain (sans méthanol notamment) et connaît d’avance son contenu (par exemple, 5,2 vol. %).

De la même manière, il est tout à fait envisageable de réglementer la dose standard de cannabis vendue sur le marché, les variétés végétales autorisées, la teneur en composants psychoactifs (THC, CBD, CBN…), etc. Les obligations en matière de normes de qualité et des informations minimales figurant sur l’emballage pourraient être contrôlées par l’AFSCA (Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire).


1. Decorte , De grauWe P., tytgat J., Cannabis : bis ? Plaidoyer pour une évaluation cri- tique de la politique belge en matière de cannabis, KU Leuven, Universiteit Gent, 2013.

2. Ces objectifs peuvent être résumés comme suit : 1) diminution du nombre de personnes dépendantes ; 2) diminution des dommages physiques et psychologiques liés à l’abus de cannabis ; et 3) diminution des effets négatifs du phénomène du cannabis pour la société (y compris les nuisances sociales).

3. De ruyver et , Drogues en Chiffres III, Belspo et Université de Gand, 2011.

Au moyen de licences et d’inspections, il est possible de contrôler tous les aspects de la production : les origines et l’expertise du producteur, les techniques et les conditions de culture, les procédures de traitement ou de transformation autorisées, la capacité maximale de production des producteurs, le contrôle qualité du produit fini, etc. Grâce à l’utilisation de ce qu’on appelle les « microtaggants », des étiquettes microscopiques qui, à l’instar d’un code-barres chimique, peuvent être ajoutées aux préparations pharmaceutiques, il est possible d’assurer à tout moment la traçabilité du cannabis contrefait et illégal.

Decorte et al. présentent plusieurs modèles de réglementation existants qui proposent différentes manières de réguler l’offre et la demande et qui sont susceptibles d’être mis en œuvre en Belgique :

  • Le modèle « prescription » est celui que nous connaissons déjà pour les médicaments sur ordonnance par un médecin agréé et dont la distribution repose sur le réseau des pharmacies
  • Le modèle « pharmacie » est celui de la vente de médicaments sans ordonnance dans les pharmacies.
  • Le modèle « lieux de consommation ou de vente agréés », comme par les cafés et les restaurants par Ce modèle pourrait également s’appliquer aux hôpitaux lorsqu’il s’agit d’utilisations médicinales.

Une réglementation du marché pourrait également permettre au gouvernement de mener une politique de prix délibérée via l’imposition de taxes et la fixation des prix. Une telle politique a de fortes chances d’aboutir à une diminution significative des ressources financières qui financent les réseaux criminels professionnels. Au contraire, ce marché représente pour la collectivité des recettes non négligeables qui pourraient être utilisées en vue de réduire la demande de drogues et d’améliorer l’assistance aux personnes ayant des problèmes de consommation.

Le débat sur les alternatives au modèle répressif est bien souvent dominé par de fausses dichotomies : rigueur ou laxisme, liberté ou ré- pression. Pourtant, nous aspirons tous à un même but: des programmes d’action qui mini- misent les risques sociaux et liés à la santé et qui maximisent la sécurité individuelle et collective. L’option politique d’un marché réglementé pour le cannabis est une alternative solide qui doit être étudiée avec soin.

Il y a 50 ans, les architectes de la guerre contre la drogue croyaient à l’idée de l’éradication totale de la production et de la consommation des drogues. Aujourd’hui, il devient absurde d’ignorer toutes les expériences et les arguments scientifiques qui ont été produits.

Les stratégies de lutte contre la drogue sont encore trop souvent motivées par des perspectives idéologiques ou des enjeux politiques et accordent trop peu d’attention à la complexité du marché de la drogue et des phénomènes de consommation de produits.

Pour ce faire, il convient de nous réapproprier la question des drogues dans sa dimension sociétale et d’oublier le phantasme d’une possible éradication des stupéfiants. Le temps est venu de prendre la mesure de la consommation de drogues de manière raisonnée, d’oser réfléchir à la meilleure façon de substituer la régulation à la prohibition. Autant de bouleversements qui nécessitent une véritable révolution politique.

Pour rompre avec le silence éducatif et le bruit des bottes dans les couloirs de l’école une autre politique des drogues est nécessaire. Il est impératif de réformer la loi de 1921 pour la faire correspondre à la réalité de la société actuelle. Nous devons réguler les drogues, c’est-à-dire les encadrer, par d’autres normes au-delà du champ pénal.

Il ne viendrait, ni à l’esprit d’un directeur d’école de solliciter l’intervention de la police pour gérer un problème d’alcoolisme dans son établissement, ni à l’esprit d’un parent de la tolérer. Nous le supposons du moins, sinon nous devrions considérer notre ré- flexion comme parfaitement candide. Pourquoi devrait-il en être autrement à propos des autres drogues?

Un souvenir précis me revient encore. En 2003, le collège des procureurs et la ministre de la santé assouplissaient la norme législative à l’égard du cannabis. Pas une révolution, juste un aménage- ment. Toutefois, désemparé par cette annonce un préfet d’école nous faisait part de son angoisse.

« Comment va-t-on faire maintenant que c’est légalisé ? Les élèves vont se mettre à consommer dans et aux abords des écoles. » Ne lui jetons pas la pierre, il n’était pas le seul à être mal informé par la presse à l’époque. Il n’était pas non plus le seul à penser que dorénavant tout allait être permis et impossible à contrôler. Il est pourtant évident que l’école est dotée d’un règlement d’ordre intérieur dans lequel la prohibition du cannabis peut être inscrite comme l’est celle de l’alcool et de bons nombres d’autres produits et comportements.

La dépénalisation de la détention de drogues, tout comme la régularisation de leur marché, ne signifie pas la fin de l’interdit. Au contraire, elle permettra son déploiement à tous les secteurs de la vie en société. Le citoyen sera alors acteur du processus de normalisation et d’intégration des drogues dans la culture. Le tabou disparu fera alors place à une prévention axée sur le dialogue, le respect et l’éducation.